Prologue
L'introduction est en
général la partie la plus ennuyeuse d'un ouvrage. C'est parfois un
préambule rédigé par l'auteur, lorsqu'il se sent obligé de justifier
ainsi sa prose. D'autres fois c'est une préface composée par l'éditeur
ou par un confrère flagorneur (très souvent en échange d'un retour
d'ascenseur). Je me force habituellement à parcourir ces textes
préliminaires qui retardent le plaisir espéré de la lecture des
premières pages. En général on se passerait bien de ces préludes, trop
fréquemment insipides.
Quand il s'agit d'un prologue comme ici, le but est de présenter très
succinctement le contexte. C'est ce que je vais tenter de faire dans ce
préambule, en promettant de ne pas vous gonfler trop longtemps.
À qui s'adresse cet ouvrage ? D'abord et surtout à moi-même, pour
ordonner quelques souvenirs disparates. Ensuite à tous ceux qui auront
envie de le lire, possiblement un jour nos petits-enfants. Si le texte
survit, peut-être même sera-t-il lu par des générations futures. On
peut rêver.
Reprenons l'incipit de ce livre : « Je suis né pendant les
trente glorieuses », qui permet de me placer dans notre Histoire
et d'engager ma petite histoire personnelle. Je suis donc un enfant de
ces années heureuses, plutôt insouciantes. Si le travail était pénible,
et même dangereux pour les métiers les plus physiques, il était
rarement précaire et on ne parlait pas de stress ou de burn-out comme
on dit maintenant. Bien sûr il y avait de la misère et beaucoup de nos
contemporains ont été oubliés par l'arrivée du confort, sans même
parler du tiers-monde. Puis il y a eu les mouvements de 1968 en Europe
qui ont apporté des changements manifestes dans notre société, quelques
améliorations réelles que les gouvernants essayent toujours de
désagréger.
Ma vie professionnelle a commencé vers 1980, à la suite d'études que
j'avais choisies parce qu'elles m'intéressaient, pas du tout pour avoir
un débouché rémunérateur. Nous étions beaucoup comme ça dans les années
70, mais il fallait quand même que la famille puisse participer aux
dépenses de l'étudiant et c'était donc une petite injustice sociale.
J'ai eu la chance de faire ces études, la chance de rencontrer
Françoise et d'être heureux avec elle.
J'ai choisi de rédiger ce texte avec les voyages comme fil conducteur.
En effet j'ai aussi eu ce privilège de voyager, avec mes parents, avec
Françoise et surtout tout seul, professionnellement et à titre
personnel. Il y a un adage qui dit que les voyages forment la jeunesse.
Je ne sais pas si c'est vrai, et je ne crois même pas que ça encourage
un esprit de tolérance. Pour moi ce sont surtout des bons souvenirs,
quelques rares contacts qui durent encore, et l'envie de retourner dans
tous ces pays.
Dans ce texte je parle surtout de moi. J'ai préféré évoquer très peu
Françoise et nos enfants. De même j'ai conservé un regard bienveillant
et j'ai oublié les quelques situations désagréables qui ont pu exister.
Voilà, comme promis je ne vais pas vous ennuyer plus que nécessaire, et je termine ainsi ces prolégomènes.
Bonne lecture à vous.
Chapitre 1 : Déménagements
Je
suis né pendant les Trente Glorieuses. C'était l'époque où l'Ascenseur
Social pouvait fonctionner et où on a commencé à s'équiper en biens de
consommation, pour finalement arriver à des excès. J'ai connu les
lessiveuses, les fourneaux à charbon et les briques chaudes qu'on
mettait dans le lit en hiver. À Grenoble il y avait encore une partie
de la ville où le réseau électrique était en 110 volts. Mes
parents, nés avant la Deuxième Guerre Mondiale, ont vécu le fort
développement de l'après-guerre, et déjà un confort très supérieur à
celui de leurs propres parents, avec l'arrivée des salles de bain, puis
celle des réfrigérateurs et la démocratisation de l'automobile. Tout
cela est de l'histoire bien connue.
Mon père travaillait à l'EDF, dans les centrales de production
hydroélectrique de l'Isère. Il a été amené à changer souvent de lieu de
travail, surtout en début de carrière, et ces déménagements me donnent
de précieux repères temporels. Mes premiers souvenirs, très vagues,
remontent au temps où nous habitions à Bournillon. C'est un lieu-dit
dans les Gorges de la Bourne, en dessous des Grottes de Choranche. Il y
a une petite centrale hydroélectrique qui utilise l'eau de la Bourne et
des ruisseaux qui descendent de la rive gauche. Il y a aussi une
grotte, avec une rivière souterraine qui en surgit. Nous allions
parfois jusqu'à l'entrée de cette grotte, et on a longtemps dit qu'on
ne savait pas d'où venait cette rivière, que le traçage avec de la
fluorescéine ne fournissait pas une origine incontestable pour cette
résurgence. Je crois que maintenant ce système hydrologique n'est plus
un mystère. J'avais quelques copains de mon âge, ils étaient tous fils
ou fille des agents de l'EDF qui travaillaient à la petite centrale
électrique. J'allais emprunter ou prêter le journal chez des voisins
qui avaient un petit chien, Bobby. Nous étions ainsi quelques familles
dans un groupe de logements de fonction, loin de toute agglomération,
le premier village, Choranche, était à quatre kilomètres. Ces logements
jaune et vert sont restés en place pendant quelques dizaines d'années,
et on pouvait les voir depuis la route des Gorges de la Bourne, au
niveau du Cirque de Bournillon. Ils ont finalement été détruits. Mes
parents avaient une vieille auto, une Peugeot 201, dont je ne me
souviens pas vraiment. La circulation en hiver sur les routes du
Vercors devait être hasardeuse à cette époque. Mes parents étaient très
attachés à leur Matheysine natale, et les voyages avec cette voiture
tenaient sans doute de l'expédition aventureuse.
Avant Bournillon nous avions habité à Saint Georges de Commiers, au
lieu-dit Les Isles. Là j'étais vraiment trop petit pour en conserver
des souvenirs. Après Bournillon nous sommes allés à Bourg d'Oisans,
plus précisément aux Alberges, là où le Vénéon rejoint la Romanche, au
pied de la Rampe des Commères, toujours près des usines
d'hydroélectricité. J'ai quelques souvenirs de la maison, des voisins
et des promenades que nous faisions, mais je ne me souviens pas d'y
avoir eu des copains. Il me semble que nous n'y sommes pas restés
longtemps. Une fois je me suis retrouvé avec des cloques sur la peau
des jambes et des avant-bras. Le médecin avait diagnostiqué une
réaction à des plantes et avait incriminé la ciguë. Il y a de
nombreuses plantes ombellifères qui ont des propriétés phototoxiques.
Mais en ce temps-là on connaissait encore mal les allergies, et c'était
peut-être une réaction à un contact avec le pollen de graminées
sauvages, qui plus tard m'ont parfois provoqué des irritations. Il
parait que je cherchais souvent à échapper à la vigilance de mes
parents. C'est à cette époque, probablement à la fin de 1959, que nous
avons eu notre nouvelle voiture, la Simca P60. Je me souviens de la
première fois que je l'ai vue : c'était à la Motte d'Aveillans,
chez mes grands-parents paternels quand mon père venait de la recevoir
chez le concessionnaire. Je n'ai pas oublié son immatriculation.
Ensuite nous avons déménagé au Sautet, au bord du lac de barrage, en
rive gauche. L'endroit s'appelait Les Mariniers, et il y avait quatre
ou cinq maisons de l'EDF. Elles ont été détruites maintenant. Je me
souviens qu'on voyait souvent des écureuils, des piverts et d'autres
animaux. Ma sœur est née quand nous habitions aux Mariniers. C'est au
Sautet que j'ai commencé à aller à l'école. La classe unique se
trouvait de l'autre côté du lac et je marchais un petit kilomètre pour
la rejoindre en franchissant le pont qui domine le barrage. Nous étions
une quinzaine d'élèves, depuis les tout-petits jusqu'à ceux qui
préparaient le Certificat d'Études. L'institutrice assurait les cours
pour tous. Les plus petits commençaient l'école vers l'âge de cinq ans,
et pour eux la première année scolaire était fortement
raccourcie : elle débutait après les vacances de Pâques. Il y
avait bien sûr les enfants des employés de l'EDF, et aussi ceux des
quelques fermes des alentours, sans oublier les enfants de
l'institutrice. J'admire ces enseignants de classe unique qui savent
organiser les journées pour instruire simultanément à plusieurs
niveaux. Les plus grands avaient un programme de révision pour le
Certificat d'Études, avec la géographie de la France, du calcul, de
l'histoire, des récitations et même des chansons. Nous avions des
bureaux doubles adaptés à notre taille, et la petite fille qui
partageait le bureau avec moi s'appelait Geneviève.
Après ce court séjour en rive gauche du Lac du Sautet nous avons
déménagé à Gavet. Mon père travaillait alors dans les petites usines
hydroélectriques de la vallée de la Romanche, et tout spécialement
celle des Roberts et celle des Vernes, en amont de Rioupéroux. Entre
Gavet et Livet la vallée de la Romanche est particulièrement étroite.
Il y avait alors des usines métallurgiques, grosses consommatrices
d'électricité. On sait que la région a été pionnière dans
l'hydroélectricité. À Rioupéroux on fabriquait de l'aluminium, et à
Gavet des alliages métalliques destinés à l'élaboration des aciers
(ferromanganèse, ferrosilicium…) ainsi que du corindon pour les
abrasifs. On y fabriquait encore ce qui avait été à l'origine de
l'usine, du carbure de calcium qui permet de préparer l'acétylène,
comme dans les lampes des spéléologues. L'usine s'appelait à l'époque
C U A, Compagnie Universelle d'Acétylène. Ces industries
avaient attiré une importante main d'œuvre étrangère, surtout pour les
tâches les plus pénibles. J'avais donc beaucoup de copains d'origine
étrangère. Dans l'immeuble que nous habitions et que tout le monde
appelait « le H L M » j'allais parfois regarder la
télévision chez Pepe dont les parents étaient espagnols. Nous avons eu
un poste de télé un peu plus tard. Avec Pepe nous regardions l'émission
« la séquence du jeune spectateur », qui était diffusée les
jeudis après-midi. Il y avait un autre garçon qui habitait Gavet et
dont je ne me souviens plus du nom. Il est venu quelquefois chez nous.
Un jour ma mère lui avait donné une banane et un peu plus tard elle lui
avait demandé ce qu'il avait fait de la peau. Il a dit qu'il l'avait
mangée. C'était sans doute la première fois qu'il mangeait une
banane ; ou alors il savait parfaitement ce qu'il y avait à
l'intérieur, et n'avait donc pas besoin de l'ouvrir. À Gavet nous
n'étions pas isolés du reste de la population comme nous l'avions été
précédemment dans les maisons de fonction de l'EDF, et les classes de
l'école étaient toutes bien pleines. J'ai donc attrapé plusieurs
maladies infantiles en peu de temps, si je me souviens c'était la
rougeole, la varicelle et les oreillons. Dans ces cas-là on manquait
l'école pendant quelque temps. C'était sans importance pour moi, mais
ça pouvait être différent pour les enfants d'immigrés qui ne parlaient
pas le français à la maison. Le 15 février 1961 s'est produite une
éclipse de soleil, parmi les plus spectaculaires visibles en Europe.
Mon père m'avait procuré quelques verres fumés pour masque de soudeur,
qui auraient permis de regarder le phénomène sans risque. Hélas à
l'école les ordres pour les écoliers ont été de ne pas bouger de notre
bureau et je n'ai rien vu du spectacle de la Nature. Mais je comprends
bien les inquiétudes des instituteurs sur le risque d'accident avec
tous ces bambins. Dommage quand même. Encore un souvenir important de
Gavet : le Père Noël m'avait apporté un superbe vélo bleu de la
marque Motobécane.
Nous avons quitté Gavet pendant l'année scolaire pour retourner au
Sautet. Cette fois nous étions en rive droite du Lac, au lieu-dit Les
Chapoux. J'ai retrouvé l'institutrice et la plupart de mes anciens
camarades qui, comme moi, avaient un peu grandi. Aux Chapoux nous
étions trois ou quatre gamins d'âge scolaire. En général un des agents
de l'EDF nous amenait en voiture à l'école et nous rentrions à pied.
L'EDF possédait un local qui servait de salle des fêtes, à peu près à
mi-chemin entre le barrage et les Chapoux. Souvent, peut-être une fois
par semaine, sans doute le samedi soir, on nous projetait un film. Je
me rappelle ainsi le film Ali Baba et les 40 voleurs, avec
Fernandel en vedette, et aussi Le Quarante et Unième, de Grigori
Tchoukhraï. Avec les quelques copains de mon âge nous jouions comme le
font tous les garçons, aux explorateurs et aux aventuriers. Les
sentiers et la rive du lac étaient propices à ces épopées imaginaires.
Nous faisions des acrobaties sur nos vélos, ce qui a occasionné bien
des chutes. Avec un morceau de carton et une pince à linge sur la
fourche on imaginait se trouver sur une moto. Quand passaient les
transhumances nous accompagnions les troupeaux de moutons jusqu'à
Corps. Nous allions à la pêche aussi. Avec un œuf de fourmi comme appât
nous attrapions des petits poissons, peut-être des ablettes, que nos
mères cuisinaient pour nous. Un peu en amont sur le lac, en-dessous de
Corps, il y avait déjà un petit centre d'activités nautiques. On y
allait par un joli sentier. C'est là qu'on m'a appris à nager.
Ensuite nous avons déménagé pour aller à La Mure. Mes parents
connaissaient bien La Mure et ses environs, ils y avaient de la
famille, et pour la première fois nous étions dans une ville de plus
d'un millier d'habitants. Par le jeu des déménagements antérieurs et de
la classe unique au Sautet je me suis retrouvé avec un saut de classe
quelque part dans mes premières années de scolarité. J'ai donc rejoint
la classe de C E 2 à l'école des Capucins, l'école pour
garçons de La Mure. Nos jeux dans la cour de récréation n'étaient pas
très variés. On jouait surtout à se poursuivre. Comme une bonne partie
de la cour était en terre battue on jouait aussi aux billes. Quand
c'était la saison des marrons, juste après la rentrée d'automne, on
choisissait les plus gros, on perçait un trou pour attacher une
ficelle, et en faisant tournoyer le marron on pouvait l'envoyer très
haut ou très loin. C'était bien sûr strictement interdit par les
instituteurs. Les osselets étaient pratiqués, mais ils étaient moins
omniprésents que les billes. Les scoubidous sont longtemps restés en
vogue. À l'école comme dans la rue les garçons s'appelaient par leur
nom de famille, souvent on ne connaissait même pas le prénom de nos
copains. Dans son film « La fille du puisatier », Marcel
Pagnol explique que c'est la coutume latine d'appeler le fils aîné par
son nom de famille.
Nous sommes restés environ six ans à La Mure. Mon père s'occupait de
plusieurs petites centrales électriques de la vallée du Drac et nous
habitions au-dessus des bureaux de son service. En dehors des heures de
travail je pouvais aller jouer avec la machine à écrire de la
secrétaire et j'ai souvent créé un embouteillage des barres de lettres.
On parlait depuis longtemps de la fermeture de la mine de charbon, et
après plusieurs reports on savait que c'était pour bientôt. Il n'y
avait plus de nouvelles embauches, mais le charbon était toujours
livré, dans des charrettes tirées par un cheval. Le marché du lundi, à
La Mure, était important. On y vendait des veaux et des cochons, et il
attirait beaucoup de monde depuis le Valbonnais et le Beaumont (non,
pas Beaumont-le-Vicomte). Le casseur d'assiettes appâtait les badauds
en fracassant sa vaisselle. On y vendait aussi des spécialités
locales : c'est au pied de La Mure qu'on voit le murçon.
J'avais beaucoup de copains, à l'école comme dans mon quartier. Mes
cousins habitaient à proximité et ma mère pouvait aller voir sa sœur.
On aimait bien bouger et se déplacer, c'est pourquoi nous faisions de
longues promenades sur les chemins autour de La Mure, surtout à pied,
parfois à vélo. Nous avions tous un bon appétit. On profitait des
petits fruits sauvages qui poussent dans les haies : les mûres en
été et plus tard les prunelles et les fruits de l'aubépine qu'on
appelait des poires-martin. L'hiver on faisait de la luge. Une fois
avec ma petite sœur sur la luge nous avons terminé notre folle descente
dans des fils barbelés. Quand on était plus grands on pouvait faire du
ski aussi, principalement sur la colline de Payon, de l'autre côté de
la ville. Sauf bien sûr les plus pauvres. Il fallait damer la piste en
montant et descendant avec les skis perpendiculaires à la pente, par
petits pas de côté, avant de profiter vraiment de la glisse. Mon père
me l'avait enseigné du côté de La Motte d'Aveillans, là où lui-même
avait débuté avec des skis artisanaux. On faisait aussi des tremplins,
ce qui nous a valu des chutes mémorables. Il y avait peu de gamins en
surpoids.
À cette époque la plupart des enfants allaient au catéchisme, et même à
la messe le dimanche matin. Je n'y ai pas échappé. Je dois dire que je
n'ai pas entendu parler de « comportement inapproprié »,
comme on dit maintenant (ou que le curé était fou entre deux messes).
On allait ainsi jusqu'à la Communion Solennelle, vers l'âge de douze
ans. Traditionnellement le parrain ou la famille nous offrait une
montre. J'avais déjà une montre depuis mon entrée au collège. Elle
avait été achetée en Suisse lors d'un voyage en famille et avait passé
la frontière cachée bien au chaud dans le filtre à air de la voiture.
C'est donc à La Mure que j'ai fait mon entrée au collège. Là-haut on
parlait de Lycée, déjà à partir de la classe de sixième. Les classes du
Lycée de La Mure étaient dispersées. Il y avait des classes à
l'établissement principal, près des Capucins, mais aussi aux Bastions,
en direction de Ponsonnas, ainsi qu'au Château, tout en haut de La
Mure, et enfin au Stade. Selon leur emploi du temps les profs devaient
donc se déplacer entre ces différents sites. Il y avait aussi un
factotum, le Père Bard, qui circulait à vélo entre ces établissements,
toujours avec le béret et le mégot, et faisait signer un registre aux
profs. Le Lycée était mixte, ce qui faisait une grande différence avec
l'école primaire des Capucins. Les meilleurs élèves du Primaire étaient
placés dans les classes où on apprenait l'Allemand, les élèves moyens
étaient casés dans les classes d'Anglais, et les plus mauvais dans les
classes d'Italien. Mes résultats de l'école primaire auraient du
m'envoyer dans une classe où on apprenait l'Allemand, mais mon père
avait insisté pour que j'apprenne l'Italien, sans doute par tradition
familiale et contre l'avis des décideurs du Lycée. Juste le temps pour
l'administration de finaliser les emplois du temps et on a vite envoyé
notre classe de sixième au Stade, avec d'autres classes défavorisées.
Les pions ou surveillants les plus mal considérés étaient aussi envoyés
au Stade, et ils étaient plutôt sympas avec nous, dans une sorte de
solidarité des exclus. Nous avions beaucoup de place autour des annexes
du Stade et nous avons usé plusieurs ballons pendant les récréations.
Mes parents m'avaient offert un grand vélo, un Libéria, qui me
permettait d'aller rapidement en cours et de revenir à midi pour
déjeuner. On n'avait pas besoin d'antivol. Je n'ai pas grand chose à
dire sur les enseignants. Comme partout il y avait des profs motivés et
d'autres qui ne l'étaient pas. Je n'étais ni brillant ni très dissipé,
donc je n'ai pas du leur laisser de souvenir. J'ai poursuivi ma
scolarité à la Mure, au Château en classe de cinquième et de quatrième,
puis à l'établissement principal en classe de troisième, mais j'ai
suivi cette dernière année comme interne parce que mes parents venaient
de déménager. Je reste dubitatif sur l'utilité de ces trois ou quatre
années de Latin.
Ensuite c'est à Vizille que mes parents sont allés après ces six années
à La Mure, précisément au Péage de Vizille. Mon père s'occupait de la
centrale électrique principale et de la ribambelle de petites centrales
de la basse vallée de la Romanche. Comme je l'ai dit précédemment je
suis quand même resté au Lycée de la Mure encore une année comme élève
interne. Les dortoirs et autres installations étaient probablement aux
normes de l'époque. À Vizille nous étions de nouveau près d'une
centrale hydroélectrique. Le logement de fonction était une grande
maison, avec pas mal de terrain autour et même le ruisseau du Maniguet
qui passait juste derrière, à quelques mètres de la fenêtre de ma
chambre. On y voyait des truites et des écrevisses. Mon père s'occupait
d'un grand jardin potager qu'il retournait à la bêche. Je donnais
parfois un coup de main. On allait aux champignons, dans le bois qui
surplombe le Chemin des Murs. Je pouvais aller assez librement à la
centrale électrique, et je pouvais même bricoler dans l'atelier. On
utilisait l'air chaud de la ventilation des alternateurs pour faire
sécher les champignons, les prunes et les châtaignes. J'ai commencé des
études techniques en classe de seconde, au L T E Vizille.
Cette fois j'étais demi-pensionnaire, c'est à dire que je mangeais au
Lycée à midi. J'aimais bien les cours de technologie, le dessin
industriel et les machines-outils. Il n'y avait pas encore de
calculettes électroniques : on utilisait la règle à calcul, en
estimant l'ordre de grandeur du résultat (la superficie de la Terre
est-elle 51 millions ou 510 millions de km² ?). Pour des
calculs précis il fallait passer par les tables de logarithmes. Les
règles à calcul en matière plastique avaient un avantage sur les
calculettes d'aujourd'hui : avec un peu de pratique on pouvait les
faire vibrer en soufflant, à la manière d'un kazoo, et ainsi jouer de
la musique quand le prof s'absentait. Pour le dessin industriel les
tire-lignes avaient déjà largement cédé la place aux stylos à plume
tubulaire calibrée, en général de la marque Rotring. Comme j'ai
toujours aimé la zoologie je regrettais quand même de ne plus avoir de
cours de sciences naturelles, mais notre emploi du temps ne le
permettait pas, avec 38 heures de cours par semaine en classe de
terminale E. Un des profs avait organisé une équipe de hockey sur
patins à roulettes et nous avons plusieurs fois rencontré d'autres
équipes scolaires. Je me souviens d'un match à Grenoble, au Palais des
Sports, que les grenoblois appelaient encore le Stade de Glace. J'avais
toujours des copains à La Mure, et pendant les congés scolaires je m'y
rendais souvent en auto-stop.
Mes parents sont restés dix-huit ans à Vizille, jusqu'à la retraite de
mon père. Moi, après la terminale j'ai surtout vécu ailleurs, à Voiron
puis à Cluny, ensuite à Grenoble, mais avec de nombreux déplacements
professionnels et sans oublier l'année en famille à Melbourne.
Chapitre 2 : Origines
Je
ne suis pas issu d'une famille où chacun connaît tous ses ancêtres
depuis le Moyen-Âge, avec leurs distinctions et leur faits d'armes,
souvent arrangés par les biographes. Il n'y a pas de galerie de
portraits dans le long vestibule du manoir familial. Pourtant plusieurs
personnes du côté maternel et du côté paternel ont rassemblé quelques
informations, et on pourrait sans doute dessiner un arbre généalogique
partiel, un arbre qui aurait été frappé par la foudre et les tempêtes,
auquel il manquerait pas mal de branches et de racines.
Je profite de ce chapitre pour rappeler qu'il n'y a aucune raison
d'être fier ou honteux de ses aïeux. On n'en est pas responsable. Et
c'est même tout juste si on peut être fier (ou honteux) de sa
progéniture.
Mon grand-père maternel, Didier, n'était pas originaire de notre
région. C'était un petit banlieusard qui avait été placé dans une ferme
vers l'âge de dix ans, comme ça se faisait au début du 20ème siècle.
