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Prologue
L'introduction est en général la partie la plus ennuyeuse d'un ouvrage. C'est parfois un préambule rédigé par l'auteur, lorsqu'il se sent obligé de justifier ainsi sa prose. D'autres fois c'est une préface composée par l'éditeur ou par un confrère flagorneur (très souvent en échange d'un retour d'ascenseur). Je me force habituellement à parcourir ces textes préliminaires qui retardent le plaisir espéré de la lecture des premières pages. En général on se passerait bien de ces préludes, trop fréquemment insipides.
Quand il s'agit d'un prologue comme ici, le but est de présenter très succinctement le contexte. C'est ce que je vais tenter de faire dans ce préambule, en promettant de ne pas vous gonfler trop longtemps.
À qui s'adresse cet ouvrage ? D'abord et surtout à moi-même, pour ordonner quelques souvenirs disparates. Ensuite à tous ceux qui auront envie de le lire, possiblement un jour nos petits-enfants. Si le texte survit, peut-être même sera-t-il lu par des générations futures. On peut rêver.
Reprenons l'incipit de ce livre : « Je suis né pendant les trente glorieuses », qui permet de me placer dans notre Histoire et d'engager ma petite histoire personnelle. Je suis donc un enfant de ces années heureuses, plutôt insouciantes. Si le travail était pénible, et même dangereux pour les métiers les plus physiques, il était rarement précaire et on ne parlait pas de stress ou de burn-out comme on dit maintenant. Bien sûr il y avait de la misère et beaucoup de nos contemporains ont été oubliés par l'arrivée du confort, sans même parler du tiers-monde. Puis il y a eu les mouvements de 1968 en Europe qui ont apporté des changements manifestes dans notre société, quelques améliorations réelles que les gouvernants essayent toujours de désagréger.
Ma vie professionnelle a commencé vers 1980, à la suite d'études que j'avais choisies parce qu'elles m'intéressaient, pas du tout pour avoir un débouché rémunérateur. Nous étions beaucoup comme ça dans les années 70, mais il fallait quand même que la famille puisse participer aux dépenses de l'étudiant et c'était donc une petite injustice sociale. J'ai eu la chance de faire ces études, la chance de rencontrer Françoise et d'être heureux avec elle.
J'ai choisi de rédiger ce texte avec les voyages comme fil conducteur. En effet j'ai aussi eu ce privilège de voyager, avec mes parents, avec Françoise et surtout tout seul, professionnellement et à titre personnel. Il y a un adage qui dit que les voyages forment la jeunesse. Je ne sais pas si c'est vrai, et je ne crois même pas que ça encourage un esprit de tolérance. Pour moi ce sont surtout des bons souvenirs, quelques rares contacts qui durent encore, et l'envie de retourner dans tous ces pays.
Dans ce texte je parle surtout de moi. J'ai préféré évoquer très peu Françoise et nos enfants. De même j'ai conservé un regard bienveillant et j'ai oublié les quelques situations désagréables qui ont pu exister.
Voilà, comme promis je ne vais pas vous ennuyer plus que nécessaire, et je termine ainsi ces prolégomènes.
Bonne lecture à vous.
Chapitre 1 : Déménagements
Je suis né pendant les Trente Glorieuses. C'était l'époque où l'Ascenseur Social pouvait fonctionner et où on a commencé à s'équiper en biens de consommation, pour finalement arriver à des excès. J'ai connu les lessiveuses, les fourneaux à charbon et les briques chaudes qu'on mettait dans le lit en hiver. À Grenoble il y avait encore une partie de la ville où le réseau électrique était en 110 volts. Mes parents, nés avant la Deuxième Guerre Mondiale, ont vécu le fort développement de l'après-guerre, et déjà un confort très supérieur à celui de leurs propres parents, avec l'arrivée des salles de bain, puis celle des réfrigérateurs et la démocratisation de l'automobile. Tout cela est de l'histoire bien connue.
Mon père travaillait à l'EDF, dans les centrales de production hydroélectrique de l'Isère. Il a été amené à changer souvent de lieu de travail, surtout en début de carrière, et ces déménagements me donnent de précieux repères temporels. Mes premiers souvenirs, très vagues, remontent au temps où nous habitions à Bournillon. C'est un lieu-dit dans les Gorges de la Bourne, en dessous des Grottes de Choranche. Il y a une petite centrale hydroélectrique qui utilise l'eau de la Bourne et des ruisseaux qui descendent de la rive gauche. Il y a aussi une grotte, avec une rivière souterraine qui en surgit. Nous allions parfois jusqu'à l'entrée de cette grotte, et on a longtemps dit qu'on ne savait pas d'où venait cette rivière, que le traçage avec de la fluorescéine ne fournissait pas une origine incontestable pour cette résurgence. Je crois que maintenant ce système hydrologique n'est plus un mystère. J'avais quelques copains de mon âge, ils étaient tous fils ou fille des agents de l'EDF qui travaillaient à la petite centrale électrique. J'allais emprunter ou prêter le journal chez des voisins qui avaient un petit chien, Bobby. Nous étions ainsi quelques familles dans un groupe de logements de fonction, loin de toute agglomération, le premier village, Choranche, était à quatre kilomètres. Ces logements jaune et vert sont restés en place pendant quelques dizaines d'années, et on pouvait les voir depuis la route des Gorges de la Bourne, au niveau du Cirque de Bournillon. Ils ont finalement été détruits. Mes parents avaient une vieille auto, une Peugeot 201, dont je ne me souviens pas vraiment. La circulation en hiver sur les routes du Vercors devait être hasardeuse à cette époque. Mes parents étaient très attachés à leur Matheysine natale, et les voyages avec cette voiture tenaient sans doute de l'expédition aventureuse.
Avant Bournillon nous avions habité à Saint Georges de Commiers, au lieu-dit Les Isles. Là j'étais vraiment trop petit pour en conserver des souvenirs. Après Bournillon nous sommes allés à Bourg d'Oisans, plus précisément aux Alberges, là où le Vénéon rejoint la Romanche, au pied de la Rampe des Commères, toujours près des usines d'hydroélectricité. J'ai quelques souvenirs de la maison, des voisins et des promenades que nous faisions, mais je ne me souviens pas d'y avoir eu des copains. Il me semble que nous n'y sommes pas restés longtemps. Une fois je me suis retrouvé avec des cloques sur la peau des jambes et des avant-bras. Le médecin avait diagnostiqué une réaction à des plantes et avait incriminé la ciguë. Il y a de nombreuses plantes ombellifères qui ont des propriétés phototoxiques. Mais en ce temps-là on connaissait encore mal les allergies, et c'était peut-être une réaction à un contact avec le pollen de graminées sauvages, qui plus tard m'ont parfois provoqué des irritations. Il parait que je cherchais souvent à échapper à la vigilance de mes parents. C'est à cette époque, probablement à la fin de 1959, que nous avons eu notre nouvelle voiture, la Simca P60. Je me souviens de la première fois que je l'ai vue : c'était à la Motte d'Aveillans, chez mes grands-parents paternels quand mon père venait de la recevoir chez le concessionnaire. Je n'ai pas oublié son immatriculation.
Ensuite nous avons déménagé au Sautet, au bord du lac de barrage, en rive gauche. L'endroit s'appelait Les Mariniers, et il y avait quatre ou cinq maisons de l'EDF. Elles ont été détruites maintenant. Je me souviens qu'on voyait souvent des écureuils, des piverts et d'autres animaux. Ma sœur est née quand nous habitions aux Mariniers. C'est au Sautet que j'ai commencé à aller à l'école. La classe unique se trouvait de l'autre côté du lac et je marchais un petit kilomètre pour la rejoindre en franchissant le pont qui domine le barrage. Nous étions une quinzaine d'élèves, depuis les tout-petits jusqu'à ceux qui préparaient le Certificat d'Études. L'institutrice assurait les cours pour tous. Les plus petits commençaient l'école vers l'âge de cinq ans, et pour eux la première année scolaire était fortement raccourcie : elle débutait après les vacances de Pâques. Il y avait bien sûr les enfants des employés de l'EDF, et aussi ceux des quelques fermes des alentours, sans oublier les enfants de l'institutrice. J'admire ces enseignants de classe unique qui savent organiser les journées pour instruire simultanément à plusieurs niveaux. Les plus grands avaient un programme de révision pour le Certificat d'Études, avec la géographie de la France, du calcul, de l'histoire, des récitations et même des chansons. Nous avions des bureaux doubles adaptés à notre taille, et la petite fille qui partageait le bureau avec moi s'appelait Geneviève.
Après ce court séjour en rive gauche du Lac du Sautet nous avons déménagé à Gavet. Mon père travaillait alors dans les petites usines hydroélectriques de la vallée de la Romanche, et tout spécialement celle des Roberts et celle des Vernes, en amont de Rioupéroux. Entre Gavet et Livet la vallée de la Romanche est particulièrement étroite. Il y avait alors des usines métallurgiques, grosses consommatrices d'électricité. On sait que la région a été pionnière dans l'hydroélectricité. À Rioupéroux on fabriquait de l'aluminium, et à Gavet des alliages métalliques destinés à l'élaboration des aciers (ferromanganèse, ferrosilicium…) ainsi que du corindon pour les abrasifs. On y fabriquait encore ce qui avait été à l'origine de l'usine, du carbure de calcium qui permet de préparer l'acétylène, comme dans les lampes des spéléologues. L'usine s'appelait à l'époque C U A, Compagnie Universelle d'Acétylène. Ces industries avaient attiré une importante main d'œuvre étrangère, surtout pour les tâches les plus pénibles. J'avais donc beaucoup de copains d'origine étrangère. Dans l'immeuble que nous habitions et que tout le monde appelait « le H L M » j'allais parfois regarder la télévision chez Pepe dont les parents étaient espagnols. Nous avons eu un poste de télé un peu plus tard. Avec Pepe nous regardions l'émission « la séquence du jeune spectateur », qui était diffusée les jeudis après-midi. Il y avait un autre garçon qui habitait Gavet et dont je ne me souviens plus du nom. Il est venu quelquefois chez nous. Un jour ma mère lui avait donné une banane et un peu plus tard elle lui avait demandé ce qu'il avait fait de la peau. Il a dit qu'il l'avait mangée. C'était sans doute la première fois qu'il mangeait une banane ; ou alors il savait parfaitement ce qu'il y avait à l'intérieur, et n'avait donc pas besoin de l'ouvrir. À Gavet nous n'étions pas isolés du reste de la population comme nous l'avions été précédemment dans les maisons de fonction de l'EDF, et les classes de l'école étaient toutes bien pleines. J'ai donc attrapé plusieurs maladies infantiles en peu de temps, si je me souviens c'était la rougeole, la varicelle et les oreillons. Dans ces cas-là on manquait l'école pendant quelque temps. C'était sans importance pour moi, mais ça pouvait être différent pour les enfants d'immigrés qui ne parlaient pas le français à la maison. Le 15 février 1961 s'est produite une éclipse de soleil, parmi les plus spectaculaires visibles en Europe. Mon père m'avait procuré quelques verres fumés pour masque de soudeur, qui auraient permis de regarder le phénomène sans risque. Hélas à l'école les ordres pour les écoliers ont été de ne pas bouger de notre bureau et je n'ai rien vu du spectacle de la Nature. Mais je comprends bien les inquiétudes des instituteurs sur le risque d'accident avec tous ces bambins. Dommage quand même. Encore un souvenir important de Gavet : le Père Noël m'avait apporté un superbe vélo bleu de la marque Motobécane.
Nous avons quitté Gavet pendant l'année scolaire pour retourner au Sautet. Cette fois nous étions en rive droite du Lac, au lieu-dit Les Chapoux. J'ai retrouvé l'institutrice et la plupart de mes anciens camarades qui, comme moi, avaient un peu grandi. Aux Chapoux nous étions trois ou quatre gamins d'âge scolaire. En général un des agents de l'EDF nous amenait en voiture à l'école et nous rentrions à pied. L'EDF possédait un local qui servait de salle des fêtes, à peu près à mi-chemin entre le barrage et les Chapoux. Souvent, peut-être une fois par semaine, sans doute le samedi soir, on nous projetait un film. Je me rappelle ainsi le film Ali Baba et les 40 voleurs, avec Fernandel en vedette, et aussi Le Quarante et Unième, de Grigori Tchoukhraï. Avec les quelques copains de mon âge nous jouions comme le font tous les garçons, aux explorateurs et aux aventuriers. Les sentiers et la rive du lac étaient propices à ces épopées imaginaires. Nous faisions des acrobaties sur nos vélos, ce qui a occasionné bien des chutes. Avec un morceau de carton et une pince à linge sur la fourche on imaginait se trouver sur une moto. Quand passaient les transhumances nous accompagnions les troupeaux de moutons jusqu'à Corps. Nous allions à la pêche aussi. Avec un œuf de fourmi comme appât nous attrapions des petits poissons, peut-être des ablettes, que nos mères cuisinaient pour nous. Un peu en amont sur le lac, en-dessous de Corps, il y avait déjà un petit centre d'activités nautiques. On y allait par un joli sentier. C'est là qu'on m'a appris à nager.
Ensuite nous avons déménagé pour aller à La Mure. Mes parents connaissaient bien La Mure et ses environs, ils y avaient de la famille, et pour la première fois nous étions dans une ville de plus d'un millier d'habitants. Par le jeu des déménagements antérieurs et de la classe unique au Sautet je me suis retrouvé avec un saut de classe quelque part dans mes premières années de scolarité. J'ai donc rejoint la classe de C E 2 à l'école des Capucins, l'école pour garçons de La Mure. Nos jeux dans la cour de récréation n'étaient pas très variés. On jouait surtout à se poursuivre. Comme une bonne partie de la cour était en terre battue on jouait aussi aux billes. Quand c'était la saison des marrons, juste après la rentrée d'automne, on choisissait les plus gros, on perçait un trou pour attacher une ficelle, et en faisant tournoyer le marron on pouvait l'envoyer très haut ou très loin. C'était bien sûr strictement interdit par les instituteurs. Les osselets étaient pratiqués, mais ils étaient moins omniprésents que les billes. Les scoubidous sont longtemps restés en vogue. À l'école comme dans la rue les garçons s'appelaient par leur nom de famille, souvent on ne connaissait même pas le prénom de nos copains. Dans son film « La fille du puisatier », Marcel Pagnol explique que c'est la coutume latine d'appeler le fils aîné par son nom de famille.
Nous sommes restés environ six ans à La Mure. Mon père s'occupait de plusieurs petites centrales électriques de la vallée du Drac et nous habitions au-dessus des bureaux de son service. En dehors des heures de travail je pouvais aller jouer avec la machine à écrire de la secrétaire et j'ai souvent créé un embouteillage des barres de lettres. On parlait depuis longtemps de la fermeture de la mine de charbon, et après plusieurs reports on savait que c'était pour bientôt. Il n'y avait plus de nouvelles embauches, mais le charbon était toujours livré, dans des charrettes tirées par un cheval. Le marché du lundi, à La Mure, était important. On y vendait des veaux et des cochons, et il attirait beaucoup de monde depuis le Valbonnais et le Beaumont (non, pas Beaumont-le-Vicomte). Le casseur d'assiettes appâtait les badauds en fracassant sa vaisselle. On y vendait aussi des spécialités locales : c'est au pied de La Mure qu'on voit le murçon.