Pour un enfant qui ne venait pas de la campagne les fermes avaient des
aspects terrifiants et les familles d'accueil pouvaient se montrer
dures. Il racontait que parfois il se levait la nuit pour aller manger
la soupe du chien. Il avait perdu tout lien avec sa famille de la
région parisienne. Plus tard il a travaillé à la mine de charbon.
C'était de longues journées de labeur, et à côté de ça il fallait
travailler le lopin de terre pour se nourrir. Avec ma grand-mère ils
élevaient aussi quelques chèvres, des poules et des lapins. Pour un
petit complément de revenus il avait aussi fait le cantonnier pour la
commune. Il souffrait de silicose et il ne s'est pas fait bien vieux,
mais je me souviens très bien de lui. Il était très aimé par tous ceux
qui l'ont connu, et tout particulièrement par ses deux filles. Il avait
pu s'acheter un cyclomoteur, une Mobylette, qui lui permettait de tirer
un petit tombereau et transporter tous ce qui était utile pour cultiver
son bout de terrain en pente ou pour ramener le foin pour les lapins.
Je me souviens aussi qu'il cassait des noix avec soin pour obtenir des
cerneaux parfaits que le pâtissier lui achetait pour confectionner ses
gâteaux. Mes cousins et moi n'étions pas autorisés à casser ces noix,
parce que nous aurions provoqué trop de pertes.
Ma grand-mère Marguerite, épouse de Didier, était de la région, d'une
famille établie depuis quelque temps. C'était une famille nombreuse.
Elle avait des frères et sœurs, qui ont donné des cousins et des
petits-cousins. Des cousinades, réunions des descendants des parents de
Marguerite, sont même organisées, et je m'y suis rendu avec plaisir
chaque fois que j'ai pu. Je dois reconnaître que je ne sais pas
toujours les noms et les liens de parenté de tous ces cousins. Dans nos
campagnes les épouses au foyer accomplissaient elles aussi un travail
énorme. Les tâches domestiques n'étaient pas mécanisées et il fallait
encore s'occuper des animaux d'élevage. Comme beaucoup de femmes dans
la région elle a cousu des gants pour les gantiers de Grenoble,
raccommodé des sacs de charbon et sans doute eu d'autres activités
difficiles et peu rémunératrices. Elle savait tricoter des gants en
laine, avec les cinq doigts et un superbe motif géométrique sur les
deux faces. Je crois que ces gants tricotés ont même été commercialisés
par une maison grenobloise de vêtements de sport. Elle préparait à
merveille les brouquetons et les pognes de sucre, simplement garnies
d'un peu de lait et de sucre qui caramélisait pendant la cuisson au
four. Avec son mari Didier et la plupart des gens des Côtes ils
parlaient le patois local, qui est une forme de franco-provençal. J'ai
aussi un peu connu la Mémé Marie, la mère de Marguerite, qui a fini sa
vie chez eux. J'en ai très peu de souvenirs.
Du côté paternel il y a des ancêtres venus d'Italie du Nord. Mon
arrière-grand-père, celui dont je porte le nom de famille, est venu en
France avant 1900, depuis ses montagnes de la Province de Belluno en
Vénétie. Je ne sais pas comment il s'est retrouvé à La Motte
d'Aveillans. La mine de charbon avait besoin de travailleurs courageux,
et les patrons lui ont demandé de faire venir des compatriotes. Sa
région d'origine avait déjà une tradition d'émigration vers la France,
l'Argentine, les États-Unis ou l'Australie. Dans sa commune natale il y
a même un monument appelé la Madone de l'Émigrant. Puis est arrivée une
période de xénophobie envers les Italiens, et il a pris la décision de
renvoyer au pays son épouse Anna, avec son premier enfant et celui
qu'elle attendait, qui allait devenir mon grand-père Barthélemy. Ce
n'est qu'après la fin de la Grande Guerre que mon grand-père est venu
rejoindre son père en France, où il a été naturalisé. La famille, forte
de trois garçons, a développé un commerce de bière et limonade. À La
Motte d'Aveillans ils fabriquaient la limonade, mettaient la bière en
bouteille, et assuraient la livraison jusqu'à Grenoble. Il existe
encore quelques bouteilles de limonade en verre avec le nom moulé en
relief. Ils tenaient un café, aussi. Mon grand-père Barthélemy est
devenu menuisier-charpentier, employé à la mine de charbon. Arrivé à la
retraite il s'est fait vitrier, à pied puis en voiture, et je l'ai
parfois accompagné pour aller remplacer des carreaux cassés. Il
s'occupait aussi de quelques poules et de quelques lapins, et il
cultivait un grand jardin.
Ma grand-mère paternelle, Augustine, est née en France, de parents
originaires de la région de Bergamo en Italie du Nord et qui, comme
beaucoup d'Italiens de cette région, ont été charbonniers. Elle avait
beaucoup de frères et sœurs, qui se sont retrouvés orphelins encore
jeunes. Elle a travaillé très tôt comme domestique, puis après son
mariage avec Barthélemy elle a tenu le café familial. C'était une
excellente cuisinière, dans le genre cuisine des familles, bien
nourrissante, préparée sur le fourneau bien astiqué avec la pâte à
faire briller. Mon père était leur fils unique. L'arrière-grand-mère
Anna, devenue veuve, était hébergée et endurée en alternance par ses
deux belles-filles, c'est à dire par Augustine et par l'épouse du frère
aîné de Barthélemy. Il arrivait que ma grand-mère Augustine ait
quelques difficultés à la supporter, et alors elle appelait Anna
« le phénomène ambulant ». Je me souviens un peu de cette
arrière-grand-mère.
J'en arrive à mes parents, Colette et Robert. Ils ont connu la Deuxième
Guerre Mondiale, et ensuite une vie peut-être plus facile que celle de
leurs parents, au moins sur le plan matériel. Depuis les Côtes ma mère
allait à l'école à la Motte Saint Martin, et plus tard à la Motte
d'Aveillans, pas loin de six kilomètres, souvent à pied ou parfois avec
le car de ramassage des mineurs. Jeune adulte elle a travaillé à la
Poste, c'est à dire aux P T T comme on appelait alors ce
service, en assurant des remplacements de personnels un peu partout
dans la région : dix-sept postes en quelques années,
raconte-t-elle. Ensuite elle a été une ménagère modèle et nous a
nourris d'une profusion de plats préparés avec amour. Mon père avait
suivi des études de technicien généraliste à l'École Nationale
Professionnelle à Voiron. Il a joué comme gardien de but dans l'équipe
de football de l'U S 2 Mottes, et plus tard quand nous habitions à
La Mure il s'est un peu occupé des équipes de ce petit club. La plus
grande partie de sa carrière professionnelle s'est déroulée dans les
usines hydroélectriques. J'ai retrouvé récemment un livre de
F. Sicheri traitant des usines historiques dans la vallée de la
Romanche. Mon père avait mis des annotations au crayon dans la marge,
de sa belle écriture de dessinateur industriel. Partout dans le monde,
quand je passe près d'un barrage ou d'une centrale hydroélectrique,
j'ai une pensée pour lui.
Puis il y a ma génération, peut-être la plus chanceuse, avec ma sœur et
moi. Nous étions plus proches de la nature que ceux qui croient la
défendre de nos jours. Le tourisme de masse n'était pas généralisé. On
n'avait pas encore la hantise du chômage, la libération des mœurs était
bien avancée, au moins pour les hétérosexuels, et il n'y avait pas
encore le Sida. Il n'y avait pas de réseaux asociaux. On était
cinquante millions de Français et la Terre comptait moins de quatre
milliards d'habitants.
Chapitre 3 : Vacances en famille
Mes
parents ont eu leur belle voiture neuve, la Simca P60, et quelques mois
plus tard ma petite sœur est arrivée. Nous étions donc la famille
idéale de ces glorieuses années, pas nombreuse comme celle des
générations précédentes, avec accès aux loisirs et à la prétendue
liberté. En compensation d'horaires plutôt chargés et de week-ends
d'astreinte pour son travail, mon père disposait d'un peu plus de
congés que le minimum légal. Il faut peut-être préciser qu'il n'y avait
pas de téléphones portables, et que l'astreinte signifiait rester à la
maison, joignable sur le téléphone fixe. Le premier voyage dont je me
souviens un peu, c'était au Carnaval de Nice et je devais avoir tout
juste six ans. Il y avait bien sûr les confettis, le défilé des chars
et les « grosses têtes », mais surtout nous avions mangé des
petits personnages en pâte d'amandes, et ça c'était le plus merveilleux.
C'était la mode des pneus de voiture avec les flancs blancs. Si des
pneus de ce type existaient dans le commerce, et même comme équipement
d'origine sur les voitures de luxe, on trouvait aussi des peintures
blanches qui tenaient bien sur le caoutchouc et qu'on pouvait utiliser
à moindres frais. Nous avions ainsi peint en blanc les flancs des pneus
de la voiture, comme des frimeurs ou des cacous dirions-nous
maintenant. Ça faisait peut-être de l'effet, comme les pompes noires et
blanches affectionnées par les adeptes de la sape et qu'on associe
généralement aux maquereaux.
Avec cette voiture nous emmenions aussi parfois les grands-parents pour
une virée du dimanche et un bon restaurant. Comme mon père était fils
unique il y avait forcément un biais en faveur des grands-parents
paternels. Au restaurant ma grand-mère Augustine donnait toujours un
pourboire généreux. Elle savait combien les métiers de la restauration
sont difficiles.
Ces grand parents paternels, Augustine et Barthélemy, avaient encore
tous les deux de la famille éloignée, des petits-cousins je crois,
respectivement dans la province de Bergamo et celle de Belluno dans le
nord de l'Italie. Nous sommes allés quelquefois leur rendre visite,
quatre adultes et deux enfants dans la voiture, avec des valises sur la
galerie de toit. Une fois, dans le village d'origine de mon grand-père,
nous avions passé quelques jours chez des amis qui étaient d'anciens
émigrés retournés au pays natal. Il y avait aussi une petite fille de
mon âge, qui lorgnait sur mon ours en peluche. Au moment de repartir
chez nous, mon ours avait disparu, et pour moi c'était le drame absolu,
impossible de partir. Après avoir retourné toute la maison, l'ours a
été retrouvé caché sous l'oreiller de la petite fille. Tout le monde
était soulagé, sauf bien sûr la petite fille. Mes parents lui ont fait
parvenir une poupée quand nous sommes revenus en France.
Voilà un autre événement, cette fois dans le village où ma grand-mère
avait ses petits-cousins. Il y avait une chienne qui avait une portée
de chiots. Nous nous étions approchés pour les voir de près. La
chienne, mue par son instinct maternel de protection, s'est jetée sur
nous, et précisément sur ma petite sœur. Je crois que mon père a
attrapé ma sœur pour la tirer en arrière, mais la griffe de la chienne
a quand même entaillé sa paupière inférieure, juste sous l'œil. Les
cousins n'avaient pas autre chose que du vinaigre à proposer comme
désinfectant, bien que je serais surpris s'ils n'avaient pas eu un peu
d'eau-de-vie dans un placard. Il faut peut-être rappeler que l'Italie
était encore très pauvre dans les années 60, pauvre et traditionaliste.
Les femmes italiennes mettaient un foulard sur la tête pour entrer à
l'église et ne sortaient pas sans porter des bas, même en plein été. Et
bien sûr elles montaient en Amazone à l'arrière de la Vespa.
Toujours au sujet de ces voyages en Italie, encore une anecdote. Nous
passions la frontière au Montgenèvre, au-dessus de Briançon. Il fallait
une carte d’identité pour les adultes et le Livret de Famille pour les
enfants. Une fois ma mère avait oublié sa carte et on ne l’a pas
autorisée à passer. Retourner à La Mure nous aurait fait perdre un jour
entier. Sur les conseils du policier français nous sommes allés à la
Préfecture à Briançon. L’employée de la Préfecture a dit qu’elle ne
pouvait pas faire de carte d’identité, mais que comme nous avions le
Livret de Famille elle pouvait faire un passeport pendant sa pause
casse-croûte, qu’il y avait un photographe pas loin, et c’est ainsi que
le document pour passer la frontière a été obtenu en une heure
seulement. Au total peut-être trois heures de perdues, et on se rend
compte du progrès accompli en soixante ans, puisqu’il faut de nos jours
plusieurs mois pour avoir un passeport, sauf complication.
On allait parfois voir les courses cyclistes, surtout le Tour de
France, par exemple au Col du Galibier. Il y avait déjà du monde et une
certaine ferveur, mais sans commune mesure avec la fureur fanatique
qu'on voit maintenant. Nous avions aussi vu le Championnat de France
sur route en 1968, en Ardèche, avec Lucien Aimar comme vainqueur.
Pendant les congés scolaires d'été je passais un peu de temps chez mes
grands-parents, une dizaine de jours aux Côtes et autant à la Motte
d'Aveillans. Aux Côtes c'était encore la campagne ancienne. Il n'y
avait pas le confort moderne. Comme à peu près partout en Matheysine le
poêle à charbon restait allumé en permanence, au ralenti la nuit ;
il permettait de faire la cuisine et fournissait l'eau chaude pour se
laver. Les anciens mineurs recevaient gratuitement une quantité de
charbon, je ne sais pas combien. Les commodités étaient à l'extérieur,
en dessous du poulailler. Je n'ai pas le souvenir d'avoir dû m'y rendre
pendant la nuit. Il n'y avait plus de chèvres, mais toujours des poules
et des lapins et aussi quelques « couris », c'est à dire des
cochons d'Inde. Je ne sais pas si j'ai eu l'occasion d'en manger aux
Côtes (j'en ai mangé plus tard au Pérou). Une ou deux fois ils avaient
aussi eu des canards de barbarie, élevés près d'une fontaine-lavoir où
ils pouvaient se baigner. Dans un grand chaudron on préparait une pâtée
pour les nourrir, avec des pommes de terre, du son de blé, des herbes
et je ne sais plus quels ingrédients. Les canetons semblaient se
régaler. Aujourd'hui quand je vois un plat bien bourratif, épais et
compact, je pense à cette pâtée pour les canards. Aux Côtes le terrain
est instable. Beaucoup de maisons avaient reçu des renforts en acier
pour éviter la rupture des murs. Il y avait un câble qui maintenait les
deux pignons de la grange et on nous interdisait d'accéder à ce
bâtiment, par crainte d'un effondrement. Un pied de vigne formait une
sorte de treille au-dessus de la porte et donnait quelques grappes de
raisin. En ce temps-là on se rendait souvent visite entre voisins, on
restait parfois pour la veillée. Je ne comprenais pas grand chose au
patois, mais je me sentais bien en les écoutant parler. La promenade
traditionnelle, c'était en direction du Serre de la Roche, là où la
route départementale 116, dite Corniche du Drac, surplombe le lac de
Monteynard. La circulation automobile était alors très réduite, et les
soirs d'été on y voyait beaucoup de vers luisants. On achetait peu de
chose, en dehors du strict nécessaire, et on n'avait pas grand chose à
jeter. Chez Didier et Marguerite il y avait un grand carton rempli de
bobines de fil usagées. Il s'agissait de petites bobines en bois qui
avaient retenu le fil utilisé par les ouvrières gantières, celles qui
cousaient à domicile. Avec ces briques élémentaires je construisait des
châteaux-forts que je détruisais ensuite à la catapulte. À La
Motte-Saint-Martin a été construite la première piscine de la
Matheysine. C'est en effet un endroit bien exposé, à une altitude bien
plus basse que La Mure, et surtout un site beaucoup moins venté. Depuis
Les Côtes je pouvais y aller par un petit chemin qui a pratiquement
disparu aujourd'hui. J'y retrouvais des copains locaux, d'autres venus
de La Motte d'Aveillans ou de La Mure, et nous passions l'après-midi à
jouer dans l'eau comme le font tous les gamins. Mes cousins venaient
aussi quelques jours chez les grands-parents des Côtes, mais je ne me
souviens pas que nous sommes restés ensemble. Peut-être avait-on
considéré que trois jeunes garçons occasionneraient trop de turbulences.
La Motte d'Aveillans est une petite ville, donc très différente du
hameau que sont les Côtes. Il y avait à La Motte plusieurs épiceries,
des boulangeries, des boucheries, des magasins de chaussures qui ont
tous disparu depuis. Augustine et Barthélemy vivaient dans un confort
relatif. Comme aux Côtes on rendait visite aux amis et on se promenait.
Il y avait toujours des boulistes sur la Place de la Mairie, Ils
pratiquaient le jeu à la Lyonnaise et il y avait parfois des concours
importants. J'avais quelques copains mottois. Quand c'était la Vogue,
la fête du village, nous donnions un coup de main aux forains pour
monter leurs manèges, en échange de quelques tickets gratuits. Je
jouais aussi avec ma copine Claudette qui habitait juste en face. Ma
grand-mère Augustine avait une obsession pour les apparences
vestimentaires et ma mère faisait très attention pour m'équiper sans
rapiéçage et surtout sans la moindre touche d'originalité. La
conception vestimentaire de cette grand-mère nous a mis en conflit
quand je suis devenu adolescent. À part ça elle était très généreuse.
Un jour j'ai perdu du côté du Senépy le superbe pullover qu'elle
m'avait tricoté. Quelque temps plus tard elle a vu ce pullover sur le
dos du petit berger de la montagne. Elle nous a dit, et à nous
seulement, qu'elle était très contente que ce soit lui qui l'ait
trouvé, et c'était certainement vrai.
D'ailleurs mes deux grand-mères m'ont tricoté un nombre impressionnant
de paires de chaussettes, mais aussi des bonnets et des pullovers. On
craignait le froid en ce temps-là. Françoise a pris le relais à
l'intention de nos petits-enfants, qui eux-mêmes ont appris les bases
du tricot.
Comme employé de l'EDF mon père pouvait séjourner avec sa famille dans
des camps de vacances, largement subventionnés par EDF et GDF. Il
s'agissait de grandes tentes avec de vrais lits et un coin cuisine.
Nous somme allés plusieurs fois dans ces camps, où la diversité
culturelle était peut-être faible, mais pour nous les enfants c'était
l'occasion de changer nos habitudes et de se faire des copains. C'était
des séjours de trois semaines, comportant invariablement quelques
journées de fête du camp avec des jeux, des sketches et le concours de
pétanque. Je me souviens de quelques-uns de ces camps de toile :
Sanary, Cavalaire, Sausset-les-Pins sur la côte méditerranéenne,
Meschers et La Teste sur l'Atlantique, et aussi Porticcio en Corse.
Nous autres les enfants étions la plupart du temps pieds nus, ce qui
nous procurait une belle épaisseur de corne sous les pieds dont nous
étions très fiers. Ces départs en vacances avec la voiture donnaient
lieu à des rituels. Par exemple après Corps, en direction des
Hautes-Alpes, juste avant la borne qui indique que nous allons quitter
l'Isère, on se disait « Respire un bon coup ». Quand un
conducteur un peu lent ralentissait le trafic il était invectivé par
« Achète un âne ! » ou quelque chose de similaire. Dans
le Champsaur il y avait des gamins qui vendaient des edelweiss au bord
de la route. Pour leur donner quelques pièces nous avons souvent acheté
des fleurs séchées. Les enfants demandaient aussi une cigarette
« pour leur papa » et alors que personne ne fumait chez nous
mon père avait acheté un paquet de cigarettes pour en offrir. On peut
encore voir de nos jours l’inscription « Edelweiss » sur le
linteau de la porte d’une de ces fermes du Champsaur.
J'avais pleinement conscience d'avoir ce privilège de partir loin
pendant les congés scolaires. Si aujourd'hui encore il y a des enfants
qui n'ont pas cette chance, c'était la règle au début des années 60
pour beaucoup de mes copains d'école. Quelques-uns pouvaient partir en
colonie de vacances, et quelques enfants d'immigrés partaient quelques
jours au pays d'origine avec leurs parents.
La voiture était toujours très chargée quand nous partions ainsi en
vacances. Il faut dire que mes parents ne savaient pas voyager léger et
ils s'encombraient de beaucoup de choses, notamment au niveau des
vêtements et accessoires. Il n'excluaient pas des intempéries extrêmes,
et c'est tout juste s'ils n'emmenaient pas les raquettes à neige quand
nous allions l'été à la mer. Je crois bien qu'ils emmenaient nos bottes
en caoutchouc.
Plus tard mes parents ont suivi des amis Murois qui allaient
régulièrement séjourner l'été en Italie, un peu au nord de Rimini sur
la Mer Adriatique. Je les ai suivis pendant quelques années, et j'ai
ainsi eu l'occasion de pratiquer la langue italienne que j'avais
apprise pendant quatre ans. Déjà à La Mure on trouvait Topolino chez
Rousset le marchand de journaux et j'achetais occasionnellement cette
version italienne de Mickey et Donald, comme mes parents m'avaient
acheté Pif le Chien quand j'apprenais à lire le Français. J'avais ainsi
acquis un bon vocabulaire, ce qui était pratique pour se faire des amis
italiens. Les hôteliers et restaurateurs, eux, parlaient tous plus ou
moins bien le Français et l'Allemand. Les cités balnéaires italiennes
sont des usines à touristes, avec des parasols bien alignés sur des
plages privatisées. Les premières années j'ai plutôt aimé ces vacances,
mais j'ai vite eu besoin de loisirs différents.
Chapitre 4 : La vie d'étudiant
À
partir de l'âge de seize ans j'ai pu travailler quelques semaines
pendant l'été. Ça faisait un peu d'argent de poche, et bien plus tard
on se rend compte que ça compte aussi pour les points de retraite.
C'est donc à la fin de mon année de Première au L T E de
Vizille que j'ai eu mon premier contact avec le monde du travail. Les
papeteries Rhodia prenaient quelques jeunes comme moi pour l'été. La
fabrication des cahiers et bloc-notes se faisait à l'usine de
Séchilienne où ces articles étaient mis dans des boites en carton, mais
l’entrepôt était à Vizille et c'est de là que partaient les commandes
vers les revendeurs. L'essentiel des expéditions partait vers des
grossistes, et on empilait quelques dizaines de cartons sur des
palettes, à la façon d'un mur de briques, on cerclait le tout avec du
ruban d'acier et on emmenait les palettes jusqu'au camion. Ce qui était
plus rigolo c'était la commande du libraire-papetier de Nouméa ou de
celui de Saint-Denis de la Réunion. Ces petits revendeurs achetaient
par exemple vingt-cinq bloc-notes au format A5, quinze au format A4,
quarante cahiers d'écolier avec quadrillage Seyès et vingt avec
quadrillage de cinq millimètres… Pas même un carton complet pour chaque
référence commandée. On préparait donc avec soin l'assortiment demandé,
bien emballé d'abord dans des cartons, et ensuite le tout était placé
dans une caisse à claire-voie dite caisse Mussy qu'il fallait
soigneusement monter et fermer. C'était donc très différent de la
commande banale de quarante cartons de blocs au format A4. De plus la
destination lointaine et supposée paradisiaque me faisait rêver. Mon
premier travail rémunéré a donc été préparateur des expéditions dans un
entrepôt, c’est à dire manutentionnaire. Le personnel était
sympathique, mais il y avait comme partout des petits-chefs infatués de
leur autorité hiérarchique. Les opportunités pour un emploi d'été
étaient rares à Vizille et j'ai de nouveau travaillé dans cet entrepôt
l'année suivante, après le baccalauréat.
Pour mes parents, surtout mon père, ma scolarité était toute tracée.
Muni de ce bac E, Sciences et Techniques, je devais réussir le concours
d'une école d'ingénieurs bien spécifique et obtenir le diplôme terminal
quelques années plus tard. Ça rappelle un peu Rosa, la chanson de
Jacques Brel qui dit « et qui seront pharmaciens parce que papa ne
l'était pas ». J'ai donc suivi la classe préparatoire, Math Sup
Technique à Voiron. Mon père avait eu son Brevet de Technicien dans le
même établissement. Pour l'anecdote Zizou le prof de maths avait été le
prof de mon père vingt-cinq ans plus tôt. On ne nous servait plus de
vin à table comme dans les années 40, mais de l'Antésite, qui est
toujours fabriquée à proximité. Je n'avais jamais été délégué de
classe, mais là il avait été décidé avec l'intendante de
l'établissement de choisir un délégué à la bouffe, et j'avais été
sélectionné par mes petits camarades, probablement en raison de mon bel
appétit. Nous étions une vingtaine d'élèves, presque tous des garçons.