J'avais beaucoup de copains, à l'école comme dans mon quartier. Mes cousins habitaient à proximité et ma mère pouvait aller voir sa sœur. On aimait bien bouger et se déplacer, c'est pourquoi nous faisions de longues promenades sur les chemins autour de La Mure, surtout à pied, parfois à vélo. Nous avions tous un bon appétit. On profitait des petits fruits sauvages qui poussent dans les haies : les mûres en été et plus tard les prunelles et les fruits de l'aubépine qu'on appelait des poires-martin. L'hiver on faisait de la luge. Une fois avec ma petite sœur sur la luge nous avons terminé notre folle descente dans des fils barbelés. Quand on était plus grands on pouvait faire du ski aussi, principalement sur la colline de Payon, de l'autre côté de la ville. Sauf bien sûr les plus pauvres. Il fallait damer la piste en montant et descendant avec les skis perpendiculaires à la pente, par petits pas de côté, avant de profiter vraiment de la glisse. Mon père me l'avait enseigné du côté de La Motte d'Aveillans, là où lui-même avait débuté avec des skis artisanaux. On faisait aussi des tremplins, ce qui nous a valu des chutes mémorables. Il y avait peu de gamins en surpoids.
À cette époque la plupart des enfants allaient au catéchisme, et même à la messe le dimanche matin. Je n'y ai pas échappé. Je dois dire que je n'ai pas entendu parler de « comportement inapproprié », comme on dit maintenant (ou que le curé était fou entre deux messes). On allait ainsi jusqu'à la Communion Solennelle, vers l'âge de douze ans. Traditionnellement le parrain ou la famille nous offrait une montre. J'avais déjà une montre depuis mon entrée au collège. Elle avait été achetée en Suisse lors d'un voyage en famille et avait passé la frontière cachée bien au chaud dans le filtre à air de la voiture.
C'est donc à La Mure que j'ai fait mon entrée au collège. Là-haut on parlait de Lycée, déjà à partir de la classe de sixième. Les classes du Lycée de La Mure étaient dispersées. Il y avait des classes à l'établissement principal, près des Capucins, mais aussi aux Bastions, en direction de Ponsonnas, ainsi qu'au Château, tout en haut de La Mure, et enfin au Stade. Selon leur emploi du temps les profs devaient donc se déplacer entre ces différents sites. Il y avait aussi un factotum, le Père Bard, qui circulait à vélo entre ces établissements, toujours avec le béret et le mégot, et faisait signer un registre aux profs. Le Lycée était mixte, ce qui faisait une grande différence avec l'école primaire des Capucins. Les meilleurs élèves du Primaire étaient placés dans les classes où on apprenait l'Allemand, les élèves moyens étaient casés dans les classes d'Anglais, et les plus mauvais dans les classes d'Italien. Mes résultats de l'école primaire auraient du m'envoyer dans une classe où on apprenait l'Allemand, mais mon père avait insisté pour que j'apprenne l'Italien, sans doute par tradition familiale et contre l'avis des décideurs du Lycée. Juste le temps pour l'administration de finaliser les emplois du temps et on a vite envoyé notre classe de sixième au Stade, avec d'autres classes défavorisées. Les pions ou surveillants les plus mal considérés étaient aussi envoyés au Stade, et ils étaient plutôt sympas avec nous, dans une sorte de solidarité des exclus. Nous avions beaucoup de place autour des annexes du Stade et nous avons usé plusieurs ballons pendant les récréations. Mes parents m'avaient offert un grand vélo, un Libéria, qui me permettait d'aller rapidement en cours et de revenir à midi pour déjeuner. On n'avait pas besoin d'antivol. Je n'ai pas grand chose à dire sur les enseignants. Comme partout il y avait des profs motivés et d'autres qui ne l'étaient pas. Je n'étais ni brillant ni très dissipé, donc je n'ai pas du leur laisser de souvenir. J'ai poursuivi ma scolarité à la Mure, au Château en classe de cinquième et de quatrième, puis à l'établissement principal en classe de troisième, mais j'ai suivi cette dernière année comme interne parce que mes parents venaient de déménager. Je reste dubitatif sur l'utilité de ces trois ou quatre années de Latin.
Ensuite c'est à Vizille que mes parents sont allés après ces six années à La Mure, précisément au Péage de Vizille. Mon père s'occupait de la centrale électrique principale et de la ribambelle de petites centrales de la basse vallée de la Romanche. Comme je l'ai dit précédemment je suis quand même resté au Lycée de la Mure encore une année comme élève interne. Les dortoirs et autres installations étaient probablement aux normes de l'époque. À Vizille nous étions de nouveau près d'une centrale hydroélectrique. Le logement de fonction était une grande maison, avec pas mal de terrain autour et même le ruisseau du Maniguet qui passait juste derrière, à quelques mètres de la fenêtre de ma chambre. On y voyait des truites et des écrevisses. Mon père s'occupait d'un grand jardin potager qu'il retournait à la bêche. Je donnais parfois un coup de main. On allait aux champignons, dans le bois qui surplombe le Chemin des Murs. Je pouvais aller assez librement à la centrale électrique, et je pouvais même bricoler dans l'atelier. On utilisait l'air chaud de la ventilation des alternateurs pour faire sécher les champignons, les prunes et les châtaignes. J'ai commencé des études techniques en classe de seconde, au L T E Vizille. Cette fois j'étais demi-pensionnaire, c'est à dire que je mangeais au Lycée à midi. J'aimais bien les cours de technologie, le dessin industriel et les machines-outils. Il n'y avait pas encore de calculettes électroniques : on utilisait la règle à calcul, en estimant l'ordre de grandeur du résultat (la superficie de la Terre est-elle 51 millions ou 510 millions de km² ?). Pour des calculs précis il fallait passer par les tables de logarithmes. Les règles à calcul en matière plastique avaient un avantage sur les calculettes d'aujourd'hui : avec un peu de pratique on pouvait les faire vibrer en soufflant, à la manière d'un kazoo, et ainsi jouer de la musique quand le prof s'absentait. Pour le dessin industriel les tire-lignes avaient déjà largement cédé la place aux stylos à plume tubulaire calibrée, en général de la marque Rotring. Comme j'ai toujours aimé la zoologie je regrettais quand même de ne plus avoir de cours de sciences naturelles, mais notre emploi du temps ne le permettait pas, avec 38 heures de cours par semaine en classe de terminale E. Un des profs avait organisé une équipe de hockey sur patins à roulettes et nous avons plusieurs fois rencontré d'autres équipes scolaires. Je me souviens d'un match à Grenoble, au Palais des Sports, que les grenoblois appelaient encore le Stade de Glace. J'avais toujours des copains à La Mure, et pendant les congés scolaires je m'y rendais souvent en auto-stop.
Mes parents sont restés dix-huit ans à Vizille, jusqu'à la retraite de mon père. Moi, après la terminale j'ai surtout vécu ailleurs, à Voiron puis à Cluny, ensuite à Grenoble, mais avec de nombreux déplacements professionnels et sans oublier l'année en famille à Melbourne.
Chapitre 2 : Origines
Je ne suis pas issu d'une famille où chacun connaît tous ses ancêtres depuis le Moyen-Âge, avec leurs distinctions et leur faits d'armes, souvent arrangés par les biographes. Il n'y a pas de galerie de portraits dans le long vestibule du manoir familial. Pourtant plusieurs personnes du côté maternel et du côté paternel ont rassemblé quelques informations, et on pourrait sans doute dessiner un arbre généalogique partiel, un arbre qui aurait été frappé par la foudre et les tempêtes, auquel il manquerait pas mal de branches et de racines.
Je profite de ce chapitre pour rappeler qu'il n'y a aucune raison d'être fier ou honteux de ses aïeux. On n'en est pas responsable. Et c'est même tout juste si on peut être fier (ou honteux) de sa progéniture.
Mon grand-père maternel, Didier, n'était pas originaire de notre région. C'était un petit banlieusard qui avait été placé dans une ferme vers l'âge de dix ans, comme ça se faisait au début du 20ème siècle. Pour un enfant qui ne venait pas de la campagne les fermes avaient des aspects terrifiants et les familles d'accueil pouvaient se montrer dures. Il racontait que parfois il se levait la nuit pour aller manger la soupe du chien. Il avait perdu tout lien avec sa famille de la région parisienne. Plus tard il a travaillé à la mine de charbon. C'était de longues journées de labeur, et à côté de ça il fallait travailler le lopin de terre pour se nourrir. Avec ma grand-mère ils élevaient aussi quelques chèvres, des poules et des lapins. Pour un petit complément de revenus il avait aussi fait le cantonnier pour la commune. Il souffrait de silicose et il ne s'est pas fait bien vieux, mais je me souviens très bien de lui. Il était très aimé par tous ceux qui l'ont connu, et tout particulièrement par ses deux filles. Il avait pu s'acheter un cyclomoteur, une Mobylette, qui lui permettait de tirer un petit tombereau et transporter tous ce qui était utile pour cultiver son bout de terrain en pente ou pour ramener le foin pour les lapins. Je me souviens aussi qu'il cassait des noix avec soin pour obtenir des cerneaux parfaits que le pâtissier lui achetait pour confectionner ses gâteaux. Mes cousins et moi n'étions pas autorisés à casser ces noix, parce que nous aurions provoqué trop de pertes.
Ma grand-mère Marguerite, épouse de Didier, était de la région, d'une famille établie depuis quelque temps. C'était une famille nombreuse. Elle avait des frères et sœurs, qui ont donné des cousins et des petits-cousins. Des cousinades, réunions des descendants des parents de Marguerite, sont même organisées, et je m'y suis rendu avec plaisir chaque fois que j'ai pu. Je dois reconnaître que je ne sais pas toujours les noms et les liens de parenté de tous ces cousins. Dans nos campagnes les épouses au foyer accomplissaient elles aussi un travail énorme. Les tâches domestiques n'étaient pas mécanisées et il fallait encore s'occuper des animaux d'élevage. Comme beaucoup de femmes dans la région elle a cousu des gants pour les gantiers de Grenoble, raccommodé des sacs de charbon et sans doute eu d'autres activités difficiles et peu rémunératrices. Elle savait tricoter des gants en laine, avec les cinq doigts et un superbe motif géométrique sur les deux faces. Je crois que ces gants tricotés ont même été commercialisés par une maison grenobloise de vêtements de sport. Elle préparait à merveille les brouquetons et les pognes de sucre, simplement garnies d'un peu de lait et de sucre qui caramélisait pendant la cuisson au four. Avec son mari Didier et la plupart des gens des Côtes ils parlaient le patois local, qui est une forme de franco-provençal. J'ai aussi un peu connu la Mémé Marie, la mère de Marguerite, qui a fini sa vie chez eux. J'en ai très peu de souvenirs.
Du côté paternel il y a des ancêtres venus d'Italie du Nord. Mon arrière-grand-père, celui dont je porte le nom de famille, est venu en France avant 1900, depuis ses montagnes de la Province de Belluno en Vénétie. Je ne sais pas comment il s'est retrouvé à La Motte d'Aveillans. La mine de charbon avait besoin de travailleurs courageux, et les patrons lui ont demandé de faire venir des compatriotes. Sa région d'origine avait déjà une tradition d'émigration vers la France, l'Argentine, les États-Unis ou l'Australie. Dans sa commune natale il y a même un monument appelé la Madone de l'Émigrant. Puis est arrivée une période de xénophobie envers les Italiens, et il a pris la décision de renvoyer au pays son épouse Anna, avec son premier enfant et celui qu'elle attendait, qui allait devenir mon grand-père Barthélemy. Ce n'est qu'après la fin de la Grande Guerre que mon grand-père est venu rejoindre son père en France, où il a été naturalisé. La famille, forte de trois garçons, a développé un commerce de bière et limonade. À La Motte d'Aveillans ils fabriquaient la limonade, mettaient la bière en bouteille, et assuraient la livraison jusqu'à Grenoble. Il existe encore quelques bouteilles de limonade en verre avec le nom moulé en relief. Ils tenaient un café, aussi. Mon grand-père Barthélemy est devenu menuisier-charpentier, employé à la mine de charbon. Arrivé à la retraite il s'est fait vitrier, à pied puis en voiture, et je l'ai parfois accompagné pour aller remplacer des carreaux cassés. Il s'occupait aussi de quelques poules et de quelques lapins, et il cultivait un grand jardin.
Ma grand-mère paternelle, Augustine, est née en France, de parents originaires de la région de Bergamo en Italie du Nord et qui, comme beaucoup d'Italiens de cette région, ont été charbonniers. Elle avait beaucoup de frères et sœurs, qui se sont retrouvés orphelins encore jeunes. Elle a travaillé très tôt comme domestique, puis après son mariage avec Barthélemy elle a tenu le café familial. C'était une excellente cuisinière, dans le genre cuisine des familles, bien nourrissante, préparée sur le fourneau bien astiqué avec la pâte à faire briller. Mon père était leur fils unique. L'arrière-grand-mère Anna, devenue veuve, était hébergée et endurée en alternance par ses deux belles-filles, c'est à dire par Augustine et par l'épouse du frère aîné de Barthélemy. Il arrivait que ma grand-mère Augustine ait quelques difficultés à la supporter, et alors elle appelait Anna « le phénomène ambulant ». Je me souviens un peu de cette arrière-grand-mère.
J'en arrive à mes parents, Colette et Robert. Ils ont connu la Deuxième Guerre Mondiale, et ensuite une vie peut-être plus facile que celle de leurs parents, au moins sur le plan matériel. Depuis les Côtes ma mère allait à l'école à la Motte Saint Martin, et plus tard à la Motte d'Aveillans, pas loin de six kilomètres, souvent à pied ou parfois avec le car de ramassage des mineurs. Jeune adulte elle a travaillé à la Poste, c'est à dire aux P T T comme on appelait alors ce service, en assurant des remplacements de personnels un peu partout dans la région : dix-sept postes en quelques années, raconte-t-elle. Ensuite elle a été une ménagère modèle et nous a nourris d'une profusion de plats préparés avec amour. Mon père avait suivi des études de technicien généraliste à l'École Nationale Professionnelle à Voiron. Il a joué comme gardien de but dans l'équipe de football de l'U S 2 Mottes, et plus tard quand nous habitions à La Mure il s'est un peu occupé des équipes de ce petit club. La plus grande partie de sa carrière professionnelle s'est déroulée dans les usines hydroélectriques. J'ai retrouvé récemment un livre de F. Sicheri traitant des usines historiques dans la vallée de la Romanche. Mon père avait mis des annotations au crayon dans la marge, de sa belle écriture de dessinateur industriel. Partout dans le monde, quand je passe près d'un barrage ou d'une centrale hydroélectrique, j'ai une pensée pour lui.
Puis il y a ma génération, peut-être la plus chanceuse, avec ma sœur et moi. Nous étions plus proches de la nature que ceux qui croient la défendre de nos jours. Le tourisme de masse n'était pas généralisé. On n'avait pas encore la hantise du chômage, la libération des mœurs était bien avancée, au moins pour les hétérosexuels, et il n'y avait pas encore le Sida. Il n'y avait pas de réseaux asociaux. On était cinquante millions de Français et la Terre comptait moins de quatre milliards d'habitants.