La plupart d'entre nous étaient élèves internes, c'est à dire que nous
passions la nuit dans un dortoir situé dans l'établissement. En
principe nous étions bouclés la nuit, mais le mur d'enceinte n'était
pas bien haut. Pendant la pause de midi nous allions faire un tour en
ville et c'est là que j'ai commencé à boire du café. Le mercredi
après-midi j'allais parfois à Grenoble en auto-stop. Cette année-là
j'ai fait quelque compétitions de ski alpin, avant d'arrêter
définitivement ou presque. Bref, le passage du statut de lycéen à celui
d'étudiant a été une sorte de libération. En 1973 les manifestations
lycéennes et étudiantes essayaient de s'opposer à la Loi Debré. En fin
d'année il y avait le passage des concours. Mes parents avaient insisté
pour m'offrir le voyage à Paris en avion, pour l'examen oral. J'ai donc
fait ce baptême de l'air en Caravelle, entre Saint-Geoirs et Orly. Au
retour je suis rentré en auto-stop, et je suis allé à peu près aussi
vite. Contre toute attente des profs j'ai réussi le concours d'entrée,
mais quand même de justesse. Ça signifiait que la suite ne se
déroulerait pas dans une grande ville étudiante comme Aix en Provence
ou Bordeaux, mais dans une petite ville de Saône-et-Loire.
En attendant, c'était les vacances d'été. Fort d'un diplôme à caractère
technique, ou plutôt grâce aux contacts de mon père, j'ai obtenu un
autre emploi d'été. Cette fois c'était avec une société d'installation
électrique qui s'appelait AMS. On construisait alors le grand hôpital
de Grenoble, le CHU Nord, à La Tronche. Le travail consistait à tirer
les milliers de kilomètres de câbles vers les prises, les interrupteurs
et autres interfaces électriques, en passant par les gaines et les
faux-plafonds. Ensuite un professionnel finissait les connexions. Un
jour avec d'autres stagiaires d'été comme moi nous nous sommes
installés sur une des poutres extérieures pour casser la croûte, à la
manière de cette célèbre photo de 1932 montrant des ouvriers d'un
gratte-ciel de New York assis sur une poutre métallique. Bien sûr nous
nous sommes fait copieusement engueuler.
Au mois d'août cette année-là il y avait un grand rassemblement
organisé sur le Plateau du Larzac, pour protester contre le projet
d'extension du camp militaire. J'avais alors de solides idées
antimilitaristes et je n'ai pas manqué de me rendre à cette
manifestation festive.
Ensuite ce fut la rentrée scolaire. Sans à priori sur cette école, j'ai
rapidement compris que je faisais partie de cette toute petite fraction
qui n'entrait pas dans le moule. J'étais trop épris d'individualité et
de tolérance. Une chose positive quand même, c'est qu'il était possible
de trouver un emploi technique assez bien payé pendant les périodes de
vacances, dans des sociétés où se trouvaient d'anciens élèves. J'ai
ainsi travaillé quelques jours à Noël pendant la période d'arrêt d'une
papeterie en Belgique. L'année scolaire avançait. J'avais quand même
plusieurs copains qui partageaient largement mes idées. Parfois
j'allais à Lyon en auto-stop, occasionnellement pour des
manifestations. Quelquefois on se faisait rafler par la police. La fin
de l'année est arrivée et en juillet j'ai travaillé du côté de Rouen
dans un entrepôt de tubes en acier inoxydable. J'ai appris
nickel-chrome les principales nuances d'acier inox et leurs
appellations dans différentes normes. Pendant cet été il a été décidé
que je ne continuerais pas dans cette filière.
Il y a à tout moment des choix qui semblent insignifiants mais qui font
diverger notre vie sans qu'on le sache. Là il s'agissait plutôt d'un
événement bien concret, et l'avenir tracé par mes parents s'est révélé
un cul-de-sac, ou plutôt un point de rebroussement. L'uchronie est un
genre affectionné par la Science-Fiction, dont je suis amateur.
Pourtant je n'ai jamais cherché à imaginer ce qui serait arrivé si je
n'avais pas changé de parcours.
Après le nouveau rassemblement au Larzac de l'été 1974 j'ai donc fait
quelques démarches administratives pour m'inscrire à l'Université de
Grenoble, en deuxième année de ce qui s'appelait alors un DEUG, et
contre la création desquels j'avais manifesté deux ans plus tôt. Les
maths et la physique me plaisaient assez, mais je regrettais quand même
de ne plus avoir de cours techniques. La thermodynamique était trop
théorique à l'Université, je n'ai jamais utilisé des appareils
industriels. C'est dommage.
J'avais de bons copains, surtout des locataires de la Résidence Ouest
du campus. L'un d'eux faisait la plonge au restaurant universitaire
pour se faire un peu d'argent. Il m'est arrivé quelquefois de le
remplacer quand il ne pouvait pas assurer son poste. Avec mon pote
Michel nous sommes allés à pied de chez lui à Besançon jusqu'à Vizille,
avant d'enchaîner sur le Tour de l'Oisans par le GR54. Pendant les
vacances scolaires je partais parfois en auto-stop, en dormant dans des
abris sommaires. En février 1975, le matin-même de mes vingt ans
j'avais passé la nuit dans une épave de voiture à l'intérieur d'une
casse automobile. J'étais allé ainsi jusqu'à Brest, puis j'avais pris
le bateau pour Ouessant où j'avais dormi dans des bâtiments abandonnés,
une ancienne caserne, je crois.
C'est à la Résidence Ouest que j'ai rencontré Françoise. Pendant les
six années que j'avais passées à La Mure il est pratiquement certain
que je l'avais croisée. Je lui avais peut-être lancé des boules de
neige et nous étions probablement allés au catéchisme ensemble. Mais
nous ne nous connaissions pas. Nous avons fait notre premier voyage
ensemble au printemps suivant, en Corse. Un peu plus tard, aux vacances
de Noël nous avons été très gentiment invités au Maroc par Jean-Pierre
et Dominique, le frère et la belle-sœur de Françoise. C'était ma
première escapade hors d'Europe, en bateau entre Sète et Tanger.
Jean-Pierre et Dominique nous ont fait visiter le Maroc, qu'ils
commençaient à bien connaître. Nous avons voyagé dans leur camping-car
avec leurs enfants, dormant sous la tente ou dans des petits hôtels.
Pendant les vacances d'été j'ai continué à travailler quelques
semaines, toujours un emploi technique. Je n'ai pas de repère temporel,
mais je me souviens de quelques-uns de ces jobs d'été. J'ai remis en
état les palans et autres appareils qui revenaient des chantiers, chez
Montalev à Voreppe. Pendant l'été 1976, année de sécheresse, j'étais
sur un chantier près de Pierrelatte. Plusieurs fois j'ai travaillé
pendant les arrêts d'été de papeteries, c'est à dire de grosses usines
de fabrication de papier ou de pâte à papier. Il y en avait une dans
l'Eure à Alizay, une dans la Sarthe à Bessé-sur-Braye, une autre en
Suisse à Niederbipp… et à chaque fois je séjournais dans un camping
proche du chantier, sous ma minuscule tente, avec mon petit réchaud. Du
côté de Pont-de-l'Arche je prenais le café au bistro du coin, fréquenté
par les ouvriers du site. En Normandie le café était servi, cela allait
sans dire, avec un petit verre de calva. La première fois j'ai été
surpris, et j'ai bu le calva sans rien dire. Le deuxième jour j'ai
spécifié que je voulais un café sans calva. Le serveur s'est gratté la
tête, a pris un morceau de papier et un crayon, s'est encore gratté la
tête, et a enfin calculé le prix d'un café sans calva.
Après le DEUG j'ai suivi l'enseignement de la Maîtrise de Physique,
toujours sur le campus, logeant toujours avec Françoise à la Résidence
Ouest. Nous avions sous-loué une de nos chambres à d'autres étudiants
qui n'y avaient pas droit et nous vivions dans une seule pièce, dormant
serrés dans le petit lit. On cherchait quelques activités
rémunératrices, mais seulement ponctuelles. Par exemple nous avions
fait une sorte de sondage préliminaire pour une campagne de publicité.
Les publicitaires prennent vraiment les gens pour plus cons qu'ils ne
sont. Des amis nous avaient donné un tuyau pour un autre petit
boulot : il s'agissait de travailler au restaurant du Palais des
Sports de Grenoble pendant les Six Jours cyclistes. On commençait en
fin d'après-midi pour finir au petit-matin. Un de nos copains qui
travaillait avec nous avait emprunté le vélo d'un amateur pour
s'essayer sur la piste. Il est tombé dans un virage relevé, peut-être
par manque de vitesse, en arrachant un gros éclat de bois avec la
pédale. Le soir Eddy Merckx est tombé à cet endroit précis. Par le même
tuyau nous avons aussi fait la plonge au restaurant d'Alpexpo à
l'occasion de plusieurs événements, foires ou salons. C'est aussi vers
ces années-là que j'ai fait quelques courses d'endurance, avec un
niveau très modeste.
La Maîtrise de Physique acquise, option Recherche, j'ai choisi de faire
un DEA de Géophysique Générale (ou peut-être Géophysique Approfondie).
L'enseignement était dispensé dans la vieille ville de Grenoble, dans
les locaux de l'ancien Évêché, occupés par la partie administrative du
Laboratoire de Glaciologie. La partie expérimentale se faisait, pour
moi, dans l'annexe du labo, sur le campus. Il s'agissait d'étudier
certaines propriétés électriques de la glace de différentes origines.
Une bonne partie de mon travail expérimental se passait en chambre
froide. Je donnais aussi quelques cours particuliers de maths et de
physique à des lycéens.
Ma demande de statut d'objecteur de conscience avait été acceptée. Un
jour j'ai reçu une convocation à Paris pour une visite d'affectation,
accompagnée d'un billet de train pour Paris. Je me suis pointé tôt à la
gare de Grenoble, le 19 juin 1979, pour découvrir qu'il y avait une
grève ce jour-là et qu'il n'y avait pas de train pour Paris. Depuis, je
suis sans nouvelle.
Pour mon petit boulot d'été j'étais allé voir une société d'intérim qui
avait été heureuse de savoir que je savais utiliser un tour. Ils m'ont
envoyé comme tourneur à l'usine de la Viscose, près du Rondeau, pendant
l'arrêt d'été des installations. Le chef d'atelier m'avait proposé une
embauche, mais j'avais d'autres projets. Cette usine n'existe plus. À
proximité il y a un musée qui évoque l'histoire du textile synthétique
à Grenoble.
J'avais obtenu une bourse pour continuer mes études vers un Doctorat de
3ème cycle. Pas très facilement, en raison de ma situation indéterminée
avec le Service National, et Claude Lorius avait fait jouer ses
relations. J'ai donc continué pour deux ans au Laboratoire de
Glaciologie et Géophysique de l'Environnement, toujours sur le campus.
Françoise et moi avions pris en location un studio situé près du Marché
d'Intérêt National, avec un peu d'aide financière de nos parents. L'été
1980 le labo avait une grosse opération sur le Glacier d'Argentière,
près de Chamonix, et j'y ai participé. C'était peu de temps avant la
naissance de notre fils Pierre. Sur le glacier nous étions une
quinzaine de personnes, transportées avec tout l'équipement par
hélicoptère depuis Chamonix. Fernand, l'homme à tout faire du labo,
était un excellent cuisinier. Très tard un soir nous avons vu arriver
lentement une petite lumière tremblottante depuis le haut du glacier.
C'était les occupants d'un petit avion de tourisme qui avait eu une
avarie et s'était posé sans trop de casse. Les passagers étaient en
tenue légère, et s'étaient partagé les coussins de l'avion pour essayer
de se tenir chaud. On aurait pu les pister en suivant les plumes qu'ils
perdaient en route. Ils ont eu de la chance de nous trouver sur le
glacier.
Notre fils Pierre est né début septembre. Quelques années plus tard son
anniversaire était souvent gâché par la rentrée scolaire qui tombait à
la même date. Nous nous trouvions bien tous les trois dans le petit
studio, mais nous avons quand même cherché un appartement plus grand et
nous l'avons trouvé Rue Gallice, dans un immeuble ancien. J'ai soutenu
ma thèse de 3ème cycle, sur quelques propriétés des glaces, à l'automne
1981, dans un petit bâtiment qui n'existe plus, sur le site de l'ancien
Évêché. Je n'ai pas de photo souvenir. Les couleurs vives étaient à la
mode, et je me souviens que je portais un pantalon d'un violet intense.
Je n'avais pas été retenu pour un poste au CNRS. Un laboratoire en
Australie pouvait m'accueillir pour un an à partir du mois d'avril
1982. Nous étions soumis à des contrôles médicaux avant cette
immigration temporaire. Avant les examens plus sérieux j'avais déjà
besoin d'un premier certificat de bonne santé, gentiment certifié et
tamponné par une amie médecin, avec le cachet d'un cabinet de
gynécologie. En attendant ce départ vers les antipodes un travail très
intéressant m'était proposé, mon premier emploi après le diplôme.
Chapitre 5 : Premiers grands voyages
À
l'automne 1981, à peu près quand je présentais mon travail de fin
d'études, une place s'est libérée pour une mission technique en
Antarctique. Le Laboratoire de Glaciologie effectuait presque chaque
été austral un travail de prélèvement ou de carottage de glace, et il
s'agissait cette année-là de tester un nouveau procédé. Je crois que
j'ai été choisi, plutôt qu'un autre étudiant qui venait aussi de
terminer sa thèse, en raison de mon passé plus technique. La mission
était prévue pour les deux mois d'été, c'est à dire décembre et
janvier. En accord avec Françoise et avec son soutien j'ai accepté avec
enthousiasme cette mission. Je devais donc laisser Françoise seule avec
notre fils qui avait alors un an. Par ailleurs nous devions aussi
préparer quelque peu notre départ vers Melbourne où je devais passer un
an dans un labo, peu après cette mission polaire.
Le travail prévu en Antarctique pendant cet été austral 1981-1982
consistait essentiellement à tester un procédé de forage de petit
diamètre qui récupérerait seulement l'eau de fusion pour analyse
chimique, mais ne prélèverait pas une carotte de glace continue comme
cela avait été fait précédemment. Par exemple au Dôme C un
carottage profond de plus de 900 mètres avait été réalisé quelques
années plus tôt par une équipe du labo. Comme à cet endroit l'épaisseur
de glace est supérieure à 4000 mètres, on espérait que ce nouveau
projet permettrait de développer une technique rapide pour forer
jusqu'au fond en une seule saison d'été. L'analyse des échantillons
ainsi prélevés fournirait une très longue histoire du climat,
complémentaire de celles obtenues par d'autres méthodes.
Les quatre autres membres de l'équipe avaient été définis depuis
longtemps et leur équipement personnel avait été envoyé à l'avance avec
le gros du matériel. Pour mon attirail de terrain, il avait été décidé
que je serai équipé sur place par la logistique états-unienne. Comme il
y avait encore un peu de matériel qui devait être expédié depuis la
France, j'avais enfilé mes skis de fond dans un tube de carottier,
après avoir démonté les fixations qui étaient trop larges. Mes skis
n'ont pas figuré sur la liste de colisage et sont donc entrés en fraude
en Nouvelle-Zélande.
Après la visite médicale d'aptitude j'ai eu un contrat de travail avec
les Expéditions Polaires Françaises, et nous nous sommes envolés vers
Christchurch vers la fin du mois de novembre. Le soutien logistique
pour cette mission au Dôme C devait être assuré par les
États-Unis, qui étaient déjà bien installés sur plusieurs bases en
Antarctique, avec un entrepôt en Nouvelle-Zélande. Comme convenu c'est
là que j'ai été équipé pour le froid. La liaison entre la
Nouvelle-Zélande et l'Antarctique se fait essentiellement en avion
C-130. Le gros matériel arrive bien sûr en bateau, mais ces avions
peuvent facilement transporter deux bulldozers. La base principale US,
située près de la côte, s'appelle McMurdo. En été austral les avions se
posent sur la glace de mer, qui est bien solide et régulière, si besoin
après le passage du chasse-neige. Si je me souviens bien nous sommes
arrivés à McMurdo deux jours après Thanksgiving. En effet les pilotes
états-uniens et l'équipe logistique célébraient la fête de
Thanksgiving, puis le lendemain l'avion qui nous emmenait a fait
demi-tour à mi-chemin en raison d'un problème de moteur. Finalement
c'est un C-130 néo-zélandais qui nous a transportés depuis
Christchurch, et ce devait être le 28 novembre 1981.
La base de McMurdo en été est une petite ville. Il y a même quelques
commerces et des lieux de culte, probablement à la façon des bases
militaires US. Plus intéressant, il y a un monument historique, la
cabane construite en 1910 comme base de départ de l'expédition
malheureuse de Scott vers le Pôle Sud. Il y avait encore une carcasse
de phoque accrochée au mur. À quelques kilomètres se trouve la station
néo-zélandaise appelée Scott Base, beaucoup plus petite. On peut s'y
rendre à pied en suivant une route tracée au bulldozer ou, mieux, en
passant sur la glace de mer et en évitant de marcher sur les phoques.
Le Dôme C est à une altitude de 3230 mètres, et par le passé
il y avait eu des problèmes de santé, genre œdème du poumon, chez des
personnes qui avaient travaillé dur dès leur arrivée en altitude. La
consigne était donc d'aller glander deux ou trois jours à la station du
Pôle Sud, à 2835 m, de revenir à McMurdo pour très peu de temps,
et enfin de s'envoler vers le Dôme C après cette acclimatation à
l'altitude. C'est ce que nous avons fait, avec cette fois des avions
C-130 équipés de skis pour se poser sur la neige. J'ai une photo de moi
au Pôle, où je suis complètement à poil.
Arrivés au Dôme C nous avons fait la connaissance de l'équipe US
de support. Le responsable du camp était particulièrement chargé des
communications avec McMurdo, de la gestion des stocks et du management
de son équipe. Il y avait un mécanicien, en charge des groupes
électrogènes du camp et des gros engins. Un assistant général
s'occupait donc des généralités, comme l'alimentation en neige des
installations sanitaires ou le transport de matériel. L'infirmier
soignait les petits bobos, ce qui devait le changer de son expérience
du Vietnam, et certains soirs il nous projetait un film, souvent un
western. Enfin la cuisinière nous faisait à manger. Comme on l'imagine
le coût du transport est bien supérieur au prix de base des denrées, et
donc la langouste ne revient finalement pas beaucoup plus cher que le
riz. De plus la qualité de la nourriture est importante pour le moral.
Nous avons très bien mangé.
J'étais moi aussi assistant à tout faire. J'avais quand même la
responsabilité d'une opération spécifique, la prise d'échantillons
destinés à la mesure du béryllium 10 dans la glace. Je mettais la
glace fondue dans un flacon, j'identifiais bien le flacon avec en
particulier la profondeur du prélèvement, ensuite avec une pipette
j'ajoutais une dose de solution de béryllium ordinaire pour éviter
l’adsorption du béryllium 10 sur les parois de plastique.
En plus de nous autres les Français, il y avait quelques scientifiques
US qui menaient aussi des expériences au Dôme C. L'un d'eux avait
une provision de magic cookies que les douanes néo-zélandaises avaient
laissé passer. Il y a eu occasionnellement quelques visiteurs venus de
McMurdo en profitant d'un avion de ravitaillement. Comme nous avons
vite produit des globules rouges en abondance j'ai pu faire quelque
promenades avec mes skis de fond, et les huit semaines de soleil
continu ont semblé passer très vite. Les communications étaient
réduites : j'avais droit à un télégramme de vingt-cinq mots une
fois par semaine, dans les deux sens, et j'ai donc pu échanger quelques
phrases avec Françoise.
La mission terminée, nous sommes retournés à McMurdo, puis à
Christchurch début février. Là j'ai rendu tout l'équipement qui m'avait
été remis, avec le document signé et tamponné, y compris les
chaussettes trouées et les caleçons longs bien usés. J'avais modifié
mon billet de retour pour saluer au passage les personnes du labo de
Melbourne qui allait bientôt m'accueillir. Je suis arrivé à Grenoble
début février 1982, accueilli par Françoise et notre fils Pierre qui
avait alors dix-sept mois. J'avais peur qu'il ne me reconnaisse pas,
mais j'ai tout de suite été rassuré, tant il était heureux de me voir.
Je suis parti seul pour Melbourne début avril, quelques semaines avant
Françoise et Pierre. D'abord hébergé dans une structure d'accueil de
l'université, j'ai été grandement aidé par l'équipe du labo pour
trouver un appartement et des meubles. J'avais même acheté un vélo pour
Françoise, avec un siège pour petit enfant à l'arrière. L'appartement
se situait dans un petit immeuble à un étage, dans le quartier de
Clifton Hill, tout près d'un grand parc. À l'Université de Melbourne je
suivais ce qu'on appelle un post-doc, au sein de l'Antarctic Division
du Department of Meteorology. Je n'avais pas de programme précis et
pour compléter la bourse d'étude je donnais un coup de main sur
quelques expériences. Chose curieuse, dans les lieux d'aisance de
l'université les étudiants ne dessinaient pas de bites ou d'autres
images suggestives, comme ça se fait naturellement chez nous. Ils
écrivaient plutôt des pensées ou des réflexions. Je me souviens d'un de
ces textes : « Procrastinateurs, unissez-vous. Aujourd'hui…
ou alors demain… ou même le jour suivant… ». Nous étions
fréquemment invités à des soirées chez des personnes du labo, ou encore
chez d'autres étudiants. Nous aimions bien le quartier italien de Lygon
Street, à North Carlton, pas loin de l'université.
Le samedi matin nous allions souvent avec nos vélos au Victoria Market
pour faire le plein de victuailles. Le jardin botanique et les berges
de la Yarra étaient aussi des promenades régulières. Après quelques
semaines nous avons acheté une voiture, une vieille Holden FB de 1963.
Je n'avais pas encore de permis de conduire et Françoise a eu la charge
de nous promener. L'hiver austral est vite arrivé, mais à Melbourne il
n'est pas très rude. Néanmoins Françoise et le petit Pierre ont eu deux
hivers de suite, sans passer par la case été. Pour moi c'était
différent, j'avais passé l'été austral en Antarctique, je sortais donc
de deux étés consécutifs, mais mon rythme des saisons était quand même
perturbé. On devrait pouvoir faire comme ces oiseaux, les sternes
arctiques, qui migrent rapidement entre le Grand Nord et le Grand Sud
et vivent un été presque permanent, avec le soleil qui se couche à
peine quelques heures.
Quand les beaux jours sont arrivés nous avons profité de la baignade
sur les plages de la Baie de Port Philip et poussé un peu nos
explorations en voiture, jamais très loin. Quand nous étions dans cette
vieille voiture sur une petite route du bush australien, avec
l'autoradio accordé sur une station de musique country, on se serait
cru dans un road movie. Le petit Pierre aimait bien aller au zoo, et
c'est peut-être là qu'est née sa vocation, même si l'émeu essayait de
lui piquer son biberon. Nous avons fêté ses deux ans à Clifton Hill en
septembre.
Mon laboratoire d'accueil avait régulièrement des activités en
Antarctique, et une opportunité de participer à une autre campagne
d'été se présentait pour moi. Cette fois il s'agissait d'une série de
mesures sur le Law Dome, pas loin de la base australienne de Casey, sur
la côte antarctique. La mission était organisée par le labo, avec le
support logistique de l'ANARE, Australian National Antarctic Research
Expeditions. Je conservais ma bourse d'études et le labo me versait un
petit extra.
Puisque Françoise allait se retrouver seule avec notre petit enfant
pendant deux mois, c'était l'occasion de faire venir sa maman en
Australie. La grand-mère Yvonne s'est très bien débrouillée pour le
voyage et nous sommes allés la chercher à l'aéroport peu de temps avant
mon départ pour l'Antarctique. Elle est restée plusieurs semaines et
elle a été enchantée de son séjour.