Chapitre 3 : Vacances en famille
Mes parents ont eu leur belle voiture neuve, la Simca P60, et quelques mois plus tard ma petite sœur est arrivée. Nous étions donc la famille idéale de ces glorieuses années, pas nombreuse comme celle des générations précédentes, avec accès aux loisirs et à la prétendue liberté. En compensation d'horaires plutôt chargés et de week-ends d'astreinte pour son travail, mon père disposait d'un peu plus de congés que le minimum légal. Il faut peut-être préciser qu'il n'y avait pas de téléphones portables, et que l'astreinte signifiait rester à la maison, joignable sur le téléphone fixe. Le premier voyage dont je me souviens un peu, c'était au Carnaval de Nice et je devais avoir tout juste six ans. Il y avait bien sûr les confettis, le défilé des chars et les « grosses têtes », mais surtout nous avions mangé des petits personnages en pâte d'amandes, et ça c'était le plus merveilleux.
C'était la mode des pneus de voiture avec les flancs blancs. Si des pneus de ce type existaient dans le commerce, et même comme équipement d'origine sur les voitures de luxe, on trouvait aussi des peintures blanches qui tenaient bien sur le caoutchouc et qu'on pouvait utiliser à moindres frais. Nous avions ainsi peint en blanc les flancs des pneus de la voiture, comme des frimeurs ou des cacous dirions-nous maintenant. Ça faisait peut-être de l'effet, comme les pompes noires et blanches affectionnées par les adeptes de la sape et qu'on associe généralement aux maquereaux.
Avec cette voiture nous emmenions aussi parfois les grands-parents pour une virée du dimanche et un bon restaurant. Comme mon père était fils unique il y avait forcément un biais en faveur des grands-parents paternels. Au restaurant ma grand-mère Augustine donnait toujours un pourboire généreux. Elle savait combien les métiers de la restauration sont difficiles.
Ces grand parents paternels, Augustine et Barthélemy, avaient encore tous les deux de la famille éloignée, des petits-cousins je crois, respectivement dans la province de Bergamo et celle de Belluno dans le nord de l'Italie. Nous sommes allés quelquefois leur rendre visite, quatre adultes et deux enfants dans la voiture, avec des valises sur la galerie de toit. Une fois, dans le village d'origine de mon grand-père, nous avions passé quelques jours chez des amis qui étaient d'anciens émigrés retournés au pays natal. Il y avait aussi une petite fille de mon âge, qui lorgnait sur mon ours en peluche. Au moment de repartir chez nous, mon ours avait disparu, et pour moi c'était le drame absolu, impossible de partir. Après avoir retourné toute la maison, l'ours a été retrouvé caché sous l'oreiller de la petite fille. Tout le monde était soulagé, sauf bien sûr la petite fille. Mes parents lui ont fait parvenir une poupée quand nous sommes revenus en France.
Voilà un autre événement, cette fois dans le village où ma grand-mère avait ses petits-cousins. Il y avait une chienne qui avait une portée de chiots. Nous nous étions approchés pour les voir de près. La chienne, mue par son instinct maternel de protection, s'est jetée sur nous, et précisément sur ma petite sœur. Je crois que mon père a attrapé ma sœur pour la tirer en arrière, mais la griffe de la chienne a quand même entaillé sa paupière inférieure, juste sous l'œil. Les cousins n'avaient pas autre chose que du vinaigre à proposer comme désinfectant, bien que je serais surpris s'ils n'avaient pas eu un peu d'eau-de-vie dans un placard. Il faut peut-être rappeler que l'Italie était encore très pauvre dans les années 60, pauvre et traditionaliste. Les femmes italiennes mettaient un foulard sur la tête pour entrer à l'église et ne sortaient pas sans porter des bas, même en plein été. Et bien sûr elles montaient en Amazone à l'arrière de la Vespa.
Toujours au sujet de ces voyages en Italie, encore une anecdote. Nous passions la frontière au Montgenèvre, au-dessus de Briançon. Il fallait une carte d’identité pour les adultes et le Livret de Famille pour les enfants. Une fois ma mère avait oublié sa carte et on ne l’a pas autorisée à passer. Retourner à La Mure nous aurait fait perdre un jour entier. Sur les conseils du policier français nous sommes allés à la Préfecture à Briançon. L’employée de la Préfecture a dit qu’elle ne pouvait pas faire de carte d’identité, mais que comme nous avions le Livret de Famille elle pouvait faire un passeport pendant sa pause casse-croûte, qu’il y avait un photographe pas loin, et c’est ainsi que le document pour passer la frontière a été obtenu en une heure seulement. Au total peut-être trois heures de perdues, et on se rend compte du progrès accompli en soixante ans, puisqu’il faut de nos jours plusieurs mois pour avoir un passeport, sauf complication.
On allait parfois voir les courses cyclistes, surtout le Tour de France, par exemple au Col du Galibier. Il y avait déjà du monde et une certaine ferveur, mais sans commune mesure avec la fureur fanatique qu'on voit maintenant. Nous avions aussi vu le Championnat de France sur route en 1968, en Ardèche, avec Lucien Aimar comme vainqueur.
Pendant les congés scolaires d'été je passais un peu de temps chez mes grands-parents, une dizaine de jours aux Côtes et autant à la Motte d'Aveillans. Aux Côtes c'était encore la campagne ancienne. Il n'y avait pas le confort moderne. Comme à peu près partout en Matheysine le poêle à charbon restait allumé en permanence, au ralenti la nuit ; il permettait de faire la cuisine et fournissait l'eau chaude pour se laver. Les anciens mineurs recevaient gratuitement une quantité de charbon, je ne sais pas combien. Les commodités étaient à l'extérieur, en dessous du poulailler. Je n'ai pas le souvenir d'avoir dû m'y rendre pendant la nuit. Il n'y avait plus de chèvres, mais toujours des poules et des lapins et aussi quelques « couris », c'est à dire des cochons d'Inde. Je ne sais pas si j'ai eu l'occasion d'en manger aux Côtes (j'en ai mangé plus tard au Pérou). Une ou deux fois ils avaient aussi eu des canards de barbarie, élevés près d'une fontaine-lavoir où ils pouvaient se baigner. Dans un grand chaudron on préparait une pâtée pour les nourrir, avec des pommes de terre, du son de blé, des herbes et je ne sais plus quels ingrédients. Les canetons semblaient se régaler. Aujourd'hui quand je vois un plat bien bourratif, épais et compact, je pense à cette pâtée pour les canards. Aux Côtes le terrain est instable. Beaucoup de maisons avaient reçu des renforts en acier pour éviter la rupture des murs. Il y avait un câble qui maintenait les deux pignons de la grange et on nous interdisait d'accéder à ce bâtiment, par crainte d'un effondrement. Un pied de vigne formait une sorte de treille au-dessus de la porte et donnait quelques grappes de raisin. En ce temps-là on se rendait souvent visite entre voisins, on restait parfois pour la veillée. Je ne comprenais pas grand chose au patois, mais je me sentais bien en les écoutant parler. La promenade traditionnelle, c'était en direction du Serre de la Roche, là où la route départementale 116, dite Corniche du Drac, surplombe le lac de Monteynard. La circulation automobile était alors très réduite, et les soirs d'été on y voyait beaucoup de vers luisants. On achetait peu de chose, en dehors du strict nécessaire, et on n'avait pas grand chose à jeter. Chez Didier et Marguerite il y avait un grand carton rempli de bobines de fil usagées. Il s'agissait de petites bobines en bois qui avaient retenu le fil utilisé par les ouvrières gantières, celles qui cousaient à domicile. Avec ces briques élémentaires je construisait des châteaux-forts que je détruisais ensuite à la catapulte. À La Motte-Saint-Martin a été construite la première piscine de la Matheysine. C'est en effet un endroit bien exposé, à une altitude bien plus basse que La Mure, et surtout un site beaucoup moins venté. Depuis Les Côtes je pouvais y aller par un petit chemin qui a pratiquement disparu aujourd'hui. J'y retrouvais des copains locaux, d'autres venus de La Motte d'Aveillans ou de La Mure, et nous passions l'après-midi à jouer dans l'eau comme le font tous les gamins. Mes cousins venaient aussi quelques jours chez les grands-parents des Côtes, mais je ne me souviens pas que nous sommes restés ensemble. Peut-être avait-on considéré que trois jeunes garçons occasionneraient trop de turbulences.
La Motte d'Aveillans est une petite ville, donc très différente du hameau que sont les Côtes. Il y avait à La Motte plusieurs épiceries, des boulangeries, des boucheries, des magasins de chaussures qui ont tous disparu depuis. Augustine et Barthélemy vivaient dans un confort relatif. Comme aux Côtes on rendait visite aux amis et on se promenait. Il y avait toujours des boulistes sur la Place de la Mairie, Ils pratiquaient le jeu à la Lyonnaise et il y avait parfois des concours importants. J'avais quelques copains mottois. Quand c'était la Vogue, la fête du village, nous donnions un coup de main aux forains pour monter leurs manèges, en échange de quelques tickets gratuits. Je jouais aussi avec ma copine Claudette qui habitait juste en face. Ma grand-mère Augustine avait une obsession pour les apparences vestimentaires et ma mère faisait très attention pour m'équiper sans rapiéçage et surtout sans la moindre touche d'originalité. La conception vestimentaire de cette grand-mère nous a mis en conflit quand je suis devenu adolescent. À part ça elle était très généreuse. Un jour j'ai perdu du côté du Senépy le superbe pullover qu'elle m'avait tricoté. Quelque temps plus tard elle a vu ce pullover sur le dos du petit berger de la montagne. Elle nous a dit, et à nous seulement, qu'elle était très contente que ce soit lui qui l'ait trouvé, et c'était certainement vrai.
D'ailleurs mes deux grand-mères m'ont tricoté un nombre impressionnant de paires de chaussettes, mais aussi des bonnets et des pullovers. On craignait le froid en ce temps-là. Françoise a pris le relais à l'intention de nos petits-enfants, qui eux-mêmes ont appris les bases du tricot.
Comme employé de l'EDF mon père pouvait séjourner avec sa famille dans des camps de vacances, largement subventionnés par EDF et GDF. Il s'agissait de grandes tentes avec de vrais lits et un coin cuisine. Nous somme allés plusieurs fois dans ces camps, où la diversité culturelle était peut-être faible, mais pour nous les enfants c'était l'occasion de changer nos habitudes et de se faire des copains. C'était des séjours de trois semaines, comportant invariablement quelques journées de fête du camp avec des jeux, des sketches et le concours de pétanque. Je me souviens de quelques-uns de ces camps de toile : Sanary, Cavalaire, Sausset-les-Pins sur la côte méditerranéenne, Meschers et La Teste sur l'Atlantique, et aussi Porticcio en Corse. Nous autres les enfants étions la plupart du temps pieds nus, ce qui nous procurait une belle épaisseur de corne sous les pieds dont nous étions très fiers. Ces départs en vacances avec la voiture donnaient lieu à des rituels. Par exemple après Corps, en direction des Hautes-Alpes, juste avant la borne qui indique que nous allons quitter l'Isère, on se disait « Respire un bon coup ». Quand un conducteur un peu lent ralentissait le trafic il était invectivé par « Achète un âne ! » ou quelque chose de similaire. Dans le Champsaur il y avait des gamins qui vendaient des edelweiss au bord de la route. Pour leur donner quelques pièces nous avons souvent acheté des fleurs séchées. Les enfants demandaient aussi une cigarette « pour leur papa » et alors que personne ne fumait chez nous mon père avait acheté un paquet de cigarettes pour en offrir. On peut encore voir de nos jours l’inscription « Edelweiss » sur le linteau de la porte d’une de ces fermes du Champsaur.
J'avais pleinement conscience d'avoir ce privilège de partir loin pendant les congés scolaires. Si aujourd'hui encore il y a des enfants qui n'ont pas cette chance, c'était la règle au début des années 60 pour beaucoup de mes copains d'école. Quelques-uns pouvaient partir en colonie de vacances, et quelques enfants d'immigrés partaient quelques jours au pays d'origine avec leurs parents.
La voiture était toujours très chargée quand nous partions ainsi en vacances. Il faut dire que mes parents ne savaient pas voyager léger et ils s'encombraient de beaucoup de choses, notamment au niveau des vêtements et accessoires. Il n'excluaient pas des intempéries extrêmes, et c'est tout juste s'ils n'emmenaient pas les raquettes à neige quand nous allions l'été à la mer. Je crois bien qu'ils emmenaient nos bottes en caoutchouc.
Plus tard mes parents ont suivi des amis Murois qui allaient régulièrement séjourner l'été en Italie, un peu au nord de Rimini sur la Mer Adriatique. Je les ai suivis pendant quelques années, et j'ai ainsi eu l'occasion de pratiquer la langue italienne que j'avais apprise pendant quatre ans. Déjà à La Mure on trouvait Topolino chez Rousset le marchand de journaux et j'achetais occasionnellement cette version italienne de Mickey et Donald, comme mes parents m'avaient acheté Pif le Chien quand j'apprenais à lire le Français. J'avais ainsi acquis un bon vocabulaire, ce qui était pratique pour se faire des amis italiens. Les hôteliers et restaurateurs, eux, parlaient tous plus ou moins bien le Français et l'Allemand. Les cités balnéaires italiennes sont des usines à touristes, avec des parasols bien alignés sur des plages privatisées. Les premières années j'ai plutôt aimé ces vacances, mais j'ai vite eu besoin de loisirs différents.
Chapitre 4 : La vie d'étudiant
À partir de l'âge de seize ans j'ai pu travailler quelques semaines pendant l'été. Ça faisait un peu d'argent de poche, et bien plus tard on se rend compte que ça compte aussi pour les points de retraite. C'est donc à la fin de mon année de Première au L T E de Vizille que j'ai eu mon premier contact avec le monde du travail. Les papeteries Rhodia prenaient quelques jeunes comme moi pour l'été. La fabrication des cahiers et bloc-notes se faisait à l'usine de Séchilienne où ces articles étaient mis dans des boites en carton, mais l’entrepôt était à Vizille et c'est de là que partaient les commandes vers les revendeurs. L'essentiel des expéditions partait vers des grossistes, et on empilait quelques dizaines de cartons sur des palettes, à la façon d'un mur de briques, on cerclait le tout avec du ruban d'acier et on emmenait les palettes jusqu'au camion. Ce qui était plus rigolo c'était la commande du libraire-papetier de Nouméa ou de celui de Saint-Denis de la Réunion. Ces petits revendeurs achetaient par exemple vingt-cinq bloc-notes au format A5, quinze au format A4, quarante cahiers d'écolier avec quadrillage Seyès et vingt avec quadrillage de cinq millimètres… Pas même un carton complet pour chaque référence commandée. On préparait donc avec soin l'assortiment demandé, bien emballé d'abord dans des cartons, et ensuite le tout était placé dans une caisse à claire-voie dite caisse Mussy qu'il fallait soigneusement monter et fermer. C'était donc très différent de la commande banale de quarante cartons de blocs au format A4. De plus la destination lointaine et supposée paradisiaque me faisait rêver. Mon premier travail rémunéré a donc été préparateur des expéditions dans un entrepôt, c’est à dire manutentionnaire. Le personnel était sympathique, mais il y avait comme partout des petits-chefs infatués de leur autorité hiérarchique. Les opportunités pour un emploi d'été étaient rares à Vizille et j'ai de nouveau travaillé dans cet entrepôt l'année suivante, après le baccalauréat.