Moi je me suis envolé pour Hobart en Tasmanie, siège de l'Antarctic
Division, trois ou quatre jours avant le départ du Nanok S, un navire
danois affrété par l'ANARE. On nous a donné quelques cours de
sauvetage, par exemple comment sortir un blessé d'une crevasse avec des
cordes et des poulies. J'ai aussi profité du temps libre pour visiter
un peu la Tasmanie, en auto-stop. J'ai ainsi rencontré quelqu'un qui
m'a assuré avoir le meilleur job sur terre : un naturaliste qui
venait d'obtenir un poste d'assistant de terrain pour un célèbre
zoologiste et cinéaste animalier. Ensuite nous avons embarqué sur le
Nanok S, avec d'autres expéditionnaires et le matériel de
ravitaillement de la base. J'ai été malade dès le premier soir dans les
40èmes rugissants. La mer s'est calmée plus au sud, quand nous avons
atteint la glace de mer, d'abord fragmentaire, ensuite plus
consistante. Le Nanok S comme les autres navires polaires a une coque
renforcée pour s'attaquer sans risque à une petite couche de glace.
La station de Casey est située sur la côte, un tout petit peu au nord
du Cercle Polaire Antarctique. Il y a des colonies de manchots Adélie
et plusieurs espèces d'oiseaux du Grand Sud. Notre campagne de mesure
devait se dérouler sur les flancs du Law Dome, à quelques dizaines de
kilomètres. Nous étions trois personnes, David, Evan et moi, avec le
soutien temporaire d'Adrian et de Zichu, un chercheur chinois qui
venait de passer un an à Casey. Dans ces régions on se déplace surtout
avec des véhicules à chenilles. Nous avions un bulldozer surnommé
Wendy, et plusieurs traîneaux à la suite, pour le fuel, le logement, la
cuisine, le matériel et le laboratoire. Le petit véhicule d'assistance,
à chenilles lui aussi, était basé sur une mécanique de Coccinelle VW,
et je crois qu'il avait été conçu vers 1940 pour l'Afrika Korps. Cette
campagne d'été s'est bien déroulée, nous avons pu réaliser le programme
de mesures avec en prime un voyage en hélicoptère sur les pentes du Law
Dome. Ensuite, à la fin de la mission, est arrivé le moment du départ
vers la Tasmanie, cette fois à bord du Nella Dan, un autre navire
danois. Ce voyage de retour prévoyait une escale d'une journée à
Macquarie Island, petite île au milieu des 50èmes hurlants et
territoire australien. Il s'agissait essentiellement de récupérer
quelques personnes qui avaient terminé leur mission sur l'île, d'en
déposer quelques autres et de ramener un peu de matériel et des
documents à l'Antarctic Division. Macquarie Island est une merveille
pour les naturalistes, avec des éléphants de mer, des otaries,
plusieurs espèces de manchots, des albatros et bien d'autres espèces
d'oiseaux. Mon séjour sur cette île a été beaucoup trop court. Après
quelques jours en mer nous sommes arrivés à Hobart. À l'Antarctic
Division quelqu'un m'a dit qu'il avait le meilleur job sur terre :
le photographe officiel des missions antarctiques australiennes.
J'ai retrouvé la famille à Melbourne début février. Cette année-là,
1983, la fin de l'été austral a été très chaude dans la région et il y
a eu de nombreux feux de brousse qui on fait beaucoup de victimes. Cet
événement tragique est resté dans la mémoire des Australiens sous le
nom de Ash Wednesday Bushfires. Il y a aussi eu un nuage de poussière
sur Melbourne et c'était très impressionnant. Il nous restait quelques
semaines avant le retour en Europe et nous en avons profité pour aller
tous les trois, Françoise au volant, le long de la Great Ocean Road,
sur la côte à l'ouest de Melbourne. Nous avons vu les rochers appelés
les Douze Apôtres et aperçu quelques petits manchots bleus. Au retour
le moteur de la Holden s'est mis à avoir des ratés. Ne sachant que
faire je me suis mis à la recherche d'un endroit pour téléphoner à un
dépanneur. Heureusement un sympathique Australien voyant la voiture
arrêtée au bord de la route a vite identifié la panne, une grosse
poussière dans le carburateur, et a rapidement tout remis en état de
marche avec nos remerciements. À la fin du mois de mars nous avons dit
au-revoir à l'Australie.
Chapitre 6 : La vie professionnelle
Nous
sommes donc revenus en France fin mars 1983, après cette année dans
l'hémisphère sud. Dans un premier temps nous avons posé nos valises à
Monteynard. Il faisait encore bien froid, et quand après quelques jours
un couple d'amis nous a proposé de loger avec eux à Grenoble nous avons
vite accepté. Pierre et leur petite fille s'entendaient bien. Un copain
m'avait conseillé une agence d'intérim pour trouver du travail. J'ai
donc rapidement commencé comme mécanicien-ajusteur chez Neyrpic, au sud
de la ville, où je me rendais avec un très vieux vélo qui avait
appartenu à mon père. J'avais toujours des contacts avec le Laboratoire
de Glaciologie, et encore quelque espoir d'y obtenir un poste. J'ai
donc alterné pendant quelques mois les petits emplois de vacataire au
laboratoire et les travaux techniques dans plusieurs entreprises de
l'agglomération. J'ai ensaché des produits, j'ai été monteur,
mécanicien d'entretien, cariste ou encore ouvrier de structure
chimique, souvent en travail posté. En fin d'année j'ai passé le permis
de conduire, ce qui était pratique pour me rendre au travail les nuits
pluvieuses à Pont-de-Claix ou à Champagnier. Comme nos amis nous
avaient laissé la totalité de l'appartement, Françoise s'est lancée
dans son métier de psychologue clinicienne. Notre fils Pierre a débuté
l'école dans le quartier de l'Île Verte à Grenoble.
Au laboratoire il y avait un projet d'étude avec les Chantiers de
l'Atlantique à Saint-Nazaire. Ce chantier naval avait dans ses cartons
l'idée d'un méthanier brise-glace pour aller chercher du gaz naturel
dans les îles du Grand-Nord canadien. Il fallait donc réaliser une
étude bibliographique des propriétés mécaniques de la glace de mer. Une
partie de cette étude pouvait se faire au bureau, à partir des ouvrages
disponibles dans la bibliothèque du labo. Mais avant Internet la
littérature sur n'importe quel sujet n'était pas accessible de partout
et un voyage en Amérique du Nord avait été prévu au budget pour visiter
des laboratoires et des bibliothèques. C'est ce que j'ai fait au
printemps de 1984, accompagné pendant quelques jours par un ingénieur
du chantier naval. Nous avons rendu visite à quelques spécialistes au
Canada et dans l'Est des États-Unis. Je suis aussi allé voir un labo à
Vancouver, et comme je m'étais débrouillé pour être sur place pendant
le grand week-end de Pâques j'en ai profité pour visiter la région et
surtout Vancouver Island avec une voiture de location.
Après ce premier voyage en Amérique du Nord j'ai repris les missions
d'intérim pendant quelque temps. En liaison très floue avec le Labo de
Glaciologie il y avait une structure un peu nébuleuse qui avait étudié
la grêle et venait d'obtenir un contrat avec EDF pour étudier le
phénomène appelé neige collante. Ils cherchaient quelqu'un pour
participer à cette étude et ça me convenait bien. Il s'agissait
d'observations de terrain et de modélisation simple. Des partenaires
japonais d'EDF avaient le même intérêt dans l'étude de la neige
collante et avaient construit un modèle expérimental dans une petite
ville qui s'appelle Ishiuchi. J'y ai passé trois semaines en 1985, pour
mes trente ans. C'est d'ailleurs là que j'ai pratiqué pour la dernière
fois le ski de piste, après une interruption de douze ans. Le Japon a
donc été mon premier contact avec l'Asie. Pour l'anecdote, en 1985 les
avions d'Air France ne passaient pas au-dessus de l'URSS et le voyage
vers le Japon se faisait vers l'ouest, avec une escale à Anchorage.
D'ailleurs en 2024 il y a toujours des zones évitées, et c'est ainsi
que pour aller de Paris à Séoul on évite l'Ukraine, la Russie, la Syrie
et l'Iran en passant au-dessus du Caucase. C'est aussi en 1985 que nous
avons déménagé, toujours à Grenoble, dans un appartement dont nous
serions propriétaires après beaucoup d'années de paiement. Pierre a
changé d'école et s'est vite fait beaucoup de copains. Comme sa
scolarité s'est déroulée sans heurt, je n'ai pas beaucoup eu l'occasion
de rencontrer ses professeurs. Je suis resté quelque temps salarié dans
cette petite structure, et plus tard une véritable entreprise, société
anonyme, a été constituée pour continuer ces études climatiques, avec
EDF comme client principal. J'avais un contrat à durée indéterminée, un
CDI comme on dit. En 1986 il y avait un symposium sur l'interaction
entre la glace, sous toutes ses formes, et les structures. Ça se
passait à Vancouver. Normalement le directeur de la société devait y
présenter nos études. Malheureusement il y a eu un décès dans sa
famille et je m'y suis rendu à sa place, pour ma deuxième visite dans
cette belle région. La conférence comportait même une visite en
hélicoptère au-dessus des montagnes. Nous avions aussi noué des
contacts avec des chercheurs québécois et quelques temps plus tard je
suis allé à Chicoutimi pour un séjour d'environ deux semaines. Bien sûr
j'ai un peu voyagé dans la région du Saguenay et du Fleuve
Saint-Laurent. Pour diverses raisons de combines administratives il y a
eu une parenthèse pendant laquelle j'ai été officiellement employé
pendant quelques semaines par une autre société, à Crolles, mais
c'était toujours pour le même travail, surtout de la cartographie
d'aléa climatique. Je suis partiellement à l'origine de l'utilisation
rationnelle de ces contrepoids qu'on voit sur les câbles de certaines
lignes électriques en montagne.
Je m'étais un peu essayé au parapente, très modestement, en suivant
deux fois une initiation d'une semaine, en Matheysine. Un souvenir
particulier est un vol sur le Châtel (que les huguenots du Trièves
appellent le Bonnet de Calvin) : nous avions volé en compagnie
d'aigles royaux qui sont présents sur cette montagne. Je n'ai jamais
fait de vol en duo. J'avais envisagé de m'équiper en matériel, mais
outre le prix plusieurs éléments m'en ont dissuadé, comme la crainte de
ne plus rien faire d'autre et aussi de contrarier les loisirs avec
Françoise et notre fils Pierre.
En 1990 nous commencions à avoir un peu d'aisance financière. Mon court
passage en Nouvelle-Zélande sur le chemin de l'Antarctique m'avait
donné une forte envie de visiter ce pays. Alors nous sommes partis tous
les trois vers les antipodes. Pierre qui n'avait pas encore dix ans a
raté quelques jours de classe, avec la bénédiction de son professeur
d'école. Nos billets d'avion prévoyaient une escale d'un jour complet à
Bali, ce qui a fait un premier contact avec l'Asie pour Françoise et
Pierre. En sortant de l'aéroport à Auckland nous avons facilement
trouvé un loueur de camping-car et nous avons visité les deux îles
principales. C'était notre premier grand voyage en famille après le
séjour en Australie. Pierre était assez grand pour en conserver des
souvenirs, en particulier de la faune observée, les manchots, les
otaries, les wekas et les albatros. Il avait aussi été impressionné par
les gigantesques pieds d’un géant polynésien qui dormait sur un banc de
l’aéroport.
Quelques années plus tard, en août 1993, nous sommes allés au Brésil
afin d'accueillir Alex dans notre famille. Nous sommes restés quatre
semaines, principalement à Saõ Carlos, petite ville dans l'État de Saõ
Paulo. Notre contact local nous avait prêté sa Volkswagen Brasilia, qui
était déjà une voiture vintage. Il avait aussi arrangé quelques jours
dans la petite station balnéaire de Caraguatatuba, et à cette occasion
nous avons loué une Volkswagen Gol qui fonctionnait à l'alcool. Comme
Alex avait à peine onze ans, Pierre conservait son droit moral
d'aînesse et tout allait bien ou presque. C'était notre premier voyage
en Amérique du Sud.
C'est aussi cette année-là que j'ai voulu changer d'emploi. Un
instrument de géophysique, le radar de subsurface, commençait à faire
partie des appareils utilisés en géotechnique. J'avais eu l'occasion de
m'initier à ce procédé non-destructif d'imagerie du sous-sol. Une
petite société spécialisée dans la géotechnique souhaitait s'équiper de
cet appareil, plutôt coûteux. J'ai commencé à travailler avec eux et je
suis allé apprendre à utiliser l'appareil chez le fabricant, au New
Hampshire, sur la Côte Est des États-Unis au tout début de 1994. Là-bas
j'ai assisté à une de ces impressionnantes tempêtes de neige qui
frappent parfois la Nouvelle-Angleterre. C'était ma deuxième visite aux
USA, dix ans après l'étude bibliographique de 1984, mais je n'avais
toujours pas vu grand chose de cet immense pays.
J'ai travaillé quelques années dans cette société, essentiellement dans
la moitié sud de la France. Dans ce contexte géotechnique je pratiquais
aussi le contrôle de pieux et les essais de pénétration, ce qui faisait
bien ricaner mon entourage. Nous avons eu quelques difficultés et j'ai
repris ma liberté à la faveur d'une restructuration. Mes indemnités de
chômage, surtout liées à mon emploi précédent, étaient confortables.
Ayant repris contact avec la société d'intérim pour laquelle j'avais
travaillé auparavant, j'ai alterné pendant quelque temps les périodes
de travail temporaire et de chômage. J'ai aussi fait un peu de travail
au noir, je peux le dire maintenant car il y a prescription. C'était
avec une société de logistique qui travaillait essentiellement dans le
domaine des équipements pour laboratoires pharmaceutiques. On m'avait
chargé tout spécialement de liquider les « loups », ces
retards de livraison au client final dus à des délais ou erreurs de
livraison du fabricant. J'ai plusieurs fois livré moi-même quelques
flacons spéciaux à un grand laboratoire ou institut de biologie situé
près de Lyon. C'était plutôt intéressant, pourtant ce n'était pas une
vocation et après quelques mois j'ai repris les emplois techniques.
C'est aussi vers cette époque que des potes d'une petite société de
géophysique m'ont proposé une étude d'impact. Il s'agissait de
contredire, presque point par point, une étude d'impact favorable à
l'extension d'une carrière du côté de Vaison-la-Romaine. Cette
contre-étude était commandée par les vignerons du coin. J'espère avoir
contribué à limiter les nuisances. En tout cas j'ai bien aimé ce
travail d'environ deux mois, même si ça ne m'a pas emmené plus loin que
Vaison-la-Romaine.
Toujours vers la fin des années 90 j'ai eu un emploi dans une société
qui fabriquait des machines spéciales, sur ce qu'on appelait la ZIRST
de Meylan et qui est plus tard devenue Innovallée, ça sonne mieux.
C'était un atelier où on réalisait des machines uniques destinées à
tester des organes pour l'automobile, comme des pompes à essence ou des
alternateurs, ou encore des disjoncteurs électriques. Il y avait donc
beaucoup de montages de châssis et supports, de vérins pneumatiques, de
petits moteurs… Bref, le rêve d'un bricoleur. De plus le chef d'atelier
nous laissait faire un peu de perruque avec le tour ou la fraiseuse.
J'ai été salarié directement par cette société pendant un an. Un jour
j'ai été envoyé du côté de Rouen pour régler une machine qui contrôlait
des appareils électriques. Le client, très satisfait, a même envoyé un
fax élogieux sur ma prestation, ce qui est plutôt sympa. C'est le seul
déplacement que j'ai fait en liaison avec ce boulot.
Ces années-là je participais souvent aux petites courses à pied
organisées dans l'Isère, toujours à mon niveau très modeste. Alex
faisait les courses dans sa catégorie d'âge, avec beaucoup plus de
succès. Il était inscrit au GUC, club d'athlétisme de Grenoble, et
tenait bien sa place dans les interclubs et championnats
départementaux. Ma seule course à l'étranger a été le Marathon de
Turin. Je préférais les petits marathons sans prétention où nous étions
beaucoup moins nombreux.
L'année 1999 a sans doute été déterminante pour ma vie professionnelle.
Il se trouve que j'ai oublié de me rendre à un rendez-vous dans une
agence d'intérim. Que se serait-il passé si je n'avais pas oublié cet
entretien ? C'est un autre point de départ pour une uchronie, mais
personne ne va raconter cette histoire parallèle. Quelques jours plus
tard mon agence habituelle m'a proposé une mission importante. À
Sassenage la Division des Techniques Avancées de la société Air Liquide
cherchait en urgence un technicien pour aller démarrer une de ses
installations en Belgique. Il faut croire que j'ai fait illusion
pendant la prise de contact à Sassenage, ou alors ils étaient vraiment
désespérés. Bref, après une semaine à essayer de comprendre comment
lire un schéma électrique et à potasser les documents, je me suis rendu
en Belgique wallonne où on m'attendait avec impatience. En réalité le
client n'était pas tout à fait prêt, heureusement pour moi. J'ai donc
eu tout le temps de faire mon boulot en compagnie de Giuseppe, le
technicien du client. Lui, il a bien dû se rendre compte de mon
ignorance profonde du métier, mais tout s'est bien passé. J'ai appris
beaucoup de choses sur les capteurs et l'instrumentation, et aussi un
peu sur la cryogénie, tout ce qui allait devenir le cœur de mon
activité principale. J'ai bien sûr visité la Belgique pendant les
quelques semaines de ce chantier. Beau petit pays très accueillant.
Puisque le démarrage de cette installation en Belgique s'était bien
passé, que le client était content, on a souhaité me garder à
Sassenage. Comme j'étais toujours en intérim j'ai officiellement et
successivement remplacé beaucoup de monde pour rester en règle avec les
conventions du travail temporaire. En réalité j'ai alterné le travail
sur la zone d'essais du site et les missions de démarrage
d'installations. Un démarrage peut durer une semaine pour une machine
très simple, hors complication, et jusqu'à plusieurs mois pour une
installation plus complexe, voire plusieurs années pour des gros
chantiers qui dépendent fortement de l'avancement de l'infrastructure
du côté du client (et aussi de la quantité de documents réglementaires
qui sont exigés). Si je ne me trompe pas, cette année 1999, outre des
petits chantiers en France j'avais fait une petite maintenance en
République Tchèque, une mission à Catania en Sicile et une mission à
Singapour. Depuis Singapour j'avais pu me permettre quelques virées en
Malaisie, et j'étais allé jusqu'à Malacca.
Ensuite comme on avait besoin de moi sur le long terme, on m'a proposé
une embauche en CDI, que j'ai acceptée, et au premier janvier 2000 j'ai
été salarié de ce grand groupe. J'y suis resté jusqu'à la retraite, et
même un peu au-delà comme consultant. Ce n'est qu'à partir de 2003 que
j'ai tenu une feuille de calcul mémorisant tous mes déplacements
professionnels, donc je situe mal l'ordre des voyages précédant cette
date, et j'oublie sans doute plusieurs chantiers qui ne m'ont pas
marqué. Je me souviens quand même qu'en janvier 2000, juste après mon
embauche, j'ai eu une mission en République Tchèque. Sur mon chantier
enneigé il faisait ‑16 °C. Les ouvriers locaux avaient leur fiole
d'antigel à usage interne dans la caisse à outils, et ils tenaient à la
partager. Malgré la neige sur les routes j'avais fait une petite
excursion en Slovaquie. En décembre de cette même année j'avais un
petit chantier à Singapour. Là-bas on prenait peu de congés, mais en
2000 il y avait une sorte d'alignement des planètes : la fin du
Ramadan, une fête hindoue et Noël arrivaient en même temps. Singapour a
été mise au ralenti pendant plusieurs jours et nous avons eu quatre
jours complets de congés. J'en ai profité pour aller jusqu'au Parc
National de Taman Negara en Malaisie, en train, bus, taxi et bateau,
pour une visite beaucoup trop courte. Un des taxis était une très
vieille Mercedes, avec encore le compteur en miles qui, traduit en
kilomètres, avait largement dépassé le million, soit vingt-cinq fois le
tour de la Terre.
Ces missions à l'étranger apportaient un complément de salaire, et en
général je faisais un peu de gras sur les frais de mission
forfaitaires. Avec les revenus professionnels de Françoise nous avions
retrouvé un peu d'aisance financière. Nos enfants Pierre et Alex
devenaient de jeunes adultes autonomes, et au printemps 2001 Françoise
et moi sommes partis en voyage au Cap-Vert, notre première escapade
hors d'Europe ensemble depuis longtemps. Les années suivantes ont
apporté beaucoup de voyages professionnels, et aussi quelques voyages
de loisirs, seul ou avec Françoise. Ainsi en 2002 nous sommes allés
tous les deux en Nouvelle-Zélande, douze ans après notre première
visite à trois. Je parlerai plus loin de ces voyages de loisirs.
Mon temps de travail était de 210 ou 211 jours dans l'année.
Faites le calcul, ça fait 10 semaines de non-travail. J'avais donc
pas mal de congés, avec la souplesse de pouvoir les cumuler d'une année
sur l'autre. J'ai donc commencé à prendre des vacances de plusieurs
semaines, et pourquoi pas vers des destinations encore peu fréquentées.
De plus je pouvais profiter de billets d'avion à prix réduit avec tous
les vols accumulés sur plusieurs compagnies aériennes. Mais j'en
parlerai plus loin.
Je ne vais pas citer ici l'intégralité de mes voyages professionnels,
je vais seulement parler succinctement de ceux qui m'ont laissé des
souvenirs. À partir de 2003, comme je le disais plus haut, je sais très
exactement où j'étais professionnellement, grâce à une feuille de
calcul que j'ai bien tenue à jour. Pour les voyages personnels
significatifs j'ai souvent préparé une petite page web et je pourrais
aussi retrouver la date d'après les photos numériques. Cependant, au
lieu de faire une liste chronologique je vais plutôt les classer par
grandes régions du monde, en y mêlant quelques voyages
non-professionnels.
Commençons par le moins exotique, c'est à dire l'Europe. Avant les
années 2000, plus précisément avant 1999, j'avais peu voyagé sur notre
continent. À partir de ces années-là j'ai travaillé sur pas mal de
chantiers, que ce soit pour des installations nouvelles, des
maintenances régulières ou pour des interventions d'urgence. Je suis
resté longtemps au CERN, entre la Suisse et la France, pendant
plusieurs années j'ai fait des maintenances régulières à Berlin et dans
la vallée de l'Elbe, et il y a eu d'autres chantiers en Allemagne, des
missions en Grande-Bretagne, en Suisse, aux Pays-Bas, en Belgique, en
République Tchèque, en Slovénie… et une courte intervention en Suède en
décembre 2023. En 2024 j'ai aussi travaillé un peu en Hongrie.
En Italie j'ai passé beaucoup de temps sur plusieurs chantiers, ma
connaissance de la langue étant sans doute un argument pour ces
prestations. J'ai eu plusieurs missions en Sicile, et comme j'ai lu
beaucoup de livres d'Andrea Camilleri j'ai appris quelques mots et
expressions du dialecte sicilien (è una camurrìa !). Je parle
raisonnablement l'Italien, mais heureusement je ne le parle pas assez
bien pour risquer de passer pour un Milanais, comme on appelle en
Sicile les gens de l'Italie du Nord. Puisque j'étais en quelque sorte
allé en éclaireur j'ai pu retourner avec Françoise et servir de guide
dans plusieurs régions italiennes. Nous sommes aussi allés dans des
régions de la péninsule que je ne connaissais pas du tout, et partout
nous avons su apprécier la gastronomie locale.
Je n'ai jamais travaillé en Espagne. En revanche mon employeur m'avait
accordé en 2007 quelques jours d'initiation à la langue espagnole, du
côté de Madrid. C'était avant la folie des dossiers partagés et des
réunions sans intérêt, quand les sociétés avaient encore un peu de bon
sens, et surtout des ressources à utiliser à bon escient.