Pour mes parents, surtout mon père, ma scolarité était toute tracée. Muni de ce bac E, Sciences et Techniques, je devais réussir le concours d'une école d'ingénieurs bien spécifique et obtenir le diplôme terminal quelques années plus tard. Ça rappelle un peu Rosa, la chanson de Jacques Brel qui dit « et qui seront pharmaciens parce que papa ne l'était pas ». J'ai donc suivi la classe préparatoire, Math Sup Technique à Voiron. Mon père avait eu son Brevet de Technicien dans le même établissement. Pour l'anecdote Zizou le prof de maths avait été le prof de mon père vingt-cinq ans plus tôt. On ne nous servait plus de vin à table comme dans les années 40, mais de l'Antésite, qui est toujours fabriquée à proximité. Je n'avais jamais été délégué de classe, mais là il avait été décidé avec l'intendante de l'établissement de choisir un délégué à la bouffe, et j'avais été sélectionné par mes petits camarades, probablement en raison de mon bel appétit. Nous étions une vingtaine d'élèves, presque tous des garçons. La plupart d'entre nous étaient élèves internes, c'est à dire que nous passions la nuit dans un dortoir situé dans l'établissement. En principe nous étions bouclés la nuit, mais le mur d'enceinte n'était pas bien haut. Pendant la pause de midi nous allions faire un tour en ville et c'est là que j'ai commencé à boire du café. Le mercredi après-midi j'allais parfois à Grenoble en auto-stop. Cette année-là j'ai fait quelque compétitions de ski alpin, avant d'arrêter définitivement ou presque. Bref, le passage du statut de lycéen à celui d'étudiant a été une sorte de libération. En 1973 les manifestations lycéennes et étudiantes essayaient de s'opposer à la Loi Debré. En fin d'année il y avait le passage des concours. Mes parents avaient insisté pour m'offrir le voyage à Paris en avion, pour l'examen oral. J'ai donc fait ce baptême de l'air en Caravelle, entre Saint-Geoirs et Orly. Au retour je suis rentré en auto-stop, et je suis allé à peu près aussi vite. Contre toute attente des profs j'ai réussi le concours d'entrée, mais quand même de justesse. Ça signifiait que la suite ne se déroulerait pas dans une grande ville étudiante comme Aix en Provence ou Bordeaux, mais dans une petite ville de Saône-et-Loire.
En attendant, c'était les vacances d'été. Fort d'un diplôme à caractère technique, ou plutôt grâce aux contacts de mon père, j'ai obtenu un autre emploi d'été. Cette fois c'était avec une société d'installation électrique qui s'appelait AMS. On construisait alors le grand hôpital de Grenoble, le CHU Nord, à La Tronche. Le travail consistait à tirer les milliers de kilomètres de câbles vers les prises, les interrupteurs et autres interfaces électriques, en passant par les gaines et les faux-plafonds. Ensuite un professionnel finissait les connexions. Un jour avec d'autres stagiaires d'été comme moi nous nous sommes installés sur une des poutres extérieures pour casser la croûte, à la manière de cette célèbre photo de 1932 montrant des ouvriers d'un gratte-ciel de New York assis sur une poutre métallique. Bien sûr nous nous sommes fait copieusement engueuler.
Au mois d'août cette année-là il y avait un grand rassemblement organisé sur le Plateau du Larzac, pour protester contre le projet d'extension du camp militaire. J'avais alors de solides idées antimilitaristes et je n'ai pas manqué de me rendre à cette manifestation festive.
Ensuite ce fut la rentrée scolaire. Sans à priori sur cette école, j'ai rapidement compris que je faisais partie de cette toute petite fraction qui n'entrait pas dans le moule. J'étais trop épris d'individualité et de tolérance. Une chose positive quand même, c'est qu'il était possible de trouver un emploi technique assez bien payé pendant les périodes de vacances, dans des sociétés où se trouvaient d'anciens élèves. J'ai ainsi travaillé quelques jours à Noël pendant la période d'arrêt d'une papeterie en Belgique. L'année scolaire avançait. J'avais quand même plusieurs copains qui partageaient largement mes idées. Parfois j'allais à Lyon en auto-stop, occasionnellement pour des manifestations. Quelquefois on se faisait rafler par la police. La fin de l'année est arrivée et en juillet j'ai travaillé du côté de Rouen dans un entrepôt de tubes en acier inoxydable. J'ai appris nickel-chrome les principales nuances d'acier inox et leurs appellations dans différentes normes. Pendant cet été il a été décidé que je ne continuerais pas dans cette filière.
Il y a à tout moment des choix qui semblent insignifiants mais qui font diverger notre vie sans qu'on le sache. Là il s'agissait plutôt d'un événement bien concret, et l'avenir tracé par mes parents s'est révélé un cul-de-sac, ou plutôt un point de rebroussement. L'uchronie est un genre affectionné par la Science-Fiction, dont je suis amateur. Pourtant je n'ai jamais cherché à imaginer ce qui serait arrivé si je n'avais pas changé de parcours.
Après le nouveau rassemblement au Larzac de l'été 1974 j'ai donc fait quelques démarches administratives pour m'inscrire à l'Université de Grenoble, en deuxième année de ce qui s'appelait alors un DEUG, et contre la création desquels j'avais manifesté deux ans plus tôt. Les maths et la physique me plaisaient assez, mais je regrettais quand même de ne plus avoir de cours techniques. La thermodynamique était trop théorique à l'Université, je n'ai jamais utilisé des appareils industriels. C'est dommage.
J'avais de bons copains, surtout des locataires de la Résidence Ouest du campus. L'un d'eux faisait la plonge au restaurant universitaire pour se faire un peu d'argent. Il m'est arrivé quelquefois de le remplacer quand il ne pouvait pas assurer son poste. Avec mon pote Michel nous sommes allés à pied de chez lui à Besançon jusqu'à Vizille, avant d'enchaîner sur le Tour de l'Oisans par le GR54. Pendant les vacances scolaires je partais parfois en auto-stop, en dormant dans des abris sommaires. En février 1975, le matin-même de mes vingt ans j'avais passé la nuit dans une épave de voiture à l'intérieur d'une casse automobile. J'étais allé ainsi jusqu'à Brest, puis j'avais pris le bateau pour Ouessant où j'avais dormi dans des bâtiments abandonnés, une ancienne caserne, je crois.
C'est à la Résidence Ouest que j'ai rencontré Françoise. Pendant les six années que j'avais passées à La Mure il est pratiquement certain que je l'avais croisée. Je lui avais peut-être lancé des boules de neige et nous étions probablement allés au catéchisme ensemble. Mais nous ne nous connaissions pas. Nous avons fait notre premier voyage ensemble au printemps suivant, en Corse. Un peu plus tard, aux vacances de Noël nous avons été très gentiment invités au Maroc par Jean-Pierre et Dominique, le frère et la belle-sœur de Françoise. C'était ma première escapade hors d'Europe, en bateau entre Sète et Tanger. Jean-Pierre et Dominique nous ont fait visiter le Maroc, qu'ils commençaient à bien connaître. Nous avons voyagé dans leur camping-car avec leurs enfants, dormant sous la tente ou dans des petits hôtels.
Pendant les vacances d'été j'ai continué à travailler quelques semaines, toujours un emploi technique. Je n'ai pas de repère temporel, mais je me souviens de quelques-uns de ces jobs d'été. J'ai remis en état les palans et autres appareils qui revenaient des chantiers, chez Montalev à Voreppe. Pendant l'été 1976, année de sécheresse, j'étais sur un chantier près de Pierrelatte. Plusieurs fois j'ai travaillé pendant les arrêts d'été de papeteries, c'est à dire de grosses usines de fabrication de papier ou de pâte à papier. Il y en avait une dans l'Eure à Alizay, une dans la Sarthe à Bessé-sur-Braye, une autre en Suisse à Niederbipp… et à chaque fois je séjournais dans un camping proche du chantier, sous ma minuscule tente, avec mon petit réchaud. Du côté de Pont-de-l'Arche je prenais le café au bistro du coin, fréquenté par les ouvriers du site. En Normandie le café était servi, cela allait sans dire, avec un petit verre de calva. La première fois j'ai été surpris, et j'ai bu le calva sans rien dire. Le deuxième jour j'ai spécifié que je voulais un café sans calva. Le serveur s'est gratté la tête, a pris un morceau de papier et un crayon, s'est encore gratté la tête, et a enfin calculé le prix d'un café sans calva.
Après le DEUG j'ai suivi l'enseignement de la Maîtrise de Physique, toujours sur le campus, logeant toujours avec Françoise à la Résidence Ouest. Nous avions sous-loué une de nos chambres à d'autres étudiants qui n'y avaient pas droit et nous vivions dans une seule pièce, dormant serrés dans le petit lit. On cherchait quelques activités rémunératrices, mais seulement ponctuelles. Par exemple nous avions fait une sorte de sondage préliminaire pour une campagne de publicité. Les publicitaires prennent vraiment les gens pour plus cons qu'ils ne sont. Des amis nous avaient donné un tuyau pour un autre petit boulot : il s'agissait de travailler au restaurant du Palais des Sports de Grenoble pendant les Six Jours cyclistes. On commençait en fin d'après-midi pour finir au petit-matin. Un de nos copains qui travaillait avec nous avait emprunté le vélo d'un amateur pour s'essayer sur la piste. Il est tombé dans un virage relevé, peut-être par manque de vitesse, en arrachant un gros éclat de bois avec la pédale. Le soir Eddy Merckx est tombé à cet endroit précis. Par le même tuyau nous avons aussi fait la plonge au restaurant d'Alpexpo à l'occasion de plusieurs événements, foires ou salons. C'est aussi vers ces années-là que j'ai fait quelques courses d'endurance, avec un niveau très modeste.
La Maîtrise de Physique acquise, option Recherche, j'ai choisi de faire un DEA de Géophysique Générale (ou peut-être Géophysique Approfondie). L'enseignement était dispensé dans la vieille ville de Grenoble, dans les locaux de l'ancien Évêché, occupés par la partie administrative du Laboratoire de Glaciologie. La partie expérimentale se faisait, pour moi, dans l'annexe du labo, sur le campus. Il s'agissait d'étudier certaines propriétés électriques de la glace de différentes origines. Une bonne partie de mon travail expérimental se passait en chambre froide. Je donnais aussi quelques cours particuliers de maths et de physique à des lycéens.
Ma demande de statut d'objecteur de conscience avait été acceptée. Un jour j'ai reçu une convocation à Paris pour une visite d'affectation, accompagnée d'un billet de train pour Paris. Je me suis pointé tôt à la gare de Grenoble, le 19 juin 1979, pour découvrir qu'il y avait une grève ce jour-là et qu'il n'y avait pas de train pour Paris. Depuis, je suis sans nouvelle.
Pour mon petit boulot d'été j'étais allé voir une société d'intérim qui avait été heureuse de savoir que je savais utiliser un tour. Ils m'ont envoyé comme tourneur à l'usine de la Viscose, près du Rondeau, pendant l'arrêt d'été des installations. Le chef d'atelier m'avait proposé une embauche, mais j'avais d'autres projets. Cette usine n'existe plus. À proximité il y a un musée qui évoque l'histoire du textile synthétique à Grenoble.
J'avais obtenu une bourse pour continuer mes études vers un Doctorat de 3ème cycle. Pas très facilement, en raison de ma situation indéterminée avec le Service National, et Claude Lorius avait fait jouer ses relations. J'ai donc continué pour deux ans au Laboratoire de Glaciologie et Géophysique de l'Environnement, toujours sur le campus. Françoise et moi avions pris en location un studio situé près du Marché d'Intérêt National, avec un peu d'aide financière de nos parents. L'été 1980 le labo avait une grosse opération sur le Glacier d'Argentière, près de Chamonix, et j'y ai participé. C'était peu de temps avant la naissance de notre fils Pierre. Sur le glacier nous étions une quinzaine de personnes, transportées avec tout l'équipement par hélicoptère depuis Chamonix. Fernand, l'homme à tout faire du labo, était un excellent cuisinier. Très tard un soir nous avons vu arriver lentement une petite lumière tremblottante depuis le haut du glacier. C'était les occupants d'un petit avion de tourisme qui avait eu une avarie et s'était posé sans trop de casse. Les passagers étaient en tenue légère, et s'étaient partagé les coussins de l'avion pour essayer de se tenir chaud. On aurait pu les pister en suivant les plumes qu'ils perdaient en route. Ils ont eu de la chance de nous trouver sur le glacier.
Notre fils Pierre est né début septembre. Quelques années plus tard son anniversaire était souvent gâché par la rentrée scolaire qui tombait à la même date. Nous nous trouvions bien tous les trois dans le petit studio, mais nous avons quand même cherché un appartement plus grand et nous l'avons trouvé Rue Gallice, dans un immeuble ancien. J'ai soutenu ma thèse de 3ème cycle, sur quelques propriétés des glaces, à l'automne 1981, dans un petit bâtiment qui n'existe plus, sur le site de l'ancien Évêché. Je n'ai pas de photo souvenir. Les couleurs vives étaient à la mode, et je me souviens que je portais un pantalon d'un violet intense.
Je n'avais pas été retenu pour un poste au CNRS. Un laboratoire en Australie pouvait m'accueillir pour un an à partir du mois d'avril 1982. Nous étions soumis à des contrôles médicaux avant cette immigration temporaire. Avant les examens plus sérieux j'avais déjà besoin d'un premier certificat de bonne santé, gentiment certifié et tamponné par une amie médecin, avec le cachet d'un cabinet de gynécologie. En attendant ce départ vers les antipodes un travail très intéressant m'était proposé, mon premier emploi après le diplôme.
Chapitre 5 : Premiers grands voyages
À l'automne 1981, à peu près quand je présentais mon travail de fin d'études, une place s'est libérée pour une mission technique en Antarctique. Le Laboratoire de Glaciologie effectuait presque chaque été austral un travail de prélèvement ou de carottage de glace, et il s'agissait cette année-là de tester un nouveau procédé. Je crois que j'ai été choisi, plutôt qu'un autre étudiant qui venait aussi de terminer sa thèse, en raison de mon passé plus technique. La mission était prévue pour les deux mois d'été, c'est à dire décembre et janvier. En accord avec Françoise et avec son soutien j'ai accepté avec enthousiasme cette mission. Je devais donc laisser Françoise seule avec notre fils qui avait alors un an. Par ailleurs nous devions aussi préparer quelque peu notre départ vers Melbourne où je devais passer un an dans un labo, peu après cette mission polaire.
Le travail prévu en Antarctique pendant cet été austral 1981-1982 consistait essentiellement à tester un procédé de forage de petit diamètre qui récupérerait seulement l'eau de fusion pour analyse chimique, mais ne prélèverait pas une carotte de glace continue comme cela avait été fait précédemment. Par exemple au Dôme C un carottage profond de plus de 900 mètres avait été réalisé quelques années plus tôt par une équipe du labo. Comme à cet endroit l'épaisseur de glace est supérieure à 4000 mètres, on espérait que ce nouveau projet permettrait de développer une technique rapide pour forer jusqu'au fond en une seule saison d'été. L'analyse des échantillons ainsi prélevés fournirait une très longue histoire du climat, complémentaire de celles obtenues par d'autres méthodes.
Les quatre autres membres de l'équipe avaient été définis depuis longtemps et leur équipement personnel avait été envoyé à l'avance avec le gros du matériel. Pour mon attirail de terrain, il avait été décidé que je serai équipé sur place par la logistique états-unienne. Comme il y avait encore un peu de matériel qui devait être expédié depuis la France, j'avais enfilé mes skis de fond dans un tube de carottier, après avoir démonté les fixations qui étaient trop larges. Mes skis n'ont pas figuré sur la liste de colisage et sont donc entrés en fraude en Nouvelle-Zélande.
Après la visite médicale d'aptitude j'ai eu un contrat de travail avec les Expéditions Polaires Françaises, et nous nous sommes envolés vers Christchurch vers la fin du mois de novembre. Le soutien logistique pour cette mission au Dôme C devait être assuré par les États-Unis, qui étaient déjà bien installés sur plusieurs bases en Antarctique, avec un entrepôt en Nouvelle-Zélande. Comme convenu c'est là que j'ai été équipé pour le froid. La liaison entre la Nouvelle-Zélande et l'Antarctique se fait essentiellement en avion C-130. Le gros matériel arrive bien sûr en bateau, mais ces avions peuvent facilement transporter deux bulldozers. La base principale US, située près de la côte, s'appelle McMurdo. En été austral les avions se posent sur la glace de mer, qui est bien solide et régulière, si besoin après le passage du chasse-neige. Si je me souviens bien nous sommes arrivés à McMurdo deux jours après Thanksgiving. En effet les pilotes états-uniens et l'équipe logistique célébraient la fête de Thanksgiving, puis le lendemain l'avion qui nous emmenait a fait demi-tour à mi-chemin en raison d'un problème de moteur. Finalement c'est un C-130 néo-zélandais qui nous a transportés depuis Christchurch, et ce devait être le 28 novembre 1981.
La base de McMurdo en été est une petite ville. Il y a même quelques commerces et des lieux de culte, probablement à la façon des bases militaires US. Plus intéressant, il y a un monument historique, la cabane construite en 1910 comme base de départ de l'expédition malheureuse de Scott vers le Pôle Sud. Il y avait encore une carcasse de phoque accrochée au mur. À quelques kilomètres se trouve la station néo-zélandaise appelée Scott Base, beaucoup plus petite. On peut s'y rendre à pied en suivant une route tracée au bulldozer ou, mieux, en passant sur la glace de mer et en évitant de marcher sur les phoques.
Le Dôme C est à une altitude de 3230 mètres, et par le passé il y avait eu des problèmes de santé, genre œdème du poumon, chez des personnes qui avaient travaillé dur dès leur arrivée en altitude. La consigne était donc d'aller glander deux ou trois jours à la station du Pôle Sud, à 2835 m, de revenir à McMurdo pour très peu de temps, et enfin de s'envoler vers le Dôme C après cette acclimatation à l'altitude. C'est ce que nous avons fait, avec cette fois des avions C-130 équipés de skis pour se poser sur la neige. J'ai une photo de moi au Pôle, où je suis complètement à poil.
Arrivés au Dôme C nous avons fait la connaissance de l'équipe US de support. Le responsable du camp était particulièrement chargé des communications avec McMurdo, de la gestion des stocks et du management de son équipe. Il y avait un mécanicien, en charge des groupes électrogènes du camp et des gros engins. Un assistant général s'occupait donc des généralités, comme l'alimentation en neige des installations sanitaires ou le transport de matériel. L'infirmier soignait les petits bobos, ce qui devait le changer de son expérience du Vietnam, et certains soirs il nous projetait un film, souvent un western. Enfin la cuisinière nous faisait à manger. Comme on l'imagine le coût du transport est bien supérieur au prix de base des denrées, et donc la langouste ne revient finalement pas beaucoup plus cher que le riz. De plus la qualité de la nourriture est importante pour le moral. Nous avons très bien mangé.
J'étais moi aussi assistant à tout faire. J'avais quand même la responsabilité d'une opération spécifique, la prise d'échantillons destinés à la mesure du béryllium 10 dans la glace. Je mettais la glace fondue dans un flacon, j'identifiais bien le flacon avec en particulier la profondeur du prélèvement, ensuite avec une pipette j'ajoutais une dose de solution de béryllium ordinaire pour éviter l’adsorption du béryllium 10 sur les parois de plastique.
En plus de nous autres les Français, il y avait quelques scientifiques US qui menaient aussi des expériences au Dôme C. L'un d'eux avait une provision de magic cookies que les douanes néo-zélandaises avaient laissé passer. Il y a eu occasionnellement quelques visiteurs venus de McMurdo en profitant d'un avion de ravitaillement. Comme nous avons vite produit des globules rouges en abondance j'ai pu faire quelque promenades avec mes skis de fond, et les huit semaines de soleil continu ont semblé passer très vite. Les communications étaient réduites : j'avais droit à un télégramme de vingt-cinq mots une fois par semaine, dans les deux sens, et j'ai donc pu échanger quelques phrases avec Françoise.
La mission terminée, nous sommes retournés à McMurdo, puis à Christchurch début février. Là j'ai rendu tout l'équipement qui m'avait été remis, avec le document signé et tamponné, y compris les chaussettes trouées et les caleçons longs bien usés. J'avais modifié mon billet de retour pour saluer au passage les personnes du labo de Melbourne qui allait bientôt m'accueillir. Je suis arrivé à Grenoble début février 1982, accueilli par Françoise et notre fils Pierre qui avait alors dix-sept mois. J'avais peur qu'il ne me reconnaisse pas, mais j'ai tout de suite été rassuré, tant il était heureux de me voir.
Je suis parti seul pour Melbourne début avril, quelques semaines avant Françoise et Pierre. D'abord hébergé dans une structure d'accueil de l'université, j'ai été grandement aidé par l'équipe du labo pour trouver un appartement et des meubles. J'avais même acheté un vélo pour Françoise, avec un siège pour petit enfant à l'arrière. L'appartement se situait dans un petit immeuble à un étage, dans le quartier de Clifton Hill, tout près d'un grand parc. À l'Université de Melbourne je suivais ce qu'on appelle un post-doc, au sein de l'Antarctic Division du Department of Meteorology. Je n'avais pas de programme précis et pour compléter la bourse d'étude je donnais un coup de main sur quelques expériences. Chose curieuse, dans les lieux d'aisance de l'université les étudiants ne dessinaient pas de bites ou d'autres images suggestives, comme ça se fait naturellement chez nous. Ils écrivaient plutôt des pensées ou des réflexions. Je me souviens d'un de ces textes : « Procrastinateurs, unissez-vous. Aujourd'hui… ou alors demain… ou même le jour suivant… ». Nous étions fréquemment invités à des soirées chez des personnes du labo, ou encore chez d'autres étudiants. Nous aimions bien le quartier italien de Lygon Street, à North Carlton, pas loin de l'université.
Le samedi matin nous allions souvent avec nos vélos au Victoria Market pour faire le plein de victuailles. Le jardin botanique et les berges de la Yarra étaient aussi des promenades régulières. Après quelques semaines nous avons acheté une voiture, une vieille Holden FB de 1963. Je n'avais pas encore de permis de conduire et Françoise a eu la charge de nous promener. L'hiver austral est vite arrivé, mais à Melbourne il n'est pas très rude. Néanmoins Françoise et le petit Pierre ont eu deux hivers de suite, sans passer par la case été. Pour moi c'était différent, j'avais passé l'été austral en Antarctique, je sortais donc de deux étés consécutifs, mais mon rythme des saisons était quand même perturbé. On devrait pouvoir faire comme ces oiseaux, les sternes arctiques, qui migrent rapidement entre le Grand Nord et le Grand Sud et vivent un été presque permanent, avec le soleil qui se couche à peine quelques heures.
Quand les beaux jours sont arrivés nous avons profité de la baignade sur les plages de la Baie de Port Philip et poussé un peu nos explorations en voiture, jamais très loin. Quand nous étions dans cette vieille voiture sur une petite route du bush australien, avec l'autoradio accordé sur une station de musique country, on se serait cru dans un road movie. Le petit Pierre aimait bien aller au zoo, et c'est peut-être là qu'est née sa vocation, même si l'émeu essayait de lui piquer son biberon. Nous avons fêté ses deux ans à Clifton Hill en septembre.
Mon laboratoire d'accueil avait régulièrement des activités en Antarctique, et une opportunité de participer à une autre campagne d'été se présentait pour moi. Cette fois il s'agissait d'une série de mesures sur le Law Dome, pas loin de la base australienne de Casey, sur la côte antarctique. La mission était organisée par le labo, avec le support logistique de l'ANARE, Australian National Antarctic Research Expeditions. Je conservais ma bourse d'études et le labo me versait un petit extra.
Puisque Françoise allait se retrouver seule avec notre petit enfant pendant deux mois, c'était l'occasion de faire venir sa maman en Australie. La grand-mère Yvonne s'est très bien débrouillée pour le voyage et nous sommes allés la chercher à l'aéroport peu de temps avant mon départ pour l'Antarctique. Elle est restée plusieurs semaines et elle a été enchantée de son séjour.
Moi je me suis envolé pour Hobart en Tasmanie, siège de l'Antarctic Division, trois ou quatre jours avant le départ du Nanok S, un navire danois affrété par l'ANARE. On nous a donné quelques cours de sauvetage, par exemple comment sortir un blessé d'une crevasse avec des cordes et des poulies. J'ai aussi profité du temps libre pour visiter un peu la Tasmanie, en auto-stop. J'ai ainsi rencontré quelqu'un qui m'a assuré avoir le meilleur job sur terre : un naturaliste qui venait d'obtenir un poste d'assistant de terrain pour un célèbre zoologiste et cinéaste animalier. Ensuite nous avons embarqué sur le Nanok S, avec d'autres expéditionnaires et le matériel de ravitaillement de la base. J'ai été malade dès le premier soir dans les 40èmes rugissants. La mer s'est calmée plus au sud, quand nous avons atteint la glace de mer, d'abord fragmentaire, ensuite plus consistante. Le Nanok S comme les autres navires polaires a une coque renforcée pour s'attaquer sans risque à une petite couche de glace.
La station de Casey est située sur la côte, un tout petit peu au nord du Cercle Polaire Antarctique. Il y a des colonies de manchots Adélie et plusieurs espèces d'oiseaux du Grand Sud. Notre campagne de mesure devait se dérouler sur les flancs du Law Dome, à quelques dizaines de kilomètres. Nous étions trois personnes, David, Evan et moi, avec le soutien temporaire d'Adrian et de Zichu, un chercheur chinois qui venait de passer un an à Casey. Dans ces régions on se déplace surtout avec des véhicules à chenilles. Nous avions un bulldozer surnommé Wendy, et plusieurs traîneaux à la suite, pour le fuel, le logement, la cuisine, le matériel et le laboratoire. Le petit véhicule d'assistance, à chenilles lui aussi, était basé sur une mécanique de Coccinelle VW, et je crois qu'il avait été conçu vers 1940 pour l'Afrika Korps. Cette campagne d'été s'est bien déroulée, nous avons pu réaliser le programme de mesures avec en prime un voyage en hélicoptère sur les pentes du Law Dome. Ensuite, à la fin de la mission, est arrivé le moment du départ vers la Tasmanie, cette fois à bord du Nella Dan, un autre navire danois. Ce voyage de retour prévoyait une escale d'une journée à Macquarie Island, petite île au milieu des 50èmes hurlants et territoire australien. Il s'agissait essentiellement de récupérer quelques personnes qui avaient terminé leur mission sur l'île, d'en déposer quelques autres et de ramener un peu de matériel et des documents à l'Antarctic Division. Macquarie Island est une merveille pour les naturalistes, avec des éléphants de mer, des otaries, plusieurs espèces de manchots, des albatros et bien d'autres espèces d'oiseaux. Mon séjour sur cette île a été beaucoup trop court. Après quelques jours en mer nous sommes arrivés à Hobart. À l'Antarctic Division quelqu'un m'a dit qu'il avait le meilleur job sur terre : le photographe officiel des missions antarctiques australiennes.
J'ai retrouvé la famille à Melbourne début février. Cette année-là, 1983, la fin de l'été austral a été très chaude dans la région et il y a eu de nombreux feux de brousse qui on fait beaucoup de victimes. Cet événement tragique est resté dans la mémoire des Australiens sous le nom de Ash Wednesday Bushfires. Il y a aussi eu un nuage de poussière sur Melbourne et c'était très impressionnant. Il nous restait quelques semaines avant le retour en Europe et nous en avons profité pour aller tous les trois, Françoise au volant, le long de la Great Ocean Road, sur la côte à l'ouest de Melbourne. Nous avons vu les rochers appelés les Douze Apôtres et aperçu quelques petits manchots bleus. Au retour le moteur de la Holden s'est mis à avoir des ratés. Ne sachant que faire je me suis mis à la recherche d'un endroit pour téléphoner à un dépanneur. Heureusement un sympathique Australien voyant la voiture arrêtée au bord de la route a vite identifié la panne, une grosse poussière dans le carburateur, et a rapidement tout remis en état de marche avec nos remerciements. À la fin du mois de mars nous avons dit au-revoir à l'Australie.
Chapitre 6 : La vie professionnelle
Nous sommes donc revenus en France fin mars 1983, après cette année dans l'hémisphère sud. Dans un premier temps nous avons posé nos valises à Monteynard. Il faisait encore bien froid, et quand après quelques jours un couple d'amis nous a proposé de loger avec eux à Grenoble nous avons vite accepté. Pierre et leur petite fille s'entendaient bien. Un copain m'avait conseillé une agence d'intérim pour trouver du travail. J'ai donc rapidement commencé comme mécanicien-ajusteur chez Neyrpic, au sud de la ville, où je me rendais avec un très vieux vélo qui avait appartenu à mon père. J'avais toujours des contacts avec le Laboratoire de Glaciologie, et encore quelque espoir d'y obtenir un poste. J'ai donc alterné pendant quelques mois les petits emplois de vacataire au laboratoire et les travaux techniques dans plusieurs entreprises de l'agglomération. J'ai ensaché des produits, j'ai été monteur, mécanicien d'entretien, cariste ou encore ouvrier de structure chimique, souvent en travail posté. En fin d'année j'ai passé le permis de conduire, ce qui était pratique pour me rendre au travail les nuits pluvieuses à Pont-de-Claix ou à Champagnier. Comme nos amis nous avaient laissé la totalité de l'appartement, Françoise s'est lancée dans son métier de psychologue clinicienne. Notre fils Pierre a débuté l'école dans le quartier de l'Île Verte à Grenoble.