Ensuite parlons un peu de l'Amérique du Nord. J'ai déjà évoqué les
voyages des années 80 et 90 au Canada et aux États-Unis. Avec ce
nouveau métier de cryogéniste il y a eu de nouvelles occasions de
voyages professionnels. Le premier de ces voyages en Amérique du Nord
pendant l'ère cryogénique a été à Détroit, au mois de mai 2004.
L'industrie automobile US qui avait longtemps été le soutien de la
ville avait déjà beaucoup souffert, et Détroit ressemblait à une ville
sinistrée. Cette même année, à la fin de l'été 2004 avec Françoise nous
avons traversé le Canada, des Provinces Maritimes jusqu'au Pacifique,
et j'en parlerai plus loin.
En 2013 j'ai passé quelque temps à Vancouver, ma quatrième visite dans
cette belle ville du Pacifique. Avec mes collègues je suis allé à
Victoria, sur l'île de Vancouver, où j'étais déjà allé en 1984.
Ensuite il y a eu deux missions, chacune d'une quinzaine de jours, au
Texas, pas loin du Golfe du Mexique. C'est un territoire avec des zones
humides où on voit facilement des alligators, des tortues aquatiques et
beaucoup d'oiseaux. Le siège régional de la société est à Houston, et
en cas de panne de l'installation on appelle le siège en disant
« Allo Houston, nous avons eu un problème ». J'ai visité
Galveston et je suis allé jusqu'à Baton Rouge en Louisiane. Les bayous
et le passage sur le fleuve Mississippi ont été les grands moments de
ce voyage, mais la nourriture cajun est également mémorable. Les Texans
sont fidèles à leur réputation. Ils allaient tous au travail dans un
énorme véhicule tout-terrain. Je vais placer une petite anecdote, quand
même. Sur la machine des Siciliens le mot de passe était
« Bellini », comme le compositeur de Norma et de La
Somnambule ; pour les Texans le mot de passe était
« Reagan ». On voit la différence culturelle.
Ma plus longue mission aux États-Unis d'Amérique a commencé après mon
départ à la retraite, quand j'ai été employé comme consultant pour des
projets de cryogénie. En réalité avec ce titre ronflant je faisais
toujours le même travail de démarrage et maintenance d'installations.
Ce chantier était à Stanford, en Californie, sur le site de
l'accélérateur de particules appelé SLAC et le responsable de la
Cryogénie était mon ancien collègue Éric. La mission s'est faite en
plusieurs fois, au total je suis resté cinq mois sur ce chantier. Je
logeais à Palo Alto, au centre de la Vallée du Silicium, et pour le
dernier séjour j'avais trouvé une chambre à East Palo Alto, un quartier
beaucoup moins bobo. Je n'ai jamais eu d'attirance particulière pour
les États-Unis, mais le nord de la Californie est une région très
intéressante. Il y a San Francisco, bien sûr, mais aussi les paysages
de la côte entre l'Oregon et Big Sur, les phoques, les otaries, les
éléphants de mer et les baleines. Mon neveu Laurent habitait avec sa
famille à Santa Cruz, et ils m'ont invité plusieurs fois. La Sierra
Nevada n'est pas loin, avec Yosemite National Park, les séquoias
géants, le Lac Mono… Vers la fin de mon séjour je suis allé jusqu'à la
Vallée de la Mort.
Il y a eu enfin un petit séjour du côté de Las Vegas, au Nevada, en
juin 2024. On m’avait souvent dit que le Strip de Las Vegas la nuit (la
grande avenue des casinos où, passif, le croupier fait tourner ses
roulettes) était une des choses à voir aux États-Unis, avec le Grand
Canyon du Colorado. Je n’ai toujours pas vu le Grand Canyon, mais j’ai
pu faire de longues et belles promenades dans les régions
semi-désertiques du Nevada.
Passons à l'Asie. C'est le continent où je suis allé le plus pour
raisons professionnelles, et aussi où je suis allé le moins pour des
voyages personnels, en dehors de l'Antarctique, bien sûr, où je ne suis
jamais allé en touriste. J'ai déjà parlé de la mission au Japon en
1985, lorsque j'étudiais la neige collante. Avec le métier de
cryogéniste les occasions ont été nombreuses. Il y a d'abord eu les
deux petits chantiers à Singapour, évoqués précédemment, avec les
escapades en Malaisie. En 2019 j'ai eu deux nouvelles missions dans le
sud de la Malaisie, et j'en ai profité pour visiter de nouveau Malacca
et surtout pour passer quelques jours sur Pulau Tioman, une île avec
beaucoup de varans.
J'ai passé plus de temps dans d'autres pays. Le premier où je suis
resté longtemps est le Qatar, en 2004-2005. Il s'agissait d'un gros
chantier pour lequel j'ai supervisé une partie du montage, avant de
participer à la mise en service. Contrairement à mes chantiers
habituels où j'étais seul ou avec au maximum un collègue, cette fois
nous étions nombreux sur le site, avec une petite dizaine de Français,
quelques superviseurs étrangers et beaucoup de travailleurs d'Asie du
Sud, surtout des Indiens. Je dois dire que les prescriptions de
sécurité sur le chantier étaient extrêmes, il n'était pas question de
prendre la moindre liberté avec les règles de protection des personnes
comme on le faisait parfois en Europe dans le passé, sans parler des
nombreuses régions où de telles normes n'existent pas. Ces règles de
sécurités sont basées sur ce qui se fait aux USA, donc similaires à
celles qui existent en Europe, mais elles sont renforcées pour faire
face à des ouvriers qui pour certains sont peu qualifiés. Je me
souviens de la formation de sécurité de base pour les nouveaux
arrivants. On nous apprenait qu'il ne faut pas dormir sous un véhicule,
ni boire l'eau des flaques qui se forment après un orage. Cette main
d'œuvre ne coûte pas cher et le pays est riche. C'est pourquoi un
massif en béton qui doit seulement supporter une machine sera gratté,
poncé, mastiqué, apprêté avec un enduit, poncé de nouveau et peint avec
plusieurs couches d'une peinture de qualité supérieure. Pareil pour la
rampe d'escalier qui est ainsi parfaitement lisse, et cependant il y a
obligation de la tenir avec des gants pour ne pas prendre le risque de
se blesser. Il arrive quand même qu'on choisisse de faire un travail
tout seul plutôt que de le confier à une équipe de quinze Indiens, ça
va plus vite, surtout s'il faut monter une pièce de quinze kilos au
deuxième étage, parce que sinon il faut que le chef d'équipe coordonne
les baliseurs de zone, les élingueurs, les assistants élingueurs, le
conducteur de la grue, l'assistant du conducteur, les surveillants de
zone et l'officier de sécurité.
Pour la plupart des occidentaux détachés au Qatar il n'y avait rien à
faire dans le pays, hormis passer son temps dans les bars des quelques
hôtels qui servaient de la bière, ou à la rigueur traîner dans le
centre commercial. Heureusement dans notre groupe il y avait Marc.
Comme moi il tenait à découvrir les merveilles que cachait ce pays.
Presque tous les vendredis nous sommes allés quelque part avec notre
chauffeur Yousaf, un Indien du Kerala qui travaillait au Qatar depuis
plusieurs années. Avec les ressources disponibles, c'est à dire les
journaux, les souvenirs de quelques vieux Qataris et aussi des articles
sur Internet, nous avons pu trouver chaque semaine quelque chose
d'intéressant à visiter. Le Qatar n'est certainement pas le plus beau
pays du monde par ses paysages, ni par sa faune ou ses monuments
historiques. Cependant le secret du bonheur n'est-il pas d'aimer ce
dont on dispose ? Nous avons ainsi vu des formations géologiques
singulières, une zone de mangrove, un trou karstique profond, des
palais en ruines, de très vieilles mosquées abandonnées ou encore des
zones agricoles. Yousaf qui parlait hindi, arabe et anglais, en plus du
malayalam sa langue maternelle, a été précieux pour obtenir des
renseignements auprès des locaux, bédouins ou ouvriers immigrés. Un
jour Yousaf parlait en hindi avec des ouvriers agricoles qui lui ont
suggéré de discuter avec le régisseur, et celui-ci nous a proposé de
rencontrer le patron, un riche propriétaire, un cheikh, comme on dit.
Le cheikh nous a invités à visiter son musée personnel, sous la
guidance de son majordome. Le musée aurait fait pâlir d'envie les
conservateurs de bien des villes de province.
Pour cette mission je suis resté un an au Qatar, avec quelques retours
en France. J'ai aussi pris quelques jours de vacances à Oman, où j'ai
voyagé en bus et en voiture de location. Très beau pays, où je suis
retourné quelques années plus tard avec Françoise.
En 2013 j'ai eu une nouvelle mission au Qatar, juste pour quelques
semaines. Malheureusement cette fois il n'y avait pas Marc, et personne
n'était intéressé par des excursions hors de Doha. De plus les
authentiques vieux quartiers avaient été rasés pour faire place à un
horrible faux-ancien censé attirer les touristes. Cette frénésie
destructrice est, hélas, bien regrettable.
Je suis resté longtemps en Corée du Sud. En général on dit simplement
la Corée, sans préciser laquelle. On précise seulement quand il s'agit
de leur voisin du nord où il est plus exceptionnel de se rendre
(d'ailleurs ce cas de Corée nous turlupine). J'ai calculé que je suis
resté au total un an et demi en Corée, entre 2006 et 2024. Je ne
m'étais pas intéressé auparavant à ce pays, et la surprise a donc été
encore plus agréable. Le pays est montagneux, et les lieux facilement
habitables sont rares. Il en résulte que les zones non habitées sont
nombreuses et propices à la promenade. Mon premier chantier au Pays du
Matin Frais était en bord de mer, au sud-est de la péninsule. Je
résidais dans un très bel hôtel sur la rive du Lac Bomun, près de
Gyeongju. C'est une ville chargée d'histoire, avec des vestiges de sa
splendeur ancienne. Cet hôtel luxueux attirait une clientèle
internationale. J'affectionne la cuisine coréenne, même si souvent
j'aurais aimé que la couleur rouge des plats provienne de la tomate
plutôt que du piment. Le buffet du soir comme celui du petit-déjeuner
était somptueux, et je suis resté assez longtemps pour goûter à presque
tout. Je voyais souvent des étrangers qui ne touchaient pas à autre
chose que du riz et des nuggets de poulet, et je trouvais ça bien
triste. Les Français sont loin d'être les plus réticents devant une
gastronomie exotique.
Dans ce grand hôtel il y avait six soirs par semaine un couple de
musiciens-chanteurs. J'ai assisté aux représentations de plusieurs de
ces couples, qui restaient sur place pendant quelques semaines. Il
venaient tous de Bulgarie, il doit y avoir dans ce pays une filière
pour ces duos d'artistes. Leur répertoire très consensuel était
largement basé sur la Variété Internationale, avec parfois une touche
de Country. Après quelques temps, on se saluait d'un hochement de tête
quand on se croisait dans l'hôtel (a nodding acquaintance, comme disent
les anglophones). J'ai discuté un peu avec un de ces duos de Bulgares,
qui avait plutôt bon goût. Quand ils ont su que j'étais français ils
m'ont dit « Alors nous allons chanter quelques chose pour
toi ». Ils ont aussitôt attaqué « Voyage, voyage »,
chanson célèbre de la chanteuse Desireless. Cette circonstance m'a plus
tard suggéré un titre pour rassembler ces souvenirs personnels. J'ai
préféré utiliser le pluriel.
Près de Gyeongju, une des collines où j'allais souvent le dimanche est
parsemée de monuments sacrés et de roches sculptées. Sur ces chemins
très faciles je croisais ou je dépassais des groupes de Coréens, vêtus
comme nous quand nous allons au Mont-Blanc, ou pour le moins équipés
comme pour un raid d'un mois en terrain hostile. Les Coréennes ont une
crainte panique de bronzer et portent un couvre-chef très large,
souvent des gants, et même parfois un masque. Une fois un de ces
Coréens m'a filmé, en insistant sur mes sandales. Il a dû me prendre
pour un Sauvage.
Toujours en Corée j'ai passé quelque temps à Daejeon, la ville de la
Science. C'est pendant cette mission à Daejeon, au début de l'année
2008, que notre fils Alex nous a quittés. Depuis, il ne s'est pas passé
un jour sans que je pense à lui. Quand je suis parti au petit matin
pour rentrer à Grenoble mes trois collègues m'ont accompagné à la gare
routière de Daejeon, et une dizaine de jours plus tard quand je suis
retourné en Corée ils étaient là pour m'accueillir. Ce sont des gestes
d'amitié qui nous marquent.
Il y a eu d'autres voyages en Corée au fil des années, plusieurs fois à
Pohang, à Ulsan, et de nouveau à Daejeon ou à proximité. J'avais assez
vite appris à lire le Coréen, ou plutôt à déchiffrer très lentement
l'écriture, mais sans connaître la signification des mots. Je n'ai
jamais appris à le parler, me contentant de savoir quelques mots
signifiant bonjour ou merci, et aussi quelques noms de plats de la
cuisine coréenne.
Il y a eu plusieurs chantiers en Chine, plus d'un an et demi en temps
cumulé, entre 2007 et 2019. Je n'étais pas attiré par ce pays, mais je
n'ai pas refusé ces missions, il y avait alors des dictatures bien
pires. C'était en général des chantiers dans des laboratoires
dePhysique ou des industries à la périphérie de villes chinoises de
quelques millions d'habitants, essentiellement dans l'est de la
Chine : plusieurs chantiers du côté de Beijing et de Shangaï, mais
aussi à Wuhu et à Hefei. Les Chinois ne se comportent pas comme nous.
En Occident on n'emmerde pas les autres, et en échange on ne supporte
pas d'être emmerdé. Pour les Chinois c'est le contraire, ils acceptent
volontiers d'être emmerdés, pourvu qu'on les laisse emmerder les
autres. Comme les Qatariens, ils aiment le faux-vieux, c'est à dire les
reconstructions de quartiers ou de monuments anciens : les
tronçons de la Grande Muraille qui attirent les visiteurs ont été
complètement reconstruits il y a peu de temps et les quartiers
authentiques des régions habitées par les minorités ethniques ont
souvent été détruits pour être remplacés par du toc tape-à-l’œil.
Mon chantier le plus long a été du côté de Beijing en 2008. J'y suis
resté presque six mois sans revenir à la case départ, pour mettre en
service une machine qui fait de l'hydrogène liquide pour les fusées
chinoises. J'ai eu le temps de raconter quelques anecdotes sur une page
web, pour m'occuper le soir. Comme il y a eu un arrêt de dix jours sur
le chantier, l'envie m'est venue de visiter les provinces de l'ouest et
pour ça j'ai fait appel à une guide que j'avais rencontrée avec des
collègues français du côté de la Cité Interdite. Sans son assistance
j'aurais eu beaucoup de mal pour voyager, ne serait-ce que pour prendre
un billet de train ou un taxi local. Nous avons visité la région de
Dunuhang dans la province du Gansu, et ensuite la ville de Turpan et
ses environs dans la province du Xinjiang. Les paysages sont
grandioses, et ce n'est pas la Chine des grandes villes de l'Est.
D'ailleurs les gens sont culturellement et ethniquement différents. À
Turpan des vieux me saluaient en me disant « Salam Aleikum »
et bien sûr je savais quoi répondre. Au Xinjiang nous avons poussé
jusqu'à Urumqi, la grande ville Ouïghoure qui se voyait comme la grande
métropole de l'Asie Centrale mais qui a vu ses ambitions anéanties par
le pouvoir chinois. C'était la fin du Ramadan, et ma guide ne savait
presque rien des pratiques musulmanes. Je regrette un peu de n'avoir
pas eu le temps d'aller jusqu'à Kashgar pour voir cette ville avant sa
transformation ou plutôt sa destruction par les Chinois.
À l'occasion d'une autre mission en Chine j'ai aussi eu un peu de temps
libre et je suis allé visiter la province de Mongolie Intérieure, avec
la même guide. Région intéressante également, avec des paysages
différents. À Manzhouli près de la frontière les commerçants parlent
aussi le russe. Je n'avais jamais vu une ville chinoise aussi propre.
Il y a aussi eu une mission de plusieurs mois à Shanghai. J'ai un peu
visité la région. Mes collègues chinois m'avaient emmené voir Hangzhou
et le Lac de l'Ouest. Je vais quand même dire quelque chose de bien sur
la Chine. Dans les parcs publics on voyait de vieux chinois, équipés
d'un seau d'eau et d'un long pinceau, qui s'adonnaient à la
calligraphie sur les dalles en ciment. Le soleil avait tôt fait
d'évaporer leurs œuvres : beauté de l'éphémère. Voilà pour la
Chine.
J'ai aussi travaillé à Hong Kong, d'abord une semaine en 2011, puis
pendant six semaines en 2012, à l'université
H K U S T. Hong Kong était déjà rétrocédée à la
Chine, mais gardait encore son autonomie, la Chine attendant encore
quelques années avant de violer les résolutions sur ce territoire. Les
occidentaux comme moi n'avaient pas besoin d'un visa pour se rendre à
Hong Kong, alors que les Chinois en avaient besoin. Ce n'était pas
encore la Chine, donc, d'ailleurs la civilisation British était bien
présente. Les gens faisaient sagement la queue en une longue file
indienne pour monter dans l'autobus à impériale. En Chine, combien de
fois ai-je éjecté de la queue quelqu'un qui cherchait à passer devant
moi ? Souvent, et en général avec une certaine violence et un
plaisir certain. Hong Kong n'est pas que la ville de gratte-ciels, la
City, souvent représentée sur les cartes postales ou les journaux. Sur
l'île principale il y a des grands espaces presque naturels. Il y a
aussi plusieurs petites îles dans le territoire, certaines presque
désertes, mais desservies en fin de semaine par un petit bateau. Il y a
aussi des îles habitées, pour la plupart sans voitures et avec quelques
restaurants pour bien compléter la promenade. Sur Peng Chau il y même
un bistro français qui s'appelle « Les copains d'abord » et
qui présente une grande peinture murale avec les vieilles gloires de la
chanson française. Un dimanche je suis allé à Macao, à la riche
architecture coloniale portugaise. La traversée entre Hong Kong et
Macao dure moins de deux heures. J'étais plus intéressé par la vieille
ville que par les casinos.
C'est à la fin de ce séjour à Hong Kong que j'ai pris une semaine de
vacances pour aller aux Philippines. Il y avait beaucoup de Philippins
et de Philippines à Doha et encore plus à Hong Kong, surtout du
personnel de maison. J'avais connu quelques Philippins sur mon chantier
du Qatar, en général à des postes qualifiés. Le samedi à Hong Kong les
employées de maison, c'est à dire les bonnes, se réunissent dans les
coursives ventées ou dans les parcs pour pique-niquer entre copines.
Dans cet immense archipel des Philippines je suis allé sur trois îles.
Cebu m'a surtout servi comme point d'arrivée et de départ en avion,
depuis et vers Manille. Je suis allé en bateau d'abord sur Bohol, où
j'ai vu dans une zone protégée des tarsiers des Philippines, minuscules
primates aux yeux immenses. Ensuite Je suis allé sur l'île de Negros.
J'ai joint un petit groupe de touristes pour une sortie en bateau
autour d'une petite île où le spectacle sous-marin avec seulement un
masque et un tuba est fantastique. Le récif est extrêmement riche. J'ai
vu des tortues, beaucoup d'invertébrés marins, dont des comatules
(elles avancent, elles reculent…). J'ai aussi pris un sérieux coup de
soleil sur le bateau.
C'était ma seule mission à Hong Kong, en deux temps. Par la suite je
suis retourné plusieurs fois passer une nuit à Hong Kong où à Macao
pour renouveler un visa chinois : il fallait sortir du pays tous
les trente jours, et Hong Kong ou Macao étaient considérés comme une
sortie de Chine. Comme le trajet entre les deux territoires prend moins
de deux heures, je visitais parfois les deux pendant un week‑end.
Parlons un peu de l'Inde. Cet immense pays a toujours fasciné les
occidentaux. Certains sont des adorateurs inconditionnels, d'autres
détestent. Ma réaction est mitigée. C'est en 2004 que j'ai fait mon
premier voyage en Inde, pendant une dizaine de jours, pour la
maintenance d'une machine située dans la banlieue de Kolkata. Je me
suis rendu compte que le système des castes est toujours bien présent.
Je suis retourné au même endroit deux fois en 2010, avec un peu plus de
temps libre, et encore une fois en 2011. C'est ainsi qu'au printemps
2010 j'ai rendu visite à Yousaf, mon chauffeur du Qatar, qui profitait
de son congé annuel en famille au Kerala. Yousaf était très fier de ma
visite. Il m'a promené sur la moto familiale, une Royal Enfield Bullet.
J'ai mis toute ma confiance en ses talents routiers.
Les Anglais ont laissé à l'Inde une Administration. Les Indiens se sont
empressés de la complexifier, et leurs frères ennemis du Pakistan puis
du Bangladesh ont fait pareil. Il existe pour les étrangers un nombre
invraisemblable de types de visa. J'avais cette fois-là un visa d'un
mois, renouvelable à condition de sortir du pays. Le plus simple aurait
été de prendre un vol vers un pays qui ne me demande pas de visa obtenu
à l'avance, mais j'avais choisi de me rendre au Bangladesh en bus.
Après trois visites au Consulat du Bangladesh à Kolkata j'ai eu mon
visa, et j'ai fait le long et intéressant voyage vers Dakha, où j'ai
seulement passé une nuit avant de faire le voyage de retour.
Je dois dire que j'ai un peu de mal à supporter le bruit des centres
urbains indiens. Quand j'allais en ville à Kolkata il m'arrivait de
faire une longue pause dans le vieux cimetière anglais, lieu de silence
et de sérénité. C'est un peu triste à dire, mais en Inde je préférais
parfois les quartiers touristiques, calmes, aux quartiers autochtones,
toujours très bruyants. Que dire des Indiens ? J'ai souvent eu
l'impression qu'ils ne sont pas câblés comme nous dans la tête. Ils
peuvent faire une fixation sur un truc qui n'est ni prioritaire ni
bloquant, alors que nous préférons faire avancer le projet, sachant
qu'on pourra traiter ce truc plus tard. La main d'œuvre peu qualifiée a
un coût négligeable, donc les petits assistants à tout faire sont
nombreux. Souvent pleins de bonne volonté, mais mal dirigés et surtout
mal considérés par ceux qui ont le sentiment d'être supérieur. Un jour
j'avais étalé un assez grand nombre de feuilles de papier pour avoir
sous les yeux tous les documents qui me servaient pour mon travail. Un
de ces pauvres diables, pour se rendre utile et pensant que je devais
avoir chaud, avait pendant ce temps-là installé un puissant ventilateur
et l'a mis en service, pour me rafraîchir, moi et mes feuilles de
papier, qui sont devenues des feuilles volantes. Attention, en Inde les
ventilateurs n'ont pas la protection pour les doigts que nous
connaissons chez nous. Un soudeur anglais qualifié qui travaillait avec
moi a ainsi été blessé sérieusement alors qu'il étirait ses bras. Au
laboratoire des ouvriers avaient fait une sorte de rambarde, par
ailleurs très irrégulière et mal soudée. Pour la peindre on avait donné
à un de ces petits assistants un pot de peinture et un morceau de
chiffon, pas de pinceau, sans doute trop cher. Je pourrais raconter
beaucoup d'anecdotes de ce genre.
Ensuite à l'automne 2010 j'ai de nouveau pris deux semaines de congés
en Inde pendant un arrêt de mon chantier. Cette fois je suis allé vers
le nord, à Darjeeling, et ensuite au Népal, en bus et en train.
Darjeeling est proche du Kangchenjunga, point culminant de l'Inde et
troisième sommet de la planète. Les paysages avec les plantations de
thé sont pittoresques. À quelques kilomètres de Darjeeling on peut voir
l'Everest et les Annapurnas. Au Népal j'ai surtout visité les basses
terres, en particulier le Parc National de Chitawan avec ses rhinocéros
et ses crocodiles. Mon hôtelier m'avait emmené à la gare routière de
Pokhara, sur sa moto. Quand nous avons traversé la ville ça m'a fait
penser à cette image d'un album de Tintin, dans « l'Affaire
Tournesol », quand un automobiliste italien très pressé traverse
une petite ville un jour de marché.