Au laboratoire il y avait un projet d'étude avec les Chantiers de l'Atlantique à Saint-Nazaire. Ce chantier naval avait dans ses cartons l'idée d'un méthanier brise-glace pour aller chercher du gaz naturel dans les îles du Grand-Nord canadien. Il fallait donc réaliser une étude bibliographique des propriétés mécaniques de la glace de mer. Une partie de cette étude pouvait se faire au bureau, à partir des ouvrages disponibles dans la bibliothèque du labo. Mais avant Internet la littérature sur n'importe quel sujet n'était pas accessible de partout et un voyage en Amérique du Nord avait été prévu au budget pour visiter des laboratoires et des bibliothèques. C'est ce que j'ai fait au printemps de 1984, accompagné pendant quelques jours par un ingénieur du chantier naval. Nous avons rendu visite à quelques spécialistes au Canada et dans l'Est des États-Unis. Je suis aussi allé voir un labo à Vancouver, et comme je m'étais débrouillé pour être sur place pendant le grand week-end de Pâques j'en ai profité pour visiter la région et surtout Vancouver Island avec une voiture de location.
Après ce premier voyage en Amérique du Nord j'ai repris les missions d'intérim pendant quelque temps. En liaison très floue avec le Labo de Glaciologie il y avait une structure un peu nébuleuse qui avait étudié la grêle et venait d'obtenir un contrat avec EDF pour étudier le phénomène appelé neige collante. Ils cherchaient quelqu'un pour participer à cette étude et ça me convenait bien. Il s'agissait d'observations de terrain et de modélisation simple. Des partenaires japonais d'EDF avaient le même intérêt dans l'étude de la neige collante et avaient construit un modèle expérimental dans une petite ville qui s'appelle Ishiuchi. J'y ai passé trois semaines en 1985, pour mes trente ans. C'est d'ailleurs là que j'ai pratiqué pour la dernière fois le ski de piste, après une interruption de douze ans. Le Japon a donc été mon premier contact avec l'Asie. Pour l'anecdote, en 1985 les avions d'Air France ne passaient pas au-dessus de l'URSS et le voyage vers le Japon se faisait vers l'ouest, avec une escale à Anchorage. D'ailleurs en 2024 il y a toujours des zones évitées, et c'est ainsi que pour aller de Paris à Séoul on évite l'Ukraine, la Russie, la Syrie et l'Iran en passant au-dessus du Caucase. C'est aussi en 1985 que nous avons déménagé, toujours à Grenoble, dans un appartement dont nous serions propriétaires après beaucoup d'années de paiement. Pierre a changé d'école et s'est vite fait beaucoup de copains. Comme sa scolarité s'est déroulée sans heurt, je n'ai pas beaucoup eu l'occasion de rencontrer ses professeurs. Je suis resté quelque temps salarié dans cette petite structure, et plus tard une véritable entreprise, société anonyme, a été constituée pour continuer ces études climatiques, avec EDF comme client principal. J'avais un contrat à durée indéterminée, un CDI comme on dit. En 1986 il y avait un symposium sur l'interaction entre la glace, sous toutes ses formes, et les structures. Ça se passait à Vancouver. Normalement le directeur de la société devait y présenter nos études. Malheureusement il y a eu un décès dans sa famille et je m'y suis rendu à sa place, pour ma deuxième visite dans cette belle région. La conférence comportait même une visite en hélicoptère au-dessus des montagnes. Nous avions aussi noué des contacts avec des chercheurs québécois et quelques temps plus tard je suis allé à Chicoutimi pour un séjour d'environ deux semaines. Bien sûr j'ai un peu voyagé dans la région du Saguenay et du Fleuve Saint-Laurent. Pour diverses raisons de combines administratives il y a eu une parenthèse pendant laquelle j'ai été officiellement employé pendant quelques semaines par une autre société, à Crolles, mais c'était toujours pour le même travail, surtout de la cartographie d'aléa climatique. Je suis partiellement à l'origine de l'utilisation rationnelle de ces contrepoids qu'on voit sur les câbles de certaines lignes électriques en montagne.
Je m'étais un peu essayé au parapente, très modestement, en suivant deux fois une initiation d'une semaine, en Matheysine. Un souvenir particulier est un vol sur le Châtel (que les huguenots du Trièves appellent le Bonnet de Calvin) : nous avions volé en compagnie d'aigles royaux qui sont présents sur cette montagne. Je n'ai jamais fait de vol en duo. J'avais envisagé de m'équiper en matériel, mais outre le prix plusieurs éléments m'en ont dissuadé, comme la crainte de ne plus rien faire d'autre et aussi de contrarier les loisirs avec Françoise et notre fils Pierre.
En 1990 nous commencions à avoir un peu d'aisance financière. Mon court passage en Nouvelle-Zélande sur le chemin de l'Antarctique m'avait donné une forte envie de visiter ce pays. Alors nous sommes partis tous les trois vers les antipodes. Pierre qui n'avait pas encore dix ans a raté quelques jours de classe, avec la bénédiction de son professeur d'école. Nos billets d'avion prévoyaient une escale d'un jour complet à Bali, ce qui a fait un premier contact avec l'Asie pour Françoise et Pierre. En sortant de l'aéroport à Auckland nous avons facilement trouvé un loueur de camping-car et nous avons visité les deux îles principales. C'était notre premier grand voyage en famille après le séjour en Australie. Pierre était assez grand pour en conserver des souvenirs, en particulier de la faune observée, les manchots, les otaries, les wekas et les albatros. Il avait aussi été impressionné par les gigantesques pieds d’un géant polynésien qui dormait sur un banc de l’aéroport.
Quelques années plus tard, en août 1993, nous sommes allés au Brésil afin d'accueillir Alex dans notre famille. Nous sommes restés quatre semaines, principalement à Saõ Carlos, petite ville dans l'État de Saõ Paulo. Notre contact local nous avait prêté sa Volkswagen Brasilia, qui était déjà une voiture vintage. Il avait aussi arrangé quelques jours dans la petite station balnéaire de Caraguatatuba, et à cette occasion nous avons loué une Volkswagen Gol qui fonctionnait à l'alcool. Comme Alex avait à peine onze ans, Pierre conservait son droit moral d'aînesse et tout allait bien ou presque. C'était notre premier voyage en Amérique du Sud.
C'est aussi cette année-là que j'ai voulu changer d'emploi. Un instrument de géophysique, le radar de subsurface, commençait à faire partie des appareils utilisés en géotechnique. J'avais eu l'occasion de m'initier à ce procédé non-destructif d'imagerie du sous-sol. Une petite société spécialisée dans la géotechnique souhaitait s'équiper de cet appareil, plutôt coûteux. J'ai commencé à travailler avec eux et je suis allé apprendre à utiliser l'appareil chez le fabricant, au New Hampshire, sur la Côte Est des États-Unis au tout début de 1994. Là-bas j'ai assisté à une de ces impressionnantes tempêtes de neige qui frappent parfois la Nouvelle-Angleterre. C'était ma deuxième visite aux USA, dix ans après l'étude bibliographique de 1984, mais je n'avais toujours pas vu grand chose de cet immense pays.
J'ai travaillé quelques années dans cette société, essentiellement dans la moitié sud de la France. Dans ce contexte géotechnique je pratiquais aussi le contrôle de pieux et les essais de pénétration, ce qui faisait bien ricaner mon entourage. Nous avons eu quelques difficultés et j'ai repris ma liberté à la faveur d'une restructuration. Mes indemnités de chômage, surtout liées à mon emploi précédent, étaient confortables. Ayant repris contact avec la société d'intérim pour laquelle j'avais travaillé auparavant, j'ai alterné pendant quelque temps les périodes de travail temporaire et de chômage. J'ai aussi fait un peu de travail au noir, je peux le dire maintenant car il y a prescription. C'était avec une société de logistique qui travaillait essentiellement dans le domaine des équipements pour laboratoires pharmaceutiques. On m'avait chargé tout spécialement de liquider les « loups », ces retards de livraison au client final dus à des délais ou erreurs de livraison du fabricant. J'ai plusieurs fois livré moi-même quelques flacons spéciaux à un grand laboratoire ou institut de biologie situé près de Lyon. C'était plutôt intéressant, pourtant ce n'était pas une vocation et après quelques mois j'ai repris les emplois techniques.
C'est aussi vers cette époque que des potes d'une petite société de géophysique m'ont proposé une étude d'impact. Il s'agissait de contredire, presque point par point, une étude d'impact favorable à l'extension d'une carrière du côté de Vaison-la-Romaine. Cette contre-étude était commandée par les vignerons du coin. J'espère avoir contribué à limiter les nuisances. En tout cas j'ai bien aimé ce travail d'environ deux mois, même si ça ne m'a pas emmené plus loin que Vaison-la-Romaine.
Toujours vers la fin des années 90 j'ai eu un emploi dans une société qui fabriquait des machines spéciales, sur ce qu'on appelait la ZIRST de Meylan et qui est plus tard devenue Innovallée, ça sonne mieux. C'était un atelier où on réalisait des machines uniques destinées à tester des organes pour l'automobile, comme des pompes à essence ou des alternateurs, ou encore des disjoncteurs électriques. Il y avait donc beaucoup de montages de châssis et supports, de vérins pneumatiques, de petits moteurs… Bref, le rêve d'un bricoleur. De plus le chef d'atelier nous laissait faire un peu de perruque avec le tour ou la fraiseuse. J'ai été salarié directement par cette société pendant un an. Un jour j'ai été envoyé du côté de Rouen pour régler une machine qui contrôlait des appareils électriques. Le client, très satisfait, a même envoyé un fax élogieux sur ma prestation, ce qui est plutôt sympa. C'est le seul déplacement que j'ai fait en liaison avec ce boulot.
Ces années-là je participais souvent aux petites courses à pied organisées dans l'Isère, toujours à mon niveau très modeste. Alex faisait les courses dans sa catégorie d'âge, avec beaucoup plus de succès. Il était inscrit au GUC, club d'athlétisme de Grenoble, et tenait bien sa place dans les interclubs et championnats départementaux. Ma seule course à l'étranger a été le Marathon de Turin. Je préférais les petits marathons sans prétention où nous étions beaucoup moins nombreux.
L'année 1999 a sans doute été déterminante pour ma vie professionnelle. Il se trouve que j'ai oublié de me rendre à un rendez-vous dans une agence d'intérim. Que se serait-il passé si je n'avais pas oublié cet entretien ? C'est un autre point de départ pour une uchronie, mais personne ne va raconter cette histoire parallèle. Quelques jours plus tard mon agence habituelle m'a proposé une mission importante. À Sassenage la Division des Techniques Avancées de la société Air Liquide cherchait en urgence un technicien pour aller démarrer une de ses installations en Belgique. Il faut croire que j'ai fait illusion pendant la prise de contact à Sassenage, ou alors ils étaient vraiment désespérés. Bref, après une semaine à essayer de comprendre comment lire un schéma électrique et à potasser les documents, je me suis rendu en Belgique wallonne où on m'attendait avec impatience. En réalité le client n'était pas tout à fait prêt, heureusement pour moi. J'ai donc eu tout le temps de faire mon boulot en compagnie de Giuseppe, le technicien du client. Lui, il a bien dû se rendre compte de mon ignorance profonde du métier, mais tout s'est bien passé. J'ai appris beaucoup de choses sur les capteurs et l'instrumentation, et aussi un peu sur la cryogénie, tout ce qui allait devenir le cœur de mon activité principale. J'ai bien sûr visité la Belgique pendant les quelques semaines de ce chantier. Beau petit pays très accueillant.
Puisque le démarrage de cette installation en Belgique s'était bien passé, que le client était content, on a souhaité me garder à Sassenage. Comme j'étais toujours en intérim j'ai officiellement et successivement remplacé beaucoup de monde pour rester en règle avec les conventions du travail temporaire. En réalité j'ai alterné le travail sur la zone d'essais du site et les missions de démarrage d'installations. Un démarrage peut durer une semaine pour une machine très simple, hors complication, et jusqu'à plusieurs mois pour une installation plus complexe, voire plusieurs années pour des gros chantiers qui dépendent fortement de l'avancement de l'infrastructure du côté du client (et aussi de la quantité de documents réglementaires qui sont exigés). Si je ne me trompe pas, cette année 1999, outre des petits chantiers en France j'avais fait une petite maintenance en République Tchèque, une mission à Catania en Sicile et une mission à Singapour. Depuis Singapour j'avais pu me permettre quelques virées en Malaisie, et j'étais allé jusqu'à Malacca.
Ensuite comme on avait besoin de moi sur le long terme, on m'a proposé une embauche en CDI, que j'ai acceptée, et au premier janvier 2000 j'ai été salarié de ce grand groupe. J'y suis resté jusqu'à la retraite, et même un peu au-delà comme consultant. Ce n'est qu'à partir de 2003 que j'ai tenu une feuille de calcul mémorisant tous mes déplacements professionnels, donc je situe mal l'ordre des voyages précédant cette date, et j'oublie sans doute plusieurs chantiers qui ne m'ont pas marqué. Je me souviens quand même qu'en janvier 2000, juste après mon embauche, j'ai eu une mission en République Tchèque. Sur mon chantier enneigé il faisait ‑16 °C. Les ouvriers locaux avaient leur fiole d'antigel à usage interne dans la caisse à outils, et ils tenaient à la partager. Malgré la neige sur les routes j'avais fait une petite excursion en Slovaquie. En décembre de cette même année j'avais un petit chantier à Singapour. Là-bas on prenait peu de congés, mais en 2000 il y avait une sorte d'alignement des planètes : la fin du Ramadan, une fête hindoue et Noël arrivaient en même temps. Singapour a été mise au ralenti pendant plusieurs jours et nous avons eu quatre jours complets de congés. J'en ai profité pour aller jusqu'au Parc National de Taman Negara en Malaisie, en train, bus, taxi et bateau, pour une visite beaucoup trop courte. Un des taxis était une très vieille Mercedes, avec encore le compteur en miles qui, traduit en kilomètres, avait largement dépassé le million, soit vingt-cinq fois le tour de la Terre.
Ces missions à l'étranger apportaient un complément de salaire, et en général je faisais un peu de gras sur les frais de mission forfaitaires. Avec les revenus professionnels de Françoise nous avions retrouvé un peu d'aisance financière. Nos enfants Pierre et Alex devenaient de jeunes adultes autonomes, et au printemps 2001 Françoise et moi sommes partis en voyage au Cap-Vert, notre première escapade hors d'Europe ensemble depuis longtemps. Les années suivantes ont apporté beaucoup de voyages professionnels, et aussi quelques voyages de loisirs, seul ou avec Françoise. Ainsi en 2002 nous sommes allés tous les deux en Nouvelle-Zélande, douze ans après notre première visite à trois. Je parlerai plus loin de ces voyages de loisirs.
Mon temps de travail était de 210 ou 211 jours dans l'année. Faites le calcul, ça fait 10 semaines de non-travail. J'avais donc pas mal de congés, avec la souplesse de pouvoir les cumuler d'une année sur l'autre. J'ai donc commencé à prendre des vacances de plusieurs semaines, et pourquoi pas vers des destinations encore peu fréquentées. De plus je pouvais profiter de billets d'avion à prix réduit avec tous les vols accumulés sur plusieurs compagnies aériennes. Mais j'en parlerai plus loin.