J'ai déjà parlé un peu du Japon, où j'étais allé en 1985. Avec la
cryogénie j'y suis retourné plusieurs fois, sur plusieurs sites, entre
2003 et 2016. Le grandes villes gardent quelques spécificités
nationales, mais elles ont aujourd'hui beaucoup de similitudes avec les
autres grandes villes du monde. C'est pourquoi j'aime bien les
chantiers situés dans les plus petites villes. Par exemple au Japon il
y a eu un chantier à Nagoya et un autre à Kobe, deux très grandes
villes. Ma dernière mission au Japon a été en 2016 sur un gros projet à
Naka, pas loin de la mer, et je résidais à Mito, près d'un joli lac.
Cependant mon meilleur souvenir est un chantier en montagne près de
Nikkō. C'est une ville touristique, mais en hiver elle ressemble
davantage à un village. Près du chantier on pouvait voir des singes,
les macaques japonais qui supportent bien la neige.
Au Japon je ne suis allé que sur la grande île principale, Honshu,
jamais sur les autres grandes îles de l'archipel. Quand j'étais à Kobe
j'ai quand même fait deux excursions sur des petites îles de la baie au
large de Himeji.
Je crois que je me suis toujours bien entendu avec mes contacts locaux,
même s'il est difficile de savoir ce que les Japonais pensent de nous.
Je vais mettre la Turquie dans ce groupe des pays d'Asie. En effet mon
unique chantier turc était un peu au sud d'Ankara, et pendant mes
visites du pays je suis toujours resté à l'est du Bosphore, donc
toujours en Asie. Je suis allé sur ce chantier en 2016, 2017 et aussi
2023, donc plutôt récemment. Les premières fois avec un collègue j'ai
un peu visité Ankara, et aussi la Cappadoce. Nous sommes aussi allés à
Sinop sur la Mer Noire, la ville de Diogène, le type au tonneau avec la
lanterne, qui se disait cynique parce qu'il était bien copain avec les
chiens. J'ai aussi visité un site archéologique phrygien.
En 2023 je suis donc retourné sur le même chantier et cette fois j'ai
eu un peu de temps libre pour voyager dans le pays. Comme il s'agit
d'une mission récente mes souvenirs sont encore frais, surtout que je
ne crois pas souffrir déjà de cette maladie qui fait oublier le passé
immédiat alors qu'on se souvient de choses très anciennes. J'ai eu
quelques jours de congés et j'ai fait un assez grand périple vers la
Mer Noire puis vers le Caucase, au ras de l'Arménie et de la Géorgie,
au pied du Mont Ararat. J'ai une bonne vue, mais depuis la plaine je
n'ai pas réussi à apercevoir les débris de l'Arche de Noé. Je me suis
baigné dans le Lac de Van, un lac très alcalin à 1640 mètres
d'altitude. En superficie ce lac est six fois plus grand que le Léman,
ou trois mille fois plus grand que le Lac de Laffrey. Pour ceux qui
sont familiers avec cette notion, l'eau est à pH10, on n'a pas besoin
de savon. Sur le chemin du retour entre le Caucase et Ankara je suis
passé par Diyarbakır, la grande ville à majorité kurde. Cette même
année en Turquie je me suis aussi baigné dans la Mer Noire et dans la
Méditerranée, et j'ai encore fait quelques visites de sites
archéologiques, allant depuis les Hittites jusqu'aux Chrétiens du
Moyen-Âge.
J'ai aussi un peu travaillé en Asie Centrale, précisément à Baïkonour,
là où les Soviétiques puis les Russes ont lancé des fusées depuis les
années 50. La zone de Baïkonour se trouve au Kazakhstan, mais est
actuellement louée et essentiellement administrée par la Russie. En
2011 nous avions construit à l'intention d'une société russe une
machine destinée à faire le plein de xénon dans les réservoirs de
satellites. Une équipe russe était venue quelque temps à Sassenage pour
voir le matériel en phase de test. Il y avait le grand chef, deux
ingénieurs, et un traducteur anglais-russe, Anatoli, qui parlait aussi
d'autres langues, mais pas le français. Pendant leur visite le grand
chef a choppé une angine et un dimanche matin le traducteur m'a appelé
pour essayer de le soulager de ses souffrances, avec du bicarbonate de
soude ou autre chose. J'ai appelé mon copain Jacques, le médecin des
sportifs, qui a accepté de nous recevoir chez lui. Donc examen médical
pour confirmer l'angine, café offert et ordonnance pour des
médicaments, le tout gratuitement. Jacques m'a dit que c'était la
deuxième fois qu'il examinait une personne venant de Russie, mais que
la fois précédente c'était une championne de triathlon.
Ensuite la machine a été envoyée sur le cosmodrome de Baïkonour et j'ai
été chargé de la tester sur place. Je suis d'abord allé quelques jours
à Moscou, que Anatoli m'a fait visiter (« ♫ Il avait un joli
nom mon guide… ♪♪ » comme chantait Gilbert Bécaud).
Puis nous avons rejoint Baïkonour, une ville un peu artificielle qui
n'est probablement pas caractéristique du Kazakhstan. Dans les rues les
jeunes femmes kazakhes et russes rivalisent d'élégance. Nous étions
dans un hôtel en ville et tous les jours nous allions en autobus sur le
cosmodrome. J'ai aussi fait de longues marches dans la steppe,
probablement en dehors du périmètre autorisé sans un visa pour le
Kazakhstan. On y voit des hybrides de chameaux et de dromadaires. Ils
ont une bosse et demie. Un jour nous sommes tous allés nous baigner
dans la Syr-Daria, une rivière qui alimente la Mer d'Aral. Quelques-uns
se sont essayés à la pêche et ont réussi à attraper des poissons.
J'avais acheté une bouteille d'Armagnac pour partager avec mes Russes
et je l'avais offerte quand nous nous mettions à table un soir au
restaurant. Comme ils voulaient la boire immédiatement j'insistais pour
qu'on la boive dans les règles, c'est à dire après le café, alors que
nous en étions au potage. Les Russes se sont consultés un instant, puis
par l'intermédiaire d'Anatoli ils m'ont dit : « On va
commander un café tout de suite ». C'est ce qu'ils ont fait.
Le travail s'est bien passé, le séjour aussi. J'ai eu la chance de voir
des lancements de fusées Soyouz, et après un nouveau passage par Moscou
je suis revenu en France.
Passons de nouveau à l'Extrême-Orient avec Taïwan. Je n'ai eu qu'une
seule mission, d'ailleurs plutôt courte, dans ce pays. C'était en 2009,
l'année où j'ai en fait très peu travaillé, histoire de rattraper
beaucoup de congés en retard. Je ne connaissais pratiquement rien à ce
pays, j'avais même une idée extrêmement vague de sa géographie. Je
travaillais à Hsinchu, ville de science et d'industrie, avec aussi
quelques beaux monuments anciens. L'amabilité des Taïwanais surprend
agréablement quand on est d'abord allé en Chine. Le centre et l'est de
Taïwan montrent des paysages grandioses, avec une soixantaine de pics
qui dépassent 3000 mètres. À la fin de la mission j'ai passé
quelques jours à Hualien, dans le sud-est du pays. Il y a des falaises
vertigineuses qui plongent dans la mer et aussi la Gorge de Taroko.
J'avais pris le bus qui mène à l'amont de la gorge pour la descendre à
pied, pas loin de quarante kilomètres avec tous les détours dans la
végétation luxuriante.
J'ai profité d'une sortie obligatoire de Chine pour retourner quelques
jours à Taïwan en 2018. De nouveau j'ai parcouru la Gorge de Taroko et
je me suis baigné dans la Mer des Philippines.
Enfin pour être exhaustif dans ces missions en Asie il reste l'Arabie
Saoudite, où j'ai fait deux courts séjours en 2010 et en 2019, avant
une longue mission en 2021-2022. C'était à chaque fois près de Jubail,
dans la région industrielle qui s'étend le long du Golfe
Arabo-Persique. Comme dans les pays voisins il y a de rares locaux bien
qualifiés et une importante main d'œuvre immigrée, surtout originaire
de l'Inde, du Pakistan et des Philippines. Il y a aussi les gens comme
moi, venus apporter une compétence supplémentaire pour quelques
semaines ou quelques mois. On nous avait logés au Hilton, et au
petit-déjeuner nous étions tous en tenue de travail, certains avec déjà
le casque de chantier sur la tête.
Je n'ai pas vu grand chose de cet immense pays. J'ai quand même fait
quelques grandes promenades à pied, mais le désert autour des villes a
des allures de dépotoir. À quelques kilomètres au sud il y a, entourée
à distance d'une clôture, la ruine d'une très ancienne église
assyrienne. Curieusement elle n'avait pas été détruite par les zélotes
religieux.
Passons à l'Océanie. J'ai déjà évoqué le passage en Nouvelle-Zélande à
l'occasion de ma première mission en Antarctique. J'ai parlé aussi du
séjour en famille à Melbourne à la fin de mes études, en 1982-1983. Je
ne suis pas retourné en Australie jusqu'en 2014. Cette année-là je suis
allé deux fois, pour une quinzaine de jours, du côté de Sydney. Il
s'agissait de valider quelques améliorations faites sur une machine
ancienne, en particulier le passage à un système de contrôle plus
moderne. La première fois on m'avait logé à Cronulla, une banlieue chic
de Sydney avec une belle plage, où j'ai bien profité des promenades en
bord de mer. À ma deuxième visite j'étais logé au centre de Sydney, ce
qui m'a permis de visiter les attractions de la ville, les très
renommés pont et opéra, et de faire trempette à Bondi Beach, la plage
la plus célèbre du coin. Beau pays, qui donne envie d'y retourner. Au
passage, le retard d'un avion lors de ma première visite m'a fait
passer vingt-quatre heures à Dubai, ce qui m'a permis de visiter un peu
la ville. C'est ma seule entrée aux Émirats Arabes Unis.
Il faut enfin dire quelques mots sur l'Amérique du Sud. Je n'ai fait
qu'un voyage professionnel sur ce continent, et c'était à Kourou en
Guyane, donc pas vraiment à l'étranger. Je n'ai pris qu'une semaine de
congés sur place pour visiter, et donc je n'ai pas vu grand chose de
cet immense territoire. Il est difficile de voir des animaux
spectaculaires sans un bon guide. On voit des oiseaux, quelques singes
habitués aux touristes, et avec un peu de chance quelques gros insectes
et des petits reptiles. J'ai visité les ruines du bagne sur les Îles du
Salut et j'ai fait une excursion touristique sur la Rivière de Kaw.
Regrettablement les formalités pour aller au Suriname sont rebutantes,
et je n'ai aperçu ce pays que depuis Saint-Laurent-du-Maroni, du côté
guyanais du fleuve Maroni.
On se rend compte après cet inventaire que je ne suis jamais allé
professionnellement en Afrique, ce qui est un de mes regrets. Pourtant
l'Afrique est bonne hôtesse (et ses canicules vous emballent ?).
Je ne désespère pas.
Chapitre 7 : Voyages personnels
Il
y a de grands voyageurs, j'en ai rencontré quelques uns. Moi aussi j'ai
eu le bonheur de faire quelques beaux voyages, avec Françoise ou tout
seul. Je n'ai pas l'intention d'étaler ici tous ces voyages, et je vais
donc en faire une petite sélection. Bien sûr je n'ai vu qu'une toute
petite partie des pays dans lesquels je suis entré. D'autres voyageurs
choisiront de visiter d'autres sites et en ramèneront des souvenirs
très différents.
J'ai évoqué notre voyage à trois en Nouvelle-Zélande en 1990, dont
notre fils Pierre, alors âgé de dix ans, a gardé quelques souvenirs. Il
y a eu aussi le séjour au Brésil en 1993 quand nous avons accueilli
Alex dans notre famille. Ensuite pendant quelques années nous sommes
restés en France ou dans les pays européens voisins. C'est seulement en
2001 que nous avons pris quelques vacances hors d'Europe, Françoise et
moi, en visitant quelques îles du Cap-Vert. Comme beaucoup de
Cap-Verdiens avaient travaillé dans un pays d'Europe nous avons
baragouiné en plusieurs langues, en complément du peu que permettaient
nos notions de Portugais. Pour l'anecdote, un de nos objectifs
d'appareil photo n'a pas survécu à la poussière volcanique du volcan de
Fogo, le mécanisme est resté irrémédiablement grippé. Un peu plus tard
nous sommes passés au numérique, encore balbutiant en 2002, mais qui
permet de bien dater les photos et de négliger le coût de la prise de
vue. Au début du numérique nous avions encore tendance à
« économiser la pellicule », comme on le faisait avec
l'argentique. La force de l'habitude.
Les années suivantes ont apporté beaucoup de voyages professionnels,
dont j'ai parlé dans un chapitre précédent, et aussi quelques voyages
de loisirs, seul ou avec Françoise. Ainsi en 2002 nous sommes allés
tous les deux en Nouvelle-Zélande, douze ans après notre première
visite à trois. Comme il y avait une escale de huit heures à Séoul nous
avons fait un petit tour rapide dans la capitale coréenne, ce qui nous
a donné une toute petite impression de ce pays, juste avant la Coupe du
Monde de Football de 2002. Ensuite ce fut l'arrivée en
Nouvelle-Zélande. Pays toujours aussi beau et accueillant, mais il
commençait à y avoir beaucoup de touristes. Là où en 1990 il n'y avait
presque personne nous avons vu des dizaines de cars de visiteurs,
surtout des Coréens. Bon, ils sont plutôt respectueux, même en voyage
organisé. Les marchands de souvenirs spécialisés pour cette clientèle
vendent d'ailleurs aussi des kangourous en peluche et des opales
d'Australie. En Nouvelle-Zélande j'ai acheté la paire de sandales qui
m'a accompagné ensuite dans une cinquantaine de pays, avec de nombreux
ressemelages et d'innombrables réparations. Cette fois nous sommes
aussi allés sur l'Île Stewart, la troisième par la taille, séparée de
l'Île du Sud par le détroit de Foveaux. Le vent peut souffler fort dans
les 40èmes, et le ferry catamaran qui nous emmenait était bien secoué.
Pour le retour la mer était même trop forte et le ferry est resté
immobilisé dans le port. Alors nous sommes revenus vers Dunedin dans un
petit avion, avec un pilote qui défiait le vent, même pas peur.
C'est avec la photo numérique que nous avons commencé à préparer des
pages web comme souvenir de nos voyages, d'abord avec des petites
photos du temps des modems 56 K, et plus tard des photos plus
grandes avec l'arrivée de l'ADSL. Les textes de ces pages,
originalement très succincts, ont plus tard été développés un peu plus,
selon mon inspiration.
J'avais bien aimé mon court passage en République Tchèque, et en mai
2002 nous avons visité Pilsen et Prague avec Françoise, en prenant le
chemin des écoliers depuis Grenoble, partant le 05 mai après le vote au
deuxième tour de l'élection présidentielle, selon le slogan
« Votez escroc, pas facho ». Nous avons passé une nuit dans
le Haut-Adige, la région germanophone de l'Italie, et une nuit à
Pilsen. Il faut dire que Pilsen a été libérée deux fois en 1945, la
première fois le 06 mai par les troupes US. Mais les Alliés étaient
allés trop loin, la région devant être laissée selon des accords aux
troupes soviétiques. Ainsi Pilsen a été libérée un peu plus tard,
officiellement donc, par les Soviétiques. Le 06 mai au soir c'était la
fête et la célèbre bière locale coulait à flots. Prague est bien
connue, pas la peine d'en parler.
Comme je l'ai dit plus haut j'avais environ dix semaines de congés
chaque année et des primes de fidélité avec plusieurs compagnies
aériennes. Au début de l'année 2003 avec Françoise nous avons fait un
petit voyage en Belgique et aux Pays-Bas, profitant de primes sur
l'avion et la location de voiture.
Mon premier grand voyage en solitaire a été vers la Mélanésie :
trois semaines au Vanuatu et autant aux Îles Salomon en
septembre-octobre 2003. J'ai voyagé entre les îles de ces archipels, en
bateau ou en avion, en dormant souvent chez les habitants, parfois dans
des petits hôtels. J'ai aussi beaucoup marché, essentiellement par
plaisir. Au Vanuatu après quelques heures de marche sur l'Île de Tanna
j'ai vu le cratère du volcan Yasur et ses explosions presque continues,
et j'étais le seul visiteur. J'ai bu le kava dans les Nakamals avec les
hommes des villages, sur Efate et sur Espiritu Santo. Aux Îles Salomon
j'ai pu plonger dans les merveilles coralliennes, avec masque, tuba et
palmes. Tout particulièrement j'ai pu admirer le corail à Kennedy
Island, là où JFK est devenu un héros de la Guerre du Pacifique. Je me
demande quels ont été les sentiments des habitants de ces archipels à
la vie simple quand, pendant la Guerre du Pacifique, au début des
années 40, ils ont vu arriver les Japonais puis les Alliés avec un
matériel inouï jusqu'alors. À la fin de la guerre les locaux ont réussi
à récupérer une partie des surplus que les états-uniens avaient
volontairement coulé. J'ai passé quelques jours sur l'Île de Savo, où
j'ai serré la pince du premier ministre de l'époque, Sir Allan
Kemakeza. Le détroit entre les îles de Guadalcanal et de Savo est
appelé Ironbottom Sound, en raison du grand nombre de navires de guerre
et d'avions coulés en 1942-1943. J'ai rencontré quelques visiteurs
japonais, qui venaient comme en pèlerinage dans cette région où leur
grand-père avait disparu. Sur Rennel j'ai passé quelques jours avec un
Anglais amateur d'oiseaux, Norman, qui ne bronzait pas autour des yeux,
toujours collés à ses jumelles. Enfin, au retour j'ai passé deux jours
autour de Nouméa avant le retour à Grenoble. Je dois reconnaître que je
n'ai appris que quelques mots de Bichelamar et encore moins de
Pidgin : « Me save tok tok smol smol bislama »,
« Mi no save gud hao fo spikim Pijin ».
Puis au début de l'automne 2004, un peu avant mon année d'expatriation
au Qatar, nous avons fait un voyage au Canada, Françoise et moi. Nous
avons pris une voiture de location à Montréal et nous l'avons rendue à
Vancouver. Entre-temps nous avons fait un tour vers les Provinces
Maritimes de la côte atlantique, où la restauration rapide propose du
homard. Nous avons aussi vu les Chutes du Niagara. Le soir à l'hôtel
nous faisions une toute petite page Internet décrivant notre journée,
et nous la mettions sur notre site à travers la ligne téléphonique et
le modem à 56 K du PC portable, celui du travail que j'avais
emmené pour ça. Il n'y avait pas encore de WiFi dans les hôtels. Les
Prairies et les Montagnes Rocheuses ont été une découverte intéressante
pour nous deux. C'était ma troisième visite à cette belle ville de
Vancouver.
Quelque temps après mon retour du Qatar et ma petite escapade à Oman je
suis parti en solitaire pour huit semaines en direction de la
Papouasie-Nouvelle-Guinée, au début de l'année 2006. Le pays n'est pas
de tout confort, mais j'ai beaucoup aimé ce voyage. Dans les montagnes
centrales, à Goroka, j'ai eu la chance d'assister à une grande fête
traditionnelle, ce qu'on appelle un Sing-Sing. Je suis allé jusqu'au
sommet du Mont Wilhelm, à 4509 mètres, la première fois que je
montais au-delà de 4000 mètres d'altitude. J'ai aussi passé
quelques jours dans un village au bord du fleuve Sepik, là où
l'anthropologue Margaret Mead a débordé d'imagination ou s'est
peut-être fait raconter des bobards. Sur l'île de Nouvelle-Bretagne je
suis resté quelques jours près de la Péninsule de Gazelle, et j'ai
grimpé avec quelque difficulté jusqu'au bord du cratère de Tavurvur, le
volcan qui avait enseveli la ville de Rabaul sous les cendres en 1994.
Dans la ville de Wewak j'ai serré la pince du premier ministre de
l'époque, Sir Michael Somare.
Pour acheter un ticket de transport en bateau, il fallait se rendre
dans une pièce où on ne voyait personne. J'ai fini par me rendre compte
qu'il y avait quelques trous et une fente dans une des cloisons :
c'est par là qu'on pouvait parler avec l'employé et échanger de
l'argent contre un ticket de transport. Un système avec une vitre
aurait peut-être été trop cher.
J'aurais aimé apprendre un peu plus le langage véhiculaire à statut
officiel, le Tok Pisin, mais mon vocabulaire n'a pas dépassé quelques
mots.
J'avais beaucoup travaillé en 2008, et donc accumulé beaucoup de
congés, ce qui fait que l'année 2009 a été riche en voyages. En début
d'année je suis allé visiter un tout petit peu l'Amérique du Sud,
pendant neuf semaines. Nous étions allés seulement au Brésil quand nous
avions accueilli Alex. En Amérique du Sud j'ai commencé par voyager au
Chili, ce pays qui s'étend sur trente neuf degrés de latitude ou
4300 kilomètres du nord au sud. J'ai essentiellement voyagé en
bus, un peu en train, et fait localement de grandes promenades à pied.
Sur l'Île de Chiloé j'ai visité plusieurs des églises construites par
les Jésuites, entièrement en bois et presque sans clous. On dit qu'ils
craignaient qu'on brûle ces constructions afin de récupérer les clous.
Seize de ces églises sont classées au Patrimoine Mondial de l'Unesco.
Sur Chiloé j'ai eu la chance de voir un peu la faune marine, en
particulier les otaries à crinière, les manchots de Humboldt et les
manchots de Magellan. Avec ces deux espèces je crois que j'arrivais à
un total de dix espèces de manchots observés, après ceux des régions
antarctiques, d'Australie et de Nouvelle-Zélande. Sur Chiloé j'ai aussi
vu des loutres qui s'aventuraient en mer. J'ai ensuite continué vers le
sud du pays, le long de la Carretera Austral, toujours en bus, jusqu'à
son point extrême à Villa O'Higgins. Il y a des courageux qui font ce
voyage à vélo. Je me suis arrêté plusieurs fois en route, l'occasion de
passer une journée à marcher dans les paysages extraordinaires de la
Patagonie, qui me rappelaient un peu la Nouvelle-Zélande. D'ailleurs
beaucoup de plantes sont apparentées dans ces deux régions du monde.
Pendant quelques jours j'ai voyagé en compagnie de Hemmo, un grand
bourlingueur polyglotte originaire des Pays-Bas. Au-delà de Villa
O'Higgins on prend un petit bateau qui traverse le Lac O'Higgins,
ensuite après quelques heures de marche sur un bon chemin on arrive en
Argentine. La frontière est marquée par un poteau sur le chemin. Plus
loin on prend un autre petit bateau pour traverser la Laguna del
Desierto, on fait tamponner son passeport au poste de police et on
rejoint une route. Avec un peu de chance il y a un bus qui peut nous
emmener à El Chaltén, une petite ville proche de la montagne du même
nom, aussi appelée le Fitz Roy. L'Argentine et le Chili ont de
multiples petits désaccords de frontière, et le Chili n'accepte pas le
tracé pourtant reconnu internationalement autour de cette montagne. Je
me suis approché du Fitz Roy en compagnie de Hemmo. Cette montagne
de granite est réputée très difficile pour les alpinistes. Quelques
kilomètres au sud-ouest il y a le Cerro Torre, extrêmement difficile.
Le Fitz Roy a été gravi pour la première fois en 1952 par des
alpinistes français. Le scientifique de l'expédition était Louis
Lliboutry, qui fut à Grenoble mon professeur de glaciologie et le
président de mon jury de thèse en 1981.
Après El Chaltén j'ai pris un bus pour El Calafate et, comme tant de
touristes, je suis allé voir le glacier Perito Moreno qui avance sur le
Lago Argentino. En continuant vers le sud on passe de nouveau au Chili,
à Puerto Natales puis à Punta Arenas où je suis resté quelques jours.
Le bus prend un ferry pour arriver en Terre de Feu et ensuite on passe
de nouveau en Argentine. Comme beaucoup de touristes je suis allé
jusqu'à Ushuaia. Pour la plupart c'est le point le plus au sud du
voyage. J'avais eu la chance d'aller par deux fois beaucoup plus au
sud, en Antarctique. Cependant il y a encore une petite agglomération
plus au sud que Ushuaia, sur l'île chilienne appelée Isla Navarino. On
peut se rendre sur cette île avec un petit bateau depuis Ushuaia, et
ensuite un bus nous mène à Puerto Williams, petite ville de quelques
deux mille habitants et chef-lieu de la commune de Cabo de Hornos. Il y
a même quelques villages encore plus au sud sur cette île. J'ai fait
une grande promenade dans un paysage de tourbières et je suis revenu à
ma chambre avec les pieds bien trempés et bien froids.
En repartant vers le nord je me suis arrêté à Puerto Natales avec
l'intention d'aller visiter le Parc National de Torres del Paine. J'ai
même loué une petite tente pour bivouaquer. Hélas le temps est resté à
la pluie et au brouillard et je n'ai pas vu grand chose des tours de
granite qui font la célébrité du Parc. Refroidi par ces intempéries
j'ai repris le bus et le train pour aller rapidement vers des latitudes
plus clémentes. En quelques jours je suis arrivé à San Pedro de
Atacama, où la pluie est rare. À San Pedro j'ai loué un vélo pour une
journée de promenade en solitaire dans des paysages rocheux. J'ai aussi
joint une excursion pour aller voir les lacs et les salars d'altitude,
vers 4140 mètres. On y observe des vigognes et des renards de
Magellan. Après San Pedro je suis allé à Calama, la ville du cuivre.
J'ai même visité la très grande mine de Chuquicamata, à ciel ouvert et
profonde de 900 mètres.
Ensuite j'ai pris le bus pour Uyuni en Bolivie. Si pour les européens
l'entrée est facile, avec seulement une petite somme pour le visa,
c'est beaucoup plus compliqué pour les états-uniens, une mesure de
réciprocité appliquée par la Bolivie. Le Salar d'Uyuni est un
incontournable. Près de la ville il y a aussi un cimetière de trains
qui incite à prendre quelques photos mélancoliques. On y voit des
vigognes qui se plaisent dans ce désert d'altitude.
Je me suis ensuite rendu à Potosí, à 4000 mètres, dont la vieille
ville est inscrite au Patrimoine Mondial de l'Unesco, comme d'autres
sites de Bolivie. Potosí fut une ville coloniale espagnole d'où
provenait l'argent issu des mines du Cerro Rico qui domine la ville. Il
y a toujours des mines en exploitation, mais seulement de manière
plutôt artisanale. J'ai gravi assez facilement le Cerro Rico, mais j'ai
été désappointé plus tard quand j'ai appris que son sommet était
seulement à 4782 mètres d'altitude, soit 28 mètres de moins
que le Mont‑Blanc. On dit que la tisane de coca évite le mal des
montagnes.
Je passe rapidement sur les belles villes de Sucre et Santa Cruz, qui
sont de beaux exemples de l'architecture coloniale espagnole. Ensuite
je me suis rendu à Samaipata, en bordure du Parc National Amboró. J'y
ai visité El Fuerte, un site archéologique dont l'origine et la
fonction restent mystérieuses. Surtout j'ai accompagné un petit groupe
avec un guide pour visiter le Parc. On y voit de nombreux oiseaux, du
colibri au condor, des reptiles et des amphibiens, de nombreux
insectes… Mais du jaguar nous n'avons vu que les traces. Les plantes de
la famille des broméliacées sont omniprésentes.
J'ai ensuite passé deux jours à La Paz, la capitale principale du pays.
C'est une grande ville et sa banlieue El Alto, à 4150 mètres
d'altitude, est maintenant encore plus peuplée. Avec un million
d'habitants elle détient le titre de grande ville la plus haute du
monde.
En Bolivie, et plus tard ailleurs en Amérique Latine, j'aimais bien
suivre les Chemins de Croix, dans les églises, les cimetières et les
collines de calvaire. Ces représentations des textes sacrés, souvent
naïves, laissent assez de place à l'imagination des artistes, et les
peintres et sculpteurs de ces régions en sont bien pourvus. D'ailleurs
les cimetières aussi sont souvent intéressants à visiter. En Bolivie il
y avait des vieilles femmes qui proposaient de réciter des prières pour
nos défunts, en échange d'un peu de monnaie. Bien sûr je leur ai donné
quelques bolivianos.
À partir de La Paz je suis allé visiter le site archéologique pré-inca
de Tiwanaku, avant de rejoindre le Lac Titicaca. Il est inutile de
parler du Lac, sujet de tant de reportages. J'ai passé une nuit dans la
petite ville de Copacabana et une nuit sur la Isla del Sol, haut lieu
de la culture inca.
En quittant le côté bolivien du Lac Titicaca j'ai pris un bus local et
passé la frontière avec le Pérou pour me rendre jusqu'à la ville de
Puno, elle aussi au bord du Lac. À Puno j'ai trouvé le temps de me
faire couper les cheveux et de faire un bon repas avant de prendre un
bus longue distance de nuit. Il faisait froid dans le bus à
4000 mètres, heureusement ma voisine m'a prêté une de ses
couvertures. À Tacna j'ai de nouveau fait un bon repas péruvien et
visité le musée ferroviaire avant de prendre le petit autorail qui
rejoint Arica au Chili. Mon séjour au Pérou n'a pas duré beaucoup plus
que vingt-quatre heures. On me dit que j'aurais du visiter Machu Picchu
pendant que j'étais au Pérou. J'ai toujours beaucoup de réticence pour
visiter les lieux extrêmement touristiques.
J'ai donc séjourné un jour ou deux à Arica, ville côtière du nord du
Chili où il ne pleut presque jamais. Le désert commence immédiatement
sur les pentes sableuses à l'arrière de la ville. Architecture
intéressante, comme à Tacna, avec des bâtiments construits par les
entreprises de Gustave Eiffel au 19ème siècle. Ensuite je suis resté un
peu à Iquique, trois cents kilomètres plus au sud par la route et tout
aussi aride et élégante. On y voit des otaries et beaucoup d'oiseaux de
mer. Les eaux du Pacifique y sont froides et très riches en raison du
Courant de Humboldt. On peut se baigner.
Ces vacances devaient se terminer bientôt, alors j'ai pris un bus
longue distance pour rejoindre Valparaíso, un voyage de mille huit
cents kilomètres et un peu plus de vingt-quatre heures. Je vais peu
parler de Valparaíso, tellement la ville est connue, par les chansons
de marins comme par sa descente sportive à vélo. L'architecture
colorée, les funiculaires appelés « ascensores » et le centre
historique méritent la visite, sans même parler de la vie culturelle de
Valparaíso et de sa voisine Viña del Mar. Après un dernier jour à
Santiago je suis revenu chez nous. Il me restait encore beaucoup de
congés à solder en 2009.
Mon père avait fait son service militaire obligatoire en Algérie, en
1951-1952, quelques années avant la Guerre d'Indépendance. Pour un
jeune français de l'époque c'était sans doute une expérience marquante.
Il en avait gardé un souvenir plutôt bon et plusieurs fois il avait dit
qu'il voudrait revoir l'Algérie, tout particulièrement la région de
Tlemcen où il avait séjourné pendant seize mois. Alors en 2009 j'ai
fait appel à une agence de voyages afin de nous organiser un séjour
avec chauffeur, pour mes parents et moi.
Nous sommes restés une dizaine de jours en juin, et notre chauffeur
Boucif a toujours trouvé une excursion intéressante pour nous, entre
les petites villes, la mer et la montagne. Mon père a revu des sites
qu'il avait connus presque soixante ans plus tôt, comme Mansourah ou
Lalla Setti, ou encore les cascades de El Ourit. Surtout il a revu
l'ancienne caserne Bedeau dont il avait des photos. C'est maintenant
devenu un internat pour garçons et l'intendant nous a gentiment
accueillis pour nous faire visiter le site. Ce voyage est un bon
souvenir pour moi, avec surtout la satisfaction d'avoir emmené mes
parents.
Toujours en 2009 j'ai fait mon premier voyage en Afrique subsaharienne.
J'étais allé au Maroc avec Françoise il y a longtemps, puis nous étions
allés au Cap-Vert, et je venais de faire ce voyage en Algérie. Mais ces
pays ne sont que très peu liés culturellement et économiquement au
reste de l'Afrique, ils ont beaucoup plus de contacts avec les pays
d'Europe. Ce voyage de 2009 en Afrique Australe a donc été mon premier
contact avec la « Vraie Afrique ». Arrivé à Johannesburg je
suis allé directement au Botswana, et ensuite j'ai visité les Chutes
Victoria sur le Zambèze, franchi le pont entre le Zimbabwe et la
Zambie, puis rejoint la Namibie. En Namibie j'ai accompagné pendant
quelques jours deux hispanophones qui avaient loué une voiture et nous
avons visité le pays, en particulier le Parc d'Etosha et la Côte des
Squelettes. Ensuite j'ai rejoint l'Afrique du Sud et visité encore le
Lesotho puis le Swaziland, qui ne s'appelait pas encore Eswatini, où
les femmes sont bien déçues (mais sont-elles folles de la messe ?
On chercherait en vain la Place des Fêtes). J’avais emporté une petite
tente, mais elle a été détruite par un jeune chien et remplacée en
Namibie. J'ai campé dans les sept pays cités pendant ce voyage.
Par la suite il y a eu plusieurs voyages dans le sud de l'Afrique.
D'abord, deux fois, Françoise et moi avons loué une voiture et visité
le Botswana et la Namibie, puis avec Françoise et un couple d'amis nous
avons de nouveau visité deux fois ces mêmes pays qui se prêtent bien à
ce type de tourisme autonome. En général je prolongeais le séjour et le
parcours tout seul, après avoir rendu la voiture et accompagné les
autres à l'aéroport. Je voyageais donc en transport local, parfois en
autobus de longue distance, à l'occasion en auto-stop. Un jour j'ai
fait presque mille kilomètres dans la journée, entre Uppington en
Afrique du Sud et Windhoek en Namibie, principalement dans la cabine
d'un camion avec deux grosses remorques. Dans ces pays le chauffeur
s'attend à ce qu'on lui offre le prix du transport en bus, surtout
quand on est un Blanc supposé assez riche.
D'autres fois j'ai visité le sud et l'est de l'Afrique, seul, au départ
de Johannesburg. Outre les sept pays déjà cités j'ai traversé et un peu
visité le Mozambique, le Malawi, la Tanzanie, le Burundi, le Rwanda,
l'Ouganda et le Kenya. Je ne vais pas détailler ces voyages (même si
les populations du Cap mettent notre échec en valeur). Juste pour
l'anecdote, en Namibie et surtout en Afrique du Sud dans la région du
Cap j'ai vu de près une onzième espèce de manchot, le manchot africain,
là où le Courant de Benguela apporte des eaux froides.
En Afrique j'ai aussi fait trois voyages en Éthiopie. Ce pays a une
histoire particulière parmi les états africains, avec une écriture et
un calendrier qui lui sont propres, peut-être seulement partagés avec
son ancienne province devenue indépendante, l'Érythrée. Le pays a été
très peu colonisé, quelques années seulement par les Italiens du temps
de Mussolini. Il y avait quelques visiteurs italiens, en général un peu
honteux du passé colonial de leur pays. Certains venaient visiter la
région où un de leurs aïeux avait été envoyé, pour certains sans jamais
revenir. C'étaient des temps difficiles, comme pour l'Europe. On dit
aussi que quelques Italiens avaient choisi de rester en Éthiopie, pour
la beauté des femmes abyssiniennes.
C'est certainement lors de mon premier voyage, en 2014, que j'ai le
plus visité le pays, en allant jusqu'à Aksoum et Gondar dans le nord du
pays et jusqu'à la vallée de l'Omo au sud, en passant quelques jours
dans les Montagnes du Simien, autour de 4000 mètres. Dans la
région du Tigré j'avais aussi visité une des églises creusées dans la
roche, après l'escalade d'une falaise, et j'avais aussi parcouru le
site de Lalibela en compagnie d'un voyageur venu de Turquie. Dans ces
églises il y a de nombreuses peintures murales, souvent anciennes, qui
illustrent les textes sacrés à la manière d'une bande dessinée. Comme
on s'adressait à des ouailles souvent illettrées, les gentils sont
toujours représentés de face, avec les deux yeux bien visibles, alors
que les méchants sont représentés de profil, avec un seul œil visible.
C'est bien pratique.
En 2017 et en 2019 j'avais aussi pris le train sur la vieille ligne
construite par les Français entre Addis-Abeba et Djibouti. La ligne ne
fonctionnait plus qu'entre Dire Dawa et la frontière avec Djibouti. En
faisant quelques recherches sur ce train j'ai été en contact avec un
Français qui a retracé l'histoire de la ligne. Il la connaissait bien
et disposait d'archives, puisque son grand-père avait construit la
ligne et son père l'avait exploitée. À Dire Dawa j'ai visité les
ateliers d'entretien des wagons et des locomotives. Le personnel très
dévoué fait des prouesses pour faire durer les équipements avec des
moyens limités. Héritage du Chemin de Fer Franco-Éthiopien, devenu en
1981 le Chemin de Fer Djibouto-Éthiopien, le personnel parle français.
Je ne sais pas si ce train va encore circuler.
En Éthiopie j'ai aussi plusieurs fois exploré Harar, la ville aux cent
mosquées où Arthur Rimbaud a vécu, et visité Gambela près de la
frontière avec le Soudan du Sud où beaucoup de personnes dépassent les
deux mètres. Je pourrais raconter beaucoup plus d'anecdotes sur ces
trois voyages en Éthiopie, mais je vais en rester là pour ce pays.
Depuis l'Éthiopie je me suis rendu par deux fois au Somaliland. Ce pays
a très peu de reconnaissance officielle, bien que sa sécession de la
Somalie soit déjà ancienne. Géographiquement, le Somaliland correspond
à peu près au territoire de l'ancienne Somalie Britannique. Je suis
resté quelques jours dans la capitale, Hargeisa, et je suis allé dans
la ville côtière de Berbera, en face du Yémen. J'ai aussi passé deux
jours à Borama, un peu en altitude et proche de la frontière avec
l'Éthiopie. Pour se rendre au Somaliland il faut un visa, qu'on obtient
auprès de sa représentation diplomatique à Addis-Abeba pour quelques
dizaines d'Euros. Sur mes deux visas ainsi obtenus l'employé du
Somaliland a scrupuleusement écrit tous mes prénoms, mais pas mon nom
de famille.
Il y a encore un voyage que je voudrais évoquer ici, c'est celui que
j'ai fait en Amérique Centrale, huit semaines de voyage au début de
l'année 2017. Arrivé à Ciudad de Panamá, j'ai rencontré des voyageurs
italiens avec lesquels j'ai sympathisé et que j'ai revus plusieurs fois
pendant ce séjour. J'ai donc visité le Panamá, sa côte atlantique et sa
côte pacifique, ainsi que la cordillère centrale, et ensuite je suis
allé au Costa Rica. Ce pays fait certainement des efforts louables pour
protéger ses zones naturelles, et il a du succès comme destination de
voyage, essentiellement pour des groupes qui achètent une prestation
globale. Mais le touriste est considéré comme un pigeon à plumer, et le
greenwashing est bien présent. Pour un voyageur indépendant comme moi
ce n'est pas le pays rêvé, il faut payer même pour se promener sur les
chemins. Mais c'est sans doute pour la bonne cause.
Je suis donc passé rapidement au Nicaragua, pays certainement moins
vertueux mais plus en adéquation avec ma façon de voyager. J'ai
escaladé des volcans, visité la côte des deux océans et profité du
charme des vieilles cités coloniales. Après huit semaines j'ai
rapidement retraversé le Costa Rica pour retourner au Panamá et rentrer
chez nous. Mes amis italiens sont restés en contact avec moi et en 2019
nous avons de nouveau voyagé quelques jours ensemble, en Afrique du Sud
et au Eswatini.
J'ai évoqué ici l'essentiel de mes voyages personnels, la plupart en
solitaire, d'autres en famille ou avec des amis. Souvent j'ai préparé
une page web pour mieux m'en souvenir. J'ai toujours eu beaucoup de
plaisir pendant ces voyages et j'en ai encore à me les remémorer. Bien
sûr d'autres personnes ont préféré ou préféreraient d'autres voyages
qui correspondent davantage à leurs envies. Et tant mieux si nous
n'avons pas tous les même préférences.
Chapitre 8 : On fait les comptes
Quand
j'écris ces lignes j'espère bien que les voyages vont continuer, au
moins à titre personnel et sans contrainte de dates. On va quand même
faire un petit inventaire, une sorte de bilan à l'instant présent, sans
présager du futur. On fera aussi un peu de statistiques. Il y a un
adage, surtout utilisé par les anglophones qui dit : « Il y a
les mensonges, les sacrés mensonges et les statistiques ». En
anglais ça se dit « Lies, damned lies, and statistics » et
les experts ne savent pas vraiment à qui attribuer son origine.
Alors pour commencer, combien de pays ? Il faut tout d'abord
s'accorder sur la définition de pays. Nos Départements, Collectivités
et Territoires d'Outre-mer ne sont pas des pays, donc je ne peux pas
compter la Guyane Française ni la Nouvelle-Calédonie. De même je
n'aurais pas pu compter Guernesey qui est en étroite association avec
le Royaume-Uni. Pour ce qui est de Hong Kong et Macao, je dois
malheureusement les abandonner à la Chine, bien que lors de mes
premières visites je n'avais pas besoin d'un visa alors que les Chinois
en avaient besoin. L'Antarctique n'est pas un pays au sens des états et
des frontières, mais je vais quand même le compter comme un pays, et un
seul puisqu'on ne doit pas y reconnaître de revendication territoriale.
Le Somaliland est bien sûr un pays, et si certains ne veulent pas le
reconnaître on dira que je suis allé en Somalie, le compte restera le
même. Donc faisons ce compte, en omettant l'Europe qui n'est pas
vraiment à l'étranger (sinon il faudrait ajouter une vingtaine de pays
où j'ai mis le pied).
Commençons par l'Amérique du Nord. C'est simple, il y a seulement deux
pays, le Canada et les États-Unis. Ensuite l'Amérique Centrale, avec
trois pays qui sont Panamá, Costa Rica et Nicaragua. Enfin l'Amérique
du Sud avec cinq pays visités, le Brésil, le Chili, l'Argentine, la
Bolivie et le Pérou. On a dit plus haut qu'on ne compterait pas la
Guyane Française, donc seulement cinq pays de ce continent. Au total
pour toutes les Amériques ça fait dix pays.
Passons à l'Asie, où je suis essentiellement allé à titre
professionnel, même si j'en ai profité pour visiter un peu. En listant
les pays plus ou moins depuis l'ouest il y a d'abord la Turquie, puis
l'Arabie Saoudite, le Qatar, les Émirats Arabes Unis avec Dubaï, et
aussi Oman. Ensuite Le Kazakhstan (avec Baïkonour), le Népal, l'Inde,
le Bangladesh, la Malaisie, Singapour et l'Indonésie (Bali seulement).
En extrême Orient il y a la Chine, les Philippines, Taïwan, la Corée du
Sud et le Japon. Comme expliqué plus haut, on ne compte pas Hong Kong
et Macao et nous arrivons à dix-sept pays d'Asie.
En Océanie je suis allé dans les deux grands pays qu'on appelle parfois
avec fantaisie la Macronésie, c'est à dire l'Australie et la Nouvelle
Zélande (par analogie humoristique avec les autres grandes régions du
Pacifique, Mélanésie, Micronésie et Polynésie). Pour des vacances je
suis aussi allé en Papouasie-Nouvelle-Guinée, au Vanuatu et aux Îles
Salomon. Ce qui fait seulement cinq pays puisque la Nouvelle-Calédonie
est hors-jeu avec son statut de Collectivité d'Outre-mer.
Passons au gros morceau, c'est à dire pour moi l'Afrique où je suis
seulement allé à titre personnel. Au nord et à l'ouest on compte
l'Algérie, le Maroc et le Cap-Vert. Ensuite les pays de l'Afrique
Australe, c'est à dire l'Afrique du Sud, le Botswana, la Namibie, le
Lesotho, l'Eswatini, le Zimbabwe, la Zambie et le Mozambique. Puis les
pays de l'Est du continent, avec le Malawi, la Tanzanie, le Burundi, le
Rwanda et l'Ouganda. Enfin la Corne de l'Afrique, avec le Kenya,
l'Éthiopie et le Somaliland. On peut chipoter sur ma définition des
grands ensembles géographiques, mais on arrive toujours à dix-neuf pays
d'Afrique.
Nous avons convenu de compter l'Antarctique comme un pays unique. Donc,
j'ai bien recompté plusieurs fois, on arrive à quarante-deux pays hors
d'Europe que j'ai plus ou moins visités. J'ai connu des voyageurs qui
en ont vu bien davantage, et qui les ont bien mieux visités.
Parmi ces pays, dans lesquels suis-je allé professionnellement ?
On peut les lister rapidement, par continent. Il y en a deux en
Amérique du Nord, le Canada et les États-Unis, et aucun plus au sud
puisqu'on ne compte pas la Guyane Française comme un pays. En Océanie
seulement deux pays, l'Australie et la Nouvelle-Zélande. Il sont plus
nombreux en Asie, onze au total, avec la Turquie, l'Arabie Saoudite, le
Qatar, le Kazakhstan, l'Inde, la Malaisie, Singapour, la Chine, la
Corée du Sud, Taïwan et le Japon. On a convenu de rajouter
l'Antarctique, ce qui fait au total seize pays hors d'Europe où je suis
allé pour raisons professionnelles. Toujours rien en Afrique. En
Europe, mais ça ne compte pas, j'ai aussi travaillé dans une douzaine
de pays. Comme chacun de nous a ses préférences, heureusement bien sûr,
je ne vais pas classer ici ces pays selon mes critères personnels.
La sphère est un objet fascinant. Dès qu'elle est mise en rotation elle
acquiert un axe et des coordonnées. On peut ensuite aborder sa
topologie. Et des questions se posent alors, au sujet de notre globe
terrestre. Comment définir un tour du monde ? Quelles sont les
latitudes singulières traversées par le voyageur ?
Commençons par le tour du monde. La réponse immédiate est « il
suffit de traverser toutes les longitudes ». La réponse convient
parfaitement pour les courses en voilier organisées autour du monde.
Les navigateurs partent d'Europe et vont contourner les continents de
l'hémisphère sud. Mais que penser d'un tour qui reste confiné à
l'hémisphère nord ? Si depuis la France on file vers la Mer
Baltique, on traverse la Russie dans toute sa longueur jusqu'au Détroit
de Behring, puis on passe en Alaska, on traverse le Canada et enfin
l'Atlantique Nord pour revenir en France, est-ce vraiment un tour du
monde ? Plus extrême, si on file plein nord jusqu'à quelques
mètres du Pôle (là ou passe l'axe de notre globe terrestre), pour faire
le tour de ce point et revenir plein sud chez nous, est-ce un vrai tour
du monde ? C'est à peu près ce que j'ai fait, mais au Pôle Sud.
J'ai fait le tour du poteau qui marque la position du pôle, en prenant
large parce que la glace, qui fait trois kilomètres d'épaisseur, se
déplace en surface de plusieurs mètres chaque année, et le poteau se
déplace avec elle. On n'avait pas encore de système GPS sur soi en 1981.
Sous des latitudes moins extrêmes, ai-je fait un tour du monde ?