Je ne vais pas citer ici l'intégralité de mes voyages professionnels, je vais seulement parler succinctement de ceux qui m'ont laissé des souvenirs. À partir de 2003, comme je le disais plus haut, je sais très exactement où j'étais professionnellement, grâce à une feuille de calcul que j'ai bien tenue à jour. Pour les voyages personnels significatifs j'ai souvent préparé une petite page web et je pourrais aussi retrouver la date d'après les photos numériques. Cependant, au lieu de faire une liste chronologique je vais plutôt les classer par grandes régions du monde, en y mêlant quelques voyages non-professionnels.
Commençons par le moins exotique, c'est à dire l'Europe. Avant les années 2000, plus précisément avant 1999, j'avais peu voyagé sur notre continent. À partir de ces années-là j'ai travaillé sur pas mal de chantiers, que ce soit pour des installations nouvelles, des maintenances régulières ou pour des interventions d'urgence. Je suis resté longtemps au CERN, entre la Suisse et la France, pendant plusieurs années j'ai fait des maintenances régulières à Berlin et dans la vallée de l'Elbe, et il y a eu d'autres chantiers en Allemagne, des missions en Grande-Bretagne, en Suisse, aux Pays-Bas, en Belgique, en République Tchèque, en Slovénie… et une courte intervention en Suède en décembre 2023. En 2024 j'ai aussi travaillé un peu en Hongrie.
En Italie j'ai passé beaucoup de temps sur plusieurs chantiers, ma connaissance de la langue étant sans doute un argument pour ces prestations. J'ai eu plusieurs missions en Sicile, et comme j'ai lu beaucoup de livres d'Andrea Camilleri j'ai appris quelques mots et expressions du dialecte sicilien (è una camurrìa !). Je parle raisonnablement l'Italien, mais heureusement je ne le parle pas assez bien pour risquer de passer pour un Milanais, comme on appelle en Sicile les gens de l'Italie du Nord. Puisque j'étais en quelque sorte allé en éclaireur j'ai pu retourner avec Françoise et servir de guide dans plusieurs régions italiennes. Nous sommes aussi allés dans des régions de la péninsule que je ne connaissais pas du tout, et partout nous avons su apprécier la gastronomie locale.
Je n'ai jamais travaillé en Espagne. En revanche mon employeur m'avait accordé en 2007 quelques jours d'initiation à la langue espagnole, du côté de Madrid. C'était avant la folie des dossiers partagés et des réunions sans intérêt, quand les sociétés avaient encore un peu de bon sens, et surtout des ressources à utiliser à bon escient.
Ensuite parlons un peu de l'Amérique du Nord. J'ai déjà évoqué les voyages des années 80 et 90 au Canada et aux États-Unis. Avec ce nouveau métier de cryogéniste il y a eu de nouvelles occasions de voyages professionnels. Le premier de ces voyages en Amérique du Nord pendant l'ère cryogénique a été à Détroit, au mois de mai 2004. L'industrie automobile US qui avait longtemps été le soutien de la ville avait déjà beaucoup souffert, et Détroit ressemblait à une ville sinistrée. Cette même année, à la fin de l'été 2004 avec Françoise nous avons traversé le Canada, des Provinces Maritimes jusqu'au Pacifique, et j'en parlerai plus loin.
En 2013 j'ai passé quelque temps à Vancouver, ma quatrième visite dans cette belle ville du Pacifique. Avec mes collègues je suis allé à Victoria, sur l'île de Vancouver, où j'étais déjà allé en 1984.
Ensuite il y a eu deux missions, chacune d'une quinzaine de jours, au Texas, pas loin du Golfe du Mexique. C'est un territoire avec des zones humides où on voit facilement des alligators, des tortues aquatiques et beaucoup d'oiseaux. Le siège régional de la société est à Houston, et en cas de panne de l'installation on appelle le siège en disant « Allo Houston, nous avons eu un problème ». J'ai visité Galveston et je suis allé jusqu'à Baton Rouge en Louisiane. Les bayous et le passage sur le fleuve Mississippi ont été les grands moments de ce voyage, mais la nourriture cajun est également mémorable. Les Texans sont fidèles à leur réputation. Ils allaient tous au travail dans un énorme véhicule tout-terrain. Je vais placer une petite anecdote, quand même. Sur la machine des Siciliens le mot de passe était « Bellini », comme le compositeur de Norma et de La Somnambule ; pour les Texans le mot de passe était « Reagan ». On voit la différence culturelle.
Ma plus longue mission aux États-Unis d'Amérique a commencé après mon départ à la retraite, quand j'ai été employé comme consultant pour des projets de cryogénie. En réalité avec ce titre ronflant je faisais toujours le même travail de démarrage et maintenance d'installations. Ce chantier était à Stanford, en Californie, sur le site de l'accélérateur de particules appelé SLAC et le responsable de la Cryogénie était mon ancien collègue Éric. La mission s'est faite en plusieurs fois, au total je suis resté cinq mois sur ce chantier. Je logeais à Palo Alto, au centre de la Vallée du Silicium, et pour le dernier séjour j'avais trouvé une chambre à East Palo Alto, un quartier beaucoup moins bobo. Je n'ai jamais eu d'attirance particulière pour les États-Unis, mais le nord de la Californie est une région très intéressante. Il y a San Francisco, bien sûr, mais aussi les paysages de la côte entre l'Oregon et Big Sur, les phoques, les otaries, les éléphants de mer et les baleines. Mon neveu Laurent habitait avec sa famille à Santa Cruz, et ils m'ont invité plusieurs fois. La Sierra Nevada n'est pas loin, avec Yosemite National Park, les séquoias géants, le Lac Mono… Vers la fin de mon séjour je suis allé jusqu'à la Vallée de la Mort.
Il y a eu enfin un petit séjour du côté de Las Vegas, au Nevada, en juin 2024. On m’avait souvent dit que le Strip de Las Vegas la nuit (la grande avenue des casinos où, passif, le croupier fait tourner ses roulettes) était une des choses à voir aux États-Unis, avec le Grand Canyon du Colorado. Je n’ai toujours pas vu le Grand Canyon, mais j’ai pu faire de longues et belles promenades dans les régions semi-désertiques du Nevada.
Passons à l'Asie. C'est le continent où je suis allé le plus pour raisons professionnelles, et aussi où je suis allé le moins pour des voyages personnels, en dehors de l'Antarctique, bien sûr, où je ne suis jamais allé en touriste. J'ai déjà parlé de la mission au Japon en 1985, lorsque j'étudiais la neige collante. Avec le métier de cryogéniste les occasions ont été nombreuses. Il y a d'abord eu les deux petits chantiers à Singapour, évoqués précédemment, avec les escapades en Malaisie. En 2019 j'ai eu deux nouvelles missions dans le sud de la Malaisie, et j'en ai profité pour visiter de nouveau Malacca et surtout pour passer quelques jours sur Pulau Tioman, une île avec beaucoup de varans.
J'ai passé plus de temps dans d'autres pays. Le premier où je suis resté longtemps est le Qatar, en 2004-2005. Il s'agissait d'un gros chantier pour lequel j'ai supervisé une partie du montage, avant de participer à la mise en service. Contrairement à mes chantiers habituels où j'étais seul ou avec au maximum un collègue, cette fois nous étions nombreux sur le site, avec une petite dizaine de Français, quelques superviseurs étrangers et beaucoup de travailleurs d'Asie du Sud, surtout des Indiens. Je dois dire que les prescriptions de sécurité sur le chantier étaient extrêmes, il n'était pas question de prendre la moindre liberté avec les règles de protection des personnes comme on le faisait parfois en Europe dans le passé, sans parler des nombreuses régions où de telles normes n'existent pas. Ces règles de sécurités sont basées sur ce qui se fait aux USA, donc similaires à celles qui existent en Europe, mais elles sont renforcées pour faire face à des ouvriers qui pour certains sont peu qualifiés. Je me souviens de la formation de sécurité de base pour les nouveaux arrivants. On nous apprenait qu'il ne faut pas dormir sous un véhicule, ni boire l'eau des flaques qui se forment après un orage. Cette main d'œuvre ne coûte pas cher et le pays est riche. C'est pourquoi un massif en béton qui doit seulement supporter une machine sera gratté, poncé, mastiqué, apprêté avec un enduit, poncé de nouveau et peint avec plusieurs couches d'une peinture de qualité supérieure. Pareil pour la rampe d'escalier qui est ainsi parfaitement lisse, et cependant il y a obligation de la tenir avec des gants pour ne pas prendre le risque de se blesser. Il arrive quand même qu'on choisisse de faire un travail tout seul plutôt que de le confier à une équipe de quinze Indiens, ça va plus vite, surtout s'il faut monter une pièce de quinze kilos au deuxième étage, parce que sinon il faut que le chef d'équipe coordonne les baliseurs de zone, les élingueurs, les assistants élingueurs, le conducteur de la grue, l'assistant du conducteur, les surveillants de zone et l'officier de sécurité.
Pour la plupart des occidentaux détachés au Qatar il n'y avait rien à faire dans le pays, hormis passer son temps dans les bars des quelques hôtels qui servaient de la bière, ou à la rigueur traîner dans le centre commercial. Heureusement dans notre groupe il y avait Marc. Comme moi il tenait à découvrir les merveilles que cachait ce pays. Presque tous les vendredis nous sommes allés quelque part avec notre chauffeur Yousaf, un Indien du Kerala qui travaillait au Qatar depuis plusieurs années. Avec les ressources disponibles, c'est à dire les journaux, les souvenirs de quelques vieux Qataris et aussi des articles sur Internet, nous avons pu trouver chaque semaine quelque chose d'intéressant à visiter. Le Qatar n'est certainement pas le plus beau pays du monde par ses paysages, ni par sa faune ou ses monuments historiques. Cependant le secret du bonheur n'est-il pas d'aimer ce dont on dispose ? Nous avons ainsi vu des formations géologiques singulières, une zone de mangrove, un trou karstique profond, des palais en ruines, de très vieilles mosquées abandonnées ou encore des zones agricoles. Yousaf qui parlait hindi, arabe et anglais, en plus du malayalam sa langue maternelle, a été précieux pour obtenir des renseignements auprès des locaux, bédouins ou ouvriers immigrés. Un jour Yousaf parlait en hindi avec des ouvriers agricoles qui lui ont suggéré de discuter avec le régisseur, et celui-ci nous a proposé de rencontrer le patron, un riche propriétaire, un cheikh, comme on dit. Le cheikh nous a invités à visiter son musée personnel, sous la guidance de son majordome. Le musée aurait fait pâlir d'envie les conservateurs de bien des villes de province.
Pour cette mission je suis resté un an au Qatar, avec quelques retours en France. J'ai aussi pris quelques jours de vacances à Oman, où j'ai voyagé en bus et en voiture de location. Très beau pays, où je suis retourné quelques années plus tard avec Françoise.
En 2013 j'ai eu une nouvelle mission au Qatar, juste pour quelques semaines. Malheureusement cette fois il n'y avait pas Marc, et personne n'était intéressé par des excursions hors de Doha. De plus les authentiques vieux quartiers avaient été rasés pour faire place à un horrible faux-ancien censé attirer les touristes. Cette frénésie destructrice est, hélas, bien regrettable.
Je suis resté longtemps en Corée du Sud. En général on dit simplement la Corée, sans préciser laquelle. On précise seulement quand il s'agit de leur voisin du nord où il est plus exceptionnel de se rendre (d'ailleurs ce cas de Corée nous turlupine). J'ai calculé que je suis resté au total un an et demi en Corée, entre 2006 et 2024. Je ne m'étais pas intéressé auparavant à ce pays, et la surprise a donc été encore plus agréable. Le pays est montagneux, et les lieux facilement habitables sont rares. Il en résulte que les zones non habitées sont nombreuses et propices à la promenade. Mon premier chantier au Pays du Matin Frais était en bord de mer, au sud-est de la péninsule. Je résidais dans un très bel hôtel sur la rive du Lac Bomun, près de Gyeongju. C'est une ville chargée d'histoire, avec des vestiges de sa splendeur ancienne. Cet hôtel luxueux attirait une clientèle internationale. J'affectionne la cuisine coréenne, même si souvent j'aurais aimé que la couleur rouge des plats provienne de la tomate plutôt que du piment. Le buffet du soir comme celui du petit-déjeuner était somptueux, et je suis resté assez longtemps pour goûter à presque tout. Je voyais souvent des étrangers qui ne touchaient pas à autre chose que du riz et des nuggets de poulet, et je trouvais ça bien triste. Les Français sont loin d'être les plus réticents devant une gastronomie exotique.
Dans ce grand hôtel il y avait six soirs par semaine un couple de musiciens-chanteurs. J'ai assisté aux représentations de plusieurs de ces couples, qui restaient sur place pendant quelques semaines. Il venaient tous de Bulgarie, il doit y avoir dans ce pays une filière pour ces duos d'artistes. Leur répertoire très consensuel était largement basé sur la Variété Internationale, avec parfois une touche de Country. Après quelques temps, on se saluait d'un hochement de tête quand on se croisait dans l'hôtel (a nodding acquaintance, comme disent les anglophones). J'ai discuté un peu avec un de ces duos de Bulgares, qui avait plutôt bon goût. Quand ils ont su que j'étais français ils m'ont dit « Alors nous allons chanter quelques chose pour toi ». Ils ont aussitôt attaqué « Voyage, voyage », chanson célèbre de la chanteuse Desireless. Cette circonstance m'a plus tard suggéré un titre pour rassembler ces souvenirs personnels. J'ai préféré utiliser le pluriel.
Près de Gyeongju, une des collines où j'allais souvent le dimanche est parsemée de monuments sacrés et de roches sculptées. Sur ces chemins très faciles je croisais ou je dépassais des groupes de Coréens, vêtus comme nous quand nous allons au Mont-Blanc, ou pour le moins équipés comme pour un raid d'un mois en terrain hostile. Les Coréennes ont une crainte panique de bronzer et portent un couvre-chef très large, souvent des gants, et même parfois un masque. Une fois un de ces Coréens m'a filmé, en insistant sur mes sandales. Il a dû me prendre pour un Sauvage.
Toujours en Corée j'ai passé quelque temps à Daejeon, la ville de la Science. C'est pendant cette mission à Daejeon, au début de l'année 2008, que notre fils Alex nous a quittés. Depuis, il ne s'est pas passé un jour sans que je pense à lui. Quand je suis parti au petit matin pour rentrer à Grenoble mes trois collègues m'ont accompagné à la gare routière de Daejeon, et une dizaine de jours plus tard quand je suis retourné en Corée ils étaient là pour m'accueillir. Ce sont des gestes d'amitié qui nous marquent.
Il y a eu d'autres voyages en Corée au fil des années, plusieurs fois à Pohang, à Ulsan, et de nouveau à Daejeon ou à proximité. J'avais assez vite appris à lire le Coréen, ou plutôt à déchiffrer très lentement l'écriture, mais sans connaître la signification des mots. Je n'ai jamais appris à le parler, me contentant de savoir quelques mots signifiant bonjour ou merci, et aussi quelques noms de plats de la cuisine coréenne.