Certainement pas en un seul voyage. D'ailleurs il y a des longitudes où
je suis très peu allé, celles entre l'Océanie et l'Amérique du Nord,
c'est à dire une bonne partie de l'Océan Pacifique. J'ai seulement
survolé ces longitudes quand les avions européens ne passaient pas sur
le territoire de l'URSS et qu'on se rendait à Tokyo en volant au-dessus
du Groenland et du Canada, avec une escale en Alaska avant de traverser
le Pacifique Nord. Je suis donc allé au Japon par la voie occidentale
et plus tard par la voie orientale, c'est à dire que sur le très long
terme j'ai fait un tour du monde à partir de Tokyo, avec des détours
dans l'hémisphère sud. Mais je reste encore dubitatif sur la validité
d'un tour du monde en avion.
Admettons que je suis passé sur toutes les longitudes. Qu'en est-il des
latitudes ? Je ne suis pas un homme du Nord. Je ne suis jamais
allé au-delà de 60 degrés de latitude nord, c'était un peu au nord de
Stockholm et seulement en décembre 2023. Les circonstances ont fait que
je suis allé au Sud ultime, le Pôle Sud de la Terre. Si on ne valide
que les trajets par mer ou par terre, alors je suis allé en bateau
jusqu'à la station antarctique de Casey et de là un peu plus au sud en
véhicule à chenilles. C'est ballot, il manquait seulement quelques
kilomètres pour atteindre le Cercle Polaire Antarctique, à 66,56 degrés
de latitude sud.
Par voie terrestre ou maritime j'ai franchi l'équateur et les
tropiques. Pour l'équateur c'était en autobus en Ouganda et au Kenya,
mais aussi en bateau sur le Lac Victoria pour me rendre aux Îles Ssese.
Le Tropique du Capricorne, celui de l'hémisphère sud, je l'ai passé de
nombreuses fois en Namibie et au Botswana, souvent avec Françoise,
parfois avec la photo souvenir à côté de la pancarte. Je l'ai passé
également au Mozambique, et aussi au Chili, pas loin du Désert
d'Atacama. J'ai passé le Tropique du Cancer dans le Sultanat d'Oman,
plusieurs fois, seul ou avec Françoise, et je l'ai passé aussi en
autobus entre Kolkata en Inde et Dacca au Bangladesh. Je m'en suis
seulement approché à Taïwan. En cherchant bien sur la carte je me rends
compte qu'il reste plusieurs bandes étroites de latitude où je ne suis
pas passé par voie terrestre ou maritime. On ne va pas les détailler
ici.
Pour en finir avec ce passage de géographie topologique, parlons un peu
des antipodes. Les Antipodes de Grenoble sont au large des Îles
Chatham, en Nouvelle-Zélande, dans l'Océan Pacifique. Je ne m'en suis
pas approché. En regardant bien sur le globe terrestre, j'ai
certainement été sur deux points antipodaux, l'un étant entre Tanger et
Casablanca, et l'autre dans le nord de la Nouvelle-Zélande. Françoise
partage avec moi cette anecdote géographique.
Au niveau des altitudes, je suis resté très loin des extrêmes de notre
planète. Je ne suis jamais monté plus haut que le Cerro Rico, en
Bolivie, dont le sommet est un peu plus bas que le Mont-Blanc. On est
loin des géants de l'Himalaya et du Karakoram. J'ai vu de loin
l'Everest et surtout le Kangchenjunga depuis Darjeeling. J'ai admiré le
Kilimandjaro en Tanzanie, survolé l'Aconcagua et vu de loin le Denali,
qu'on appelait encore le Mont McKinley. Mais je n'ai pas connu ces
hautes altitudes. Le point le plus bas a été Badwater dans la Vallée de
la Mort, en Californie, à quatre-vingt-six mètres sous le niveau de la
mer, vraiment très loin du niveau de la Mer Morte. Dans la dépression
de Turfan, en Chine, j'étais aussi passé par des altitudes négatives.
Comme je me suis toujours intéressé à la géographie, j'aime bien les
fleuves. Il y a des noms qui font rêver, comme le Mékong, l'Amazone, le
Nil, le Mississippi ou le fleuve Congo. On les connait par des films,
des documentaires, des livres d'aventure, des chansons, et pour
certains par les mots-croisés. J'ai eu la chance de voir et de franchir
quelques-uns de ces grands fleuves. Avec Françoise nous avons traversé
le Saint-Laurent, au Québec. En Louisiane j'ai vu et traversé le
Mississippi, du côté de Baton Rouge. J'ai franchi le Nil Bleu en
Éthiopie et le Nil Blanc en Ouganda. En Éthiopie j'ai aussi traversé
sur un canoé le fleuve Omo, célèbre chez les paléoanthropologues. J'ai
franchi le Zambèze à plusieurs reprises, à pied sur le pont entre la
Zambie et la Namibie, à pied également juste en aval des chutes
Victoria entre le Zimbabwe et la Zambie, et aussi en minibus au
Mozambique. Je l'ai aussi traversé en ferry à Kazungula, entre la
Zambie et le Botswana, c'était avant la construction du pont. En Asie
j'ai traversé plusieurs bras du Gange, sur un pont en Inde, et en ferry
pour le plus large au Bangladesh. En Chine le Yangtsé et le Fleuve
Jaune, par la route ou la voie ferrée. Et en Papouasie le fleuve Sepik,
sur un canoé creusé dans un tronc d'arbre. On peut ajouter à cette
liste le Po, le Danube, la Romanche ou la Yarra, mais il manque
beaucoup de ces fleuves mythiques, l'Amazone, le Niger, le Mékong, le
Colorado, les grands fleuves d'Amérique du Sud et de la Sibérie.
On va parler aussi un peu de transports. J'ai pas mal circulé en
voiture, en voyage avec Françoise ou en déplacement professionnel. Pour
mes vacances individuelles j'ai surtout pris les transports en commun
locaux, souvent les petits taxis collectifs et minibus qu'on trouve en
Afrique et ailleurs. Selon les tolérances admises dans le pays, on peut
mettre jusqu'à deux fois plus de monde dans un véhicule que ce qui est
prévu par le constructeur, voire davantage. J'ai été particulièrement
serré dans des minibus au Somaliland et au Mozambique. Plusieurs fois
le conducteur et son assistant ont changé les plaquettes de frein juste
avant d'aborder une descente périlleuse : bonne initiative. J'ai
aussi beaucoup voyagé sur le plateau à l'arrière de camionnettes, ou
dans la benne de camions en Papouasie. C'est beaucoup plus marrant
qu'un véhicule de luxe, même si les pannes sont fréquentes. Un de mes
grands plaisirs a été de faire quelques kilomètres dans une Peugeot 404
en Éthiopie.
J'ai bien sûr voyagé en train. Je connais quelqu'un qui est passionné
de trains et qui est au courant des détails mécaniques des locomotives
du monde entier ou presque. Pour ma part j'ai pris le train quand
c'était le moyen le plus simple de se déplacer, ce qui n'est pas
toujours évident pour un visiteur étranger, y compris chez nous. Dans
les pays occidentaux ou en Extrême-Orient les trains sont modernes et
par conséquent sans grand intérêt. J'ai quelques souvenirs plus
intéressants du train entre Chillán et Santiago, au Chili, et aussi du
petit autorail qui relie Tacna au Pérou et Arica au Chili. J'ai des
souvenirs impérissables du vieux train qui relie Dire Dawa et Guelile,
à la frontière avec Djibouti, en Éthiopie, que j'ai pris deux fois,
aller et retour. J'ai également pris deux fois le train entre Nampula
et Cuamba au Mozambique. Les arrêts dans les villages, les vendeuses de
casse-croûte et souvent même les voyageurs sont une fête pour les yeux
et aussi pour les oreilles. En Afrique j'ai aussi pris le train entre
Windhoek et Keetmanshoop, mais la Namibie est un pays trop riche ou
trop civilisé pour apporter le même plaisir pittoresque au visiteur.
Avec Françoise nous avions aussi pris le train entre Tanger et
Casablanca quand nous étions allés au Maroc voir son frère et sa
famille à Noël 1976.
J'ai aussi voyagé en train en Inde. Sur certaines lignes les wagons
sont bondés, il y a certainement trois fois plus de monde que ce que le
wagon peut raisonnablement contenir de voyageurs debout. De plus, pour
éviter que les gens ne rentrent par les fenêtres, elles ont été fermées
avec des barres de fer soudées. Il reste dans chaque wagon une
minuscule issue de secours qui n'a pas été condamnée. On n'ose pas
imaginer ce qui arriverait en cas d'accident. J'en frissonne encore.
Pour en terminer avec les trains, j'aurais aimé prendre une ligne de
chemin de fer, celle de Tintin dans « Le Temple du Soleil »,
au Pérou. Quand j'étais au Panamá je n'ai pas eu de chance en allant
visiter Colón, le train ne circulait pas ce jour-là et j'ai dû prendre
l'autobus. Cette petite ligne de train historique relie le Pacifique et
l'Atlantique à travers la forêt tropicale.
Je vais aussi parler rapidement de transports maritimes. J'aurais voulu
faire un grand voyage sur un cargo, mais hélas ce n'est pas vraiment
économique, même si on dispose de beaucoup de temps. J'ai quand même
fait quelques voyages en mer ou en eau douce. Je vais laisser tomber la
plupart des petites excursions touristiques côtières, et aussi celles
qu'on fait par exemple sur la Rivière Chobé pour voir les éléphants et
les hippos. Je passerai aussi sous silence les bacs ou traversiers sur
un bras de fleuve d'une centaine de mètres.
Mon plus grand voyage en mer a été celui entre la Tasmanie et
l'Antarctique, dans le Grand Sud, entre les 40èmes et les 60èmes. J'en
ai parlé dans un chapitre antérieur. Mes autres voyages en bateau sont
bien plus modestes.
En Amérique du Nord je suis allé depuis Vancouver sur plusieurs îles,
dont bien sûr Vancouver Island. Au Panamá j'ai visité un tout petit peu
l'archipel Bocas del Toro, et toujours en Amérique Centrale au
Nicaragua j'ai navigué sur le Rio San Juan et le Rio Escondido, et
aussi à travers les méandres de la mangrove entre Bluefields et Laguna
de Perlas. Je suis aussi allé, à la journée, sur une de ces petites
îles appelées Cays au large de Laguna de Perlas. Enfin, toujours au
Nicaragua, je suis allé pour quelques jours sur l'île d'Ometepe, au
milieu du Lac Nicaragua, qu'on appelle aussi Lac Cocibolca, et qui est
le plus grand lac d'Amérique Centrale. En Amérique du Sud j'ai pris un
bateau pour aller sur l'Île du Soleil, sur le Lac Titicaca. On y croise
les garde-côtes et la Marine bolivienne. Pour aller sur l'Île de Chiloé
on doit aussi prendre le bateau ou plutôt le ferry. Par ailleurs pour
aller vers le sud du continent il faut traverser un détroit d'environ
cinq kilomètres et donc prendre un ferry afin d'accéder à la Terre de
Feu. Sur la Carretera Austral il y a aussi plusieurs passages de
rivière sur un ferry, mais de modeste largeur. Enfin j'ai aussi pris un
bateau entre Ushuaia en Argentine et l'Île Navarino qui est chilienne,
environ huit milles nautiques ou quinze kilomètres. Pas vraiment de
longues distances en bateau aux Amériques.
En Afrique nous sommes d'abord allés depuis le port de Sète, en France
jusqu'à Tanger, au Maroc, à travers la Méditerranée. Nous avons voyagé,
Françoise et moi, entre plusieurs îles du Cap-Vert et je suis allé à
Zanzibar depuis Dar es Salaam, en Tanzanie. J'ai aussi utilisé le
bateau sur le Lac Malawi, depuis Cobué au Mozambique vers les Îles de
Likoma et Chizumulu, puis vers Nkhata Bay au Malawi. Sur le Lac
Victoria en Ouganda je suis allé depuis Entebbe jusqu'aux Îles Ssese.
Plus anecdotiquement j'ai fait des excursions courtes sur les lacs
Tanna, Ziway et Hawassa en Éthiopie.
Passons à l'Asie. Je crois que le plus long voyage maritime a été celui
fait avec Françoise entre Mascate et la Péninsule de Mussandam qui
appartient à Oman. C'était sur un navire rapide, qui approchait
cinquante nœuds. Nous avons donc passé le Détroit d'Ormuz pour aller
jusqu'à Khasab. Sur la Péninsule nous avons fait une belle excursion en
mer. Plus à l'est, en Inde, on prend le bateau pour se déplacer entre
différents quartiers de Kochi. J'ai aussi franchi le Gange au
Bangladesh, sur un ferry qui transportait l'autobus, là où le fleuve a
une largeur de quatre kilomètres. Encore plus à l'est, j'ai pris le
bateau régulier entre les îles de Cebu, Bohol et Negros, aux
Philippines, sans oublier la belle excursion sur une petite île riche
en faune sous-marine. Toujours plus à l'est, à Hong Kong, je suis allé
sur plusieurs îles du territoire, et aussi jusqu'à Macao, sans compter
les nombreuses traversées du Victoria Harbour avec le Star ferry. Enfin
au Japon je suis allé sur deux des petites îles au large de Himeji.
Pour terminer avec les transports maritimes, passons à l'Océanie. En
Papouasie-Nouvelle-Guinée j'ai voyagé en bateau pour me rendre entre
Madang et l'île de New Britain, puis en plusieurs points de cette île,
puisque les routes ne relient pas toutes les régions. J'avais fait la
connaissance de volontaires humanitaires autrichiens qui étaient
installés à Wewak, et ils m'avaient emmené avec leur hors-bord pour une
journée sur une petite île inhabitée, mais je ne peux pas compter ça
comme du voyage maritime. Au Vanuatu j'ai aussi pris le bateau entre
plusieurs îles, et de même aux Îles Salomon. En Nouvelle-Zélande, avec
Françoise nous avons passé plusieurs fois le Détroit de Cook, entre
l'île du Nord et l'île du Sud. Ces deux îles sont aussi appelées,
respectivement, l'Île Fumante et l'Île de Jade. Plus au sud nous avons
passé le Détroit de Foveaux entre l'Île du Sud et l'île Stewart. Au
retour, j'en ai parlé précédemment, nous sommes revenus dans un petit
avion parce que la mer était trop forte pour le ferry catamaran. Enfin,
en Australie, il y a essentiellement mon grand voyage aller et retour
entre la Tasmanie et l'Antarctique sur des navires danois renforcés
pour la glace. On va négliger l'excursion touristique dans la Baie de
Sydney.
Ma paire de sandales fétiche m'a accompagné dans la plupart de ces
pays. Je l'avais achetée en 2002 en Nouvelle-Zélande, donc elle n'est
pas allée au Maroc, ni au Brésil, ni au Cap-Vert. Depuis leur achat,
ces sandales ont été réparées de nombreuses fois, en Inde, en Chine, au
Swaziland et dans d'autres pays. Elle ont eu droit à un ressemelage
complet au Lesotho, au Qatar, aux Philippines, en Afrique du Sud, en
Éthiopie, une teinture au Nicaragua, des ressemelages partiels au
Botswana et au Kazakhstan… J'en oublie certainement. J'ai souvent mis
ces sandales en valeur sur mes photos de baignade, où on les voit au
premier plan.
En parlant de baignade, je me suis baigné dans beaucoup de mers et
d'océans, et aussi dans des lacs et des fleuves. Je ne vais pas en
faire une liste exhaustive. En dehors des régions plutôt chaudes on
peut citer la côte namibienne, le Chili et le nord de la Californie où
les courants froids se font bien sentir, et donc peu de gens sont assez
téméraires pour aller dans l'eau. Près de l'Université de Vancouver il
y a une petite plage, avec une pancarte « Clothing is
optional ». Je me suis aussi baigné en Afrique dans le Lac Malawi,
le Lac Tanganyika et le Lac Kivu, et de même dans le Lac Tegano sur
Rennell aux îles Salomon. On peut aussi citer la baignade dans le lac
de cratère du volcan Cerro Chato au Costa Rica et celle dans le Lac
Nicaragua. Il y a eu aussi la trempette dans le Lac de Van, très
alcalin, en Turquie. J'ai un petit regret de ne pas avoir tâté l'eau du
Lac Titicaca.
En dehors de la nourriture et du logement, il y a des services plus
occasionnels qui peuvent devenir indispensables. Par exemple il y a le
coiffeur. Habituellement c'est Françoise qui me coupe les cheveux, mais
en cas de séjour prolongé je lui fait cette infidélité d'aller chez un
coiffeur professionnel. En suivant la liste des continents dans le même
ordre que précédemment, je suis allé chez un coiffeur ou une coiffeuse
en Colombie-Britannique, au Texas, au Nicaragua et au Pérou pour les
Amériques. Au Botswana, en Namibie, au Eswatini et au Zimbabwe en
Afrique Australe, et aussi en Éthiopie, en Ouganda et au Somaliland en
Afrique de l'Est ou dans la Corne de l'Afrique. En Asie je suis allé
plusieurs fois chez le coiffeur au Qatar, en Turquie, au Japon et en
Chine, y compris une fois à Hong Kong et à Macao, et aussi en Inde, à
Taïwan, en Malaisie et en Corée du Sud. Pour l'Océanie mes dépenses
capillaires se limitent à une seule séance de coiffure à Cronulla dans
la banlieue de Sydney.
Un autre service occasionnel est le médecin. J'ai eu la chance de ne
jamais avoir eu d'affection grave. Néanmoins j'ai du consulter, assez
rarement, les hommes ou les femmes de l'Art. Au Vanuatu je me suis
retrouvé dans un état très nauséeux, peut-être avais-je bu de l'eau
impropre à la consommation. Je suis donc allé au dispensaire local, où
l'infirmier, qui semblait bien connaître son affaire, m'a donné
quelques cachets efficaces. De même en Papouasie, du côté de Rabaul je
me suis retrouvé dans un état similaire, sans doute après avoir mangé
un plat du marché local, une sorte de bouillie enveloppée dans une
feuille de bananier. Je crois que j'ai pu manger seulement quelques
biscuits en trois jours, mais sans jamais gerber. Je suis donc allé à
l'hôpital local où on m'a fourni deux cachets qui ont eu un effet
presque immédiat. Pour faire bonne mesure on m'a aussi donné un
traitement contre le paludisme, alors que je prenais régulièrement ma
dose de traitement préventif. Enfin en Turquie, pendant mon travail au
sud d'Ankara, j'ai reçu une giclée d'huile industrielle dans l'œil.
Comme c'était très douloureux je suis allé me faire soigner à l'hôpital
local, où on a pris soin de mon œil avec des collyres et une lentille
de contact comme couche temporaire de protection. Après quelques jours
de vision floue, tout est redevenu normal.
Puisque nous venons d'évoquer un incident dans ma vie professionnelle,
combien de jours d'arrêt de maladie ai-je pris au cours de toutes mes
années de travail ? La réponse est : zéro. J'ai bien eu
quelques petits accidents, comme un doigt cassé à la suite d'une erreur
de manœuvre d'une vanne, mais tout au plus ai-je perdu quelques heures
de travail pour me faire soigner. Quand je faisais de la prospection
géophysique je me suis retrouvé un jour dans un état grippal qui me
faisait grelotter alors que j'avais le dos contre le radiateur. C'était
une journée d'écriture de compte-rendu, pas une journée de terrain,
alors j'ai préféré rentrer chez moi et rattraper mes heures de travail
le samedi suivant. Donc jamais d'arrêt de maladie dans toute ma
carrière. C'est comme ça, je ne dis pas que j'en suis fier.
Puisque dans cet ouvrage on parle beaucoup d'une vie professionnelle,
et comme je suis arrivé à l'âge de la retraite, on peut se demander à
combien de métiers je me suis frotté. C'est une question à laquelle on
peut répondre, à la condition de bien définir ce qu'est un métier. En
Intérim j'ai certainement exercé plusieurs métiers ou occupé plusieurs
emplois chez le même employeur, à savoir la société de travail
temporaire. À l'inverse on peut changer d'employeur mais toujours
exercer le même métier. Si on bénéficie d'une promotion notre poste
peut s'enrichir d'une appellation plus clinquante, alors qu'on fait
toujours le même métier.
Le frère de Françoise, qui m'est très sympathique, a lui aussi préparé
un petit ouvrage, très bien écrit, où il raconte en particulier sa vie
professionnelle. Il l'a intitulé « Dix huit métiers (et autant de
galères) ». Ai-je égalé son record ? Pas sûr.
J'ai donc commencé par des petits travaux d'été, manutentionnaire chez
Rhodia à Vizille, puis tireur de câbles avec AMS pendant la
construction de l'hôpital. Un peu plus tard j'ai été monteur sur des
chantiers industriels avec la société Jullin, et magasinier chez SMII
qui vendait des tubes en inox. En même temps que Françoise j'ai été
sondeur pour une entreprise publicitaire et plongeur à Alpexpo et aux
Six Jours de Grenoble. Toujours pendant que j'étais étudiant j'ai
travaillé un été comme tourneur à la Viscose. Nous en arrivons à la fin
de mes années d'étudiant, avec déjà sept métiers différents. Ensuite,
après mon diplôme j'ai été ingénieur glaciologue auprès des Expéditions
Polaires Françaises. Puis il y a eu l'année en Australie, pendant
laquelle j'ai eu quelques indemnités pour une petite activité de
technicien de labo et aussi pour ma participation à une mission en
Antarctique. On en est à neuf métiers avant notre retour en France en
1983. Juste après j'ai été mécanicien ajusteur chez Neyrpic, et ensuite
il y a eu ce travail de chargé de mission pour l'étude bibliographique
de la glace de mer dans l'Arctique. J'ai ensuite enchaîné les missions
d'intérim, et j'ai été mécanicien d'entretien dans plusieurs
entreprises de la région, ouvrier de structure chimique chez Rhône
Poulenc, ensacheur de produits chez Distugil, et aussi cariste chez
Rhône Poulenc. Ça fait quinze. J'ai ensuite eu un travail stable
d'ingénieur climatologue, dans une structure qui s'appelait A3 et plus
tard S2A. Ensuite j'ai été ingénieur géophysicien chez Cap Géophy. On
arrive à dix-sept. J'ai de nouveau eu un trou dans les emplois stables
et j'ai repris les missions d'intérim, mais sans occuper un nouveau
métier, j'étais de nouveau mécanicien, monteur, cariste ou similaire.
Pareil chez Prodys, la société de machines spéciales, où j'étais encore
mécanicien. Enfin il y a eu ce travail de technicien en cryogénie
pendant plus de vingt ans chez Air Liquide, ce qui fait que nous
arrivons à dix-huit métiers. On ne peut pas compter les cours privés
que je donnais à des lycéens, ni le travail de logisticien payé au
noir. L'emploi de consultant après ma retraite n'était pas différent de
celui de technicien cryogéniste et on ne le compte pas non plus, tout
comme mes activités occasionnelles de bricolage chez Médecins du Monde
à Grenoble. On reste donc à dix-huit métiers, et je suis bien content
d'être à égalité avec le frère de Françoise.
Après ces comptes d'apothicaire Il faut bien conclure ce petit ouvrage,
parce que je n'ai pas l'intention de rivaliser avec Tolstoï ou
Dostoïevski. Il y a un proverbe, Arabe dit-on, qui proclame que celui
qui voyage vit plusieurs vies. Les citations pour inciter au voyage
sont innombrables et, à ce propos, rares sont les écrivains qui n'en
ont pas pondu une. Je me contenterai ici de rappeler ce qu'a dit Ibn
Battuta, peut-être le plus grand voyageur de tous les temps :
« Voyager vous laisse d’abord sans voix, avant de vous transformer
en conteur ». Aurai-je un jour le talent de devenir un
conteur ?
Il se trouve que j'ai encore plusieurs projets de voyages
professionnels et, bien entendu, j'ai aussi des projets personnels.
Peut-être en parlerai-je un jour futur dans un autre opuscule.
Il me reste surtout à bien relire tout l'ensemble.
Rendez-vous dans quelques semaines pour lire la version définitive ou presque.
Il y a une
version pdf
et une version
e-book
de ce texte
|
Page
d'accueil
|
|
Envoyez-moi
un Courriel :
|
|
MM 2024