Il y a eu plusieurs chantiers en Chine, plus d'un an et demi en temps cumulé, entre 2007 et 2019. Je n'étais pas attiré par ce pays, mais je n'ai pas refusé ces missions, il y avait alors des dictatures bien pires. C'était en général des chantiers dans des laboratoires dePhysique ou des industries à la périphérie de villes chinoises de quelques millions d'habitants, essentiellement dans l'est de la Chine : plusieurs chantiers du côté de Beijing et de Shangaï, mais aussi à Wuhu et à Hefei. Les Chinois ne se comportent pas comme nous. En Occident on n'emmerde pas les autres, et en échange on ne supporte pas d'être emmerdé. Pour les Chinois c'est le contraire, ils acceptent volontiers d'être emmerdés, pourvu qu'on les laisse emmerder les autres. Comme les Qatariens, ils aiment le faux-vieux, c'est à dire les reconstructions de quartiers ou de monuments anciens : les tronçons de la Grande Muraille qui attirent les visiteurs ont été complètement reconstruits il y a peu de temps et les quartiers authentiques des régions habitées par les minorités ethniques ont souvent été détruits pour être remplacés par du toc tape-à-l’œil.
Mon chantier le plus long a été du côté de Beijing en 2008. J'y suis resté presque six mois sans revenir à la case départ, pour mettre en service une machine qui fait de l'hydrogène liquide pour les fusées chinoises. J'ai eu le temps de raconter quelques anecdotes sur une page web, pour m'occuper le soir. Comme il y a eu un arrêt de dix jours sur le chantier, l'envie m'est venue de visiter les provinces de l'ouest et pour ça j'ai fait appel à une guide que j'avais rencontrée avec des collègues français du côté de la Cité Interdite. Sans son assistance j'aurais eu beaucoup de mal pour voyager, ne serait-ce que pour prendre un billet de train ou un taxi local. Nous avons visité la région de Dunuhang dans la province du Gansu, et ensuite la ville de Turpan et ses environs dans la province du Xinjiang. Les paysages sont grandioses, et ce n'est pas la Chine des grandes villes de l'Est. D'ailleurs les gens sont culturellement et ethniquement différents. À Turpan des vieux me saluaient en me disant « Salam Aleikum » et bien sûr je savais quoi répondre. Au Xinjiang nous avons poussé jusqu'à Urumqi, la grande ville Ouïghoure qui se voyait comme la grande métropole de l'Asie Centrale mais qui a vu ses ambitions anéanties par le pouvoir chinois. C'était la fin du Ramadan, et ma guide ne savait presque rien des pratiques musulmanes. Je regrette un peu de n'avoir pas eu le temps d'aller jusqu'à Kashgar pour voir cette ville avant sa transformation ou plutôt sa destruction par les Chinois.
À l'occasion d'une autre mission en Chine j'ai aussi eu un peu de temps libre et je suis allé visiter la province de Mongolie Intérieure, avec la même guide. Région intéressante également, avec des paysages différents. À Manzhouli près de la frontière les commerçants parlent aussi le russe. Je n'avais jamais vu une ville chinoise aussi propre.
Il y a aussi eu une mission de plusieurs mois à Shanghai. J'ai un peu visité la région. Mes collègues chinois m'avaient emmené voir Hangzhou et le Lac de l'Ouest. Je vais quand même dire quelque chose de bien sur la Chine. Dans les parcs publics on voyait de vieux chinois, équipés d'un seau d'eau et d'un long pinceau, qui s'adonnaient à la calligraphie sur les dalles en ciment. Le soleil avait tôt fait d'évaporer leurs œuvres : beauté de l'éphémère. Voilà pour la Chine.
J'ai aussi travaillé à Hong Kong, d'abord une semaine en 2011, puis pendant six semaines en 2012, à l'université H K U S T. Hong Kong était déjà rétrocédée à la Chine, mais gardait encore son autonomie, la Chine attendant encore quelques années avant de violer les résolutions sur ce territoire. Les occidentaux comme moi n'avaient pas besoin d'un visa pour se rendre à Hong Kong, alors que les Chinois en avaient besoin. Ce n'était pas encore la Chine, donc, d'ailleurs la civilisation British était bien présente. Les gens faisaient sagement la queue en une longue file indienne pour monter dans l'autobus à impériale. En Chine, combien de fois ai-je éjecté de la queue quelqu'un qui cherchait à passer devant moi ? Souvent, et en général avec une certaine violence et un plaisir certain. Hong Kong n'est pas que la ville de gratte-ciels, la City, souvent représentée sur les cartes postales ou les journaux. Sur l'île principale il y a des grands espaces presque naturels. Il y a aussi plusieurs petites îles dans le territoire, certaines presque désertes, mais desservies en fin de semaine par un petit bateau. Il y a aussi des îles habitées, pour la plupart sans voitures et avec quelques restaurants pour bien compléter la promenade. Sur Peng Chau il y même un bistro français qui s'appelle « Les copains d'abord » et qui présente une grande peinture murale avec les vieilles gloires de la chanson française. Un dimanche je suis allé à Macao, à la riche architecture coloniale portugaise. La traversée entre Hong Kong et Macao dure moins de deux heures. J'étais plus intéressé par la vieille ville que par les casinos.
C'est à la fin de ce séjour à Hong Kong que j'ai pris une semaine de vacances pour aller aux Philippines. Il y avait beaucoup de Philippins et de Philippines à Doha et encore plus à Hong Kong, surtout du personnel de maison. J'avais connu quelques Philippins sur mon chantier du Qatar, en général à des postes qualifiés. Le samedi à Hong Kong les employées de maison, c'est à dire les bonnes, se réunissent dans les coursives ventées ou dans les parcs pour pique-niquer entre copines. Dans cet immense archipel des Philippines je suis allé sur trois îles. Cebu m'a surtout servi comme point d'arrivée et de départ en avion, depuis et vers Manille. Je suis allé en bateau d'abord sur Bohol, où j'ai vu dans une zone protégée des tarsiers des Philippines, minuscules primates aux yeux immenses. Ensuite Je suis allé sur l'île de Negros. J'ai joint un petit groupe de touristes pour une sortie en bateau autour d'une petite île où le spectacle sous-marin avec seulement un masque et un tuba est fantastique. Le récif est extrêmement riche. J'ai vu des tortues, beaucoup d'invertébrés marins, dont des comatules (elles avancent, elles reculent…). J'ai aussi pris un sérieux coup de soleil sur le bateau.
C'était ma seule mission à Hong Kong, en deux temps. Par la suite je suis retourné plusieurs fois passer une nuit à Hong Kong où à Macao pour renouveler un visa chinois : il fallait sortir du pays tous les trente jours, et Hong Kong ou Macao étaient considérés comme une sortie de Chine. Comme le trajet entre les deux territoires prend moins de deux heures, je visitais parfois les deux pendant un week‑end.
Parlons un peu de l'Inde. Cet immense pays a toujours fasciné les occidentaux. Certains sont des adorateurs inconditionnels, d'autres détestent. Ma réaction est mitigée. C'est en 2004 que j'ai fait mon premier voyage en Inde, pendant une dizaine de jours, pour la maintenance d'une machine située dans la banlieue de Kolkata. Je me suis rendu compte que le système des castes est toujours bien présent.
Je suis retourné au même endroit deux fois en 2010, avec un peu plus de temps libre, et encore une fois en 2011. C'est ainsi qu'au printemps 2010 j'ai rendu visite à Yousaf, mon chauffeur du Qatar, qui profitait de son congé annuel en famille au Kerala. Yousaf était très fier de ma visite. Il m'a promené sur la moto familiale, une Royal Enfield Bullet. J'ai mis toute ma confiance en ses talents routiers.
Les Anglais ont laissé à l'Inde une Administration. Les Indiens se sont empressés de la complexifier, et leurs frères ennemis du Pakistan puis du Bangladesh ont fait pareil. Il existe pour les étrangers un nombre invraisemblable de types de visa. J'avais cette fois-là un visa d'un mois, renouvelable à condition de sortir du pays. Le plus simple aurait été de prendre un vol vers un pays qui ne me demande pas de visa obtenu à l'avance, mais j'avais choisi de me rendre au Bangladesh en bus. Après trois visites au Consulat du Bangladesh à Kolkata j'ai eu mon visa, et j'ai fait le long et intéressant voyage vers Dakha, où j'ai seulement passé une nuit avant de faire le voyage de retour.
Je dois dire que j'ai un peu de mal à supporter le bruit des centres urbains indiens. Quand j'allais en ville à Kolkata il m'arrivait de faire une longue pause dans le vieux cimetière anglais, lieu de silence et de sérénité. C'est un peu triste à dire, mais en Inde je préférais parfois les quartiers touristiques, calmes, aux quartiers autochtones, toujours très bruyants. Que dire des Indiens ? J'ai souvent eu l'impression qu'ils ne sont pas câblés comme nous dans la tête. Ils peuvent faire une fixation sur un truc qui n'est ni prioritaire ni bloquant, alors que nous préférons faire avancer le projet, sachant qu'on pourra traiter ce truc plus tard. La main d'œuvre peu qualifiée a un coût négligeable, donc les petits assistants à tout faire sont nombreux. Souvent pleins de bonne volonté, mais mal dirigés et surtout mal considérés par ceux qui ont le sentiment d'être supérieur. Un jour j'avais étalé un assez grand nombre de feuilles de papier pour avoir sous les yeux tous les documents qui me servaient pour mon travail. Un de ces pauvres diables, pour se rendre utile et pensant que je devais avoir chaud, avait pendant ce temps-là installé un puissant ventilateur et l'a mis en service, pour me rafraîchir, moi et mes feuilles de papier, qui sont devenues des feuilles volantes. Attention, en Inde les ventilateurs n'ont pas la protection pour les doigts que nous connaissons chez nous. Un soudeur anglais qualifié qui travaillait avec moi a ainsi été blessé sérieusement alors qu'il étirait ses bras. Au laboratoire des ouvriers avaient fait une sorte de rambarde, par ailleurs très irrégulière et mal soudée. Pour la peindre on avait donné à un de ces petits assistants un pot de peinture et un morceau de chiffon, pas de pinceau, sans doute trop cher. Je pourrais raconter beaucoup d'anecdotes de ce genre.
Ensuite à l'automne 2010 j'ai de nouveau pris deux semaines de congés en Inde pendant un arrêt de mon chantier. Cette fois je suis allé vers le nord, à Darjeeling, et ensuite au Népal, en bus et en train. Darjeeling est proche du Kangchenjunga, point culminant de l'Inde et troisième sommet de la planète. Les paysages avec les plantations de thé sont pittoresques. À quelques kilomètres de Darjeeling on peut voir l'Everest et les Annapurnas. Au Népal j'ai surtout visité les basses terres, en particulier le Parc National de Chitawan avec ses rhinocéros et ses crocodiles. Mon hôtelier m'avait emmené à la gare routière de Pokhara, sur sa moto. Quand nous avons traversé la ville ça m'a fait penser à cette image d'un album de Tintin, dans « l'Affaire Tournesol », quand un automobiliste italien très pressé traverse une petite ville un jour de marché.
J'ai déjà parlé un peu du Japon, où j'étais allé en 1985. Avec la cryogénie j'y suis retourné plusieurs fois, sur plusieurs sites, entre 2003 et 2016. Le grandes villes gardent quelques spécificités nationales, mais elles ont aujourd'hui beaucoup de similitudes avec les autres grandes villes du monde. C'est pourquoi j'aime bien les chantiers situés dans les plus petites villes. Par exemple au Japon il y a eu un chantier à Nagoya et un autre à Kobe, deux très grandes villes. Ma dernière mission au Japon a été en 2016 sur un gros projet à Naka, pas loin de la mer, et je résidais à Mito, près d'un joli lac. Cependant mon meilleur souvenir est un chantier en montagne près de Nikkō. C'est une ville touristique, mais en hiver elle ressemble davantage à un village. Près du chantier on pouvait voir des singes, les macaques japonais qui supportent bien la neige.
Au Japon je ne suis allé que sur la grande île principale, Honshu, jamais sur les autres grandes îles de l'archipel. Quand j'étais à Kobe j'ai quand même fait deux excursions sur des petites îles de la baie au large de Himeji.
Je crois que je me suis toujours bien entendu avec mes contacts locaux, même s'il est difficile de savoir ce que les Japonais pensent de nous.
Je vais mettre la Turquie dans ce groupe des pays d'Asie. En effet mon unique chantier turc était un peu au sud d'Ankara, et pendant mes visites du pays je suis toujours resté à l'est du Bosphore, donc toujours en Asie. Je suis allé sur ce chantier en 2016, 2017 et aussi 2023, donc plutôt récemment. Les premières fois avec un collègue j'ai un peu visité Ankara, et aussi la Cappadoce. Nous sommes aussi allés à Sinop sur la Mer Noire, la ville de Diogène, le type au tonneau avec la lanterne, qui se disait cynique parce qu'il était bien copain avec les chiens. J'ai aussi visité un site archéologique phrygien.
En 2023 je suis donc retourné sur le même chantier et cette fois j'ai eu un peu de temps libre pour voyager dans le pays. Comme il s'agit d'une mission récente mes souvenirs sont encore frais, surtout que je ne crois pas souffrir déjà de cette maladie qui fait oublier le passé immédiat alors qu'on se souvient de choses très anciennes. J'ai eu quelques jours de congés et j'ai fait un assez grand périple vers la Mer Noire puis vers le Caucase, au ras de l'Arménie et de la Géorgie, au pied du Mont Ararat. J'ai une bonne vue, mais depuis la plaine je n'ai pas réussi à apercevoir les débris de l'Arche de Noé. Je me suis baigné dans le Lac de Van, un lac très alcalin à 1640 mètres d'altitude. En superficie ce lac est six fois plus grand que le Léman, ou trois mille fois plus grand que le Lac de Laffrey. Pour ceux qui sont familiers avec cette notion, l'eau est à pH10, on n'a pas besoin de savon. Sur le chemin du retour entre le Caucase et Ankara je suis passé par Diyarbakır, la grande ville à majorité kurde. Cette même année en Turquie je me suis aussi baigné dans la Mer Noire et dans la Méditerranée, et j'ai encore fait quelques visites de sites archéologiques, allant depuis les Hittites jusqu'aux Chrétiens du Moyen-Âge.
J'ai aussi un peu travaillé en Asie Centrale, précisément à Baïkonour, là où les Soviétiques puis les Russes ont lancé des fusées depuis les années 50. La zone de Baïkonour se trouve au Kazakhstan, mais est actuellement louée et essentiellement administrée par la Russie. En 2011 nous avions construit à l'intention d'une société russe une machine destinée à faire le plein de xénon dans les réservoirs de satellites. Une équipe russe était venue quelque temps à Sassenage pour voir le matériel en phase de test. Il y avait le grand chef, deux ingénieurs, et un traducteur anglais-russe, Anatoli, qui parlait aussi d'autres langues, mais pas le français. Pendant leur visite le grand chef a choppé une angine et un dimanche matin le traducteur m'a appelé pour essayer de le soulager de ses souffrances, avec du bicarbonate de soude ou autre chose. J'ai appelé mon copain Jacques, le médecin des sportifs, qui a accepté de nous recevoir chez lui. Donc examen médical pour confirmer l'angine, café offert et ordonnance pour des médicaments, le tout gratuitement. Jacques m'a dit que c'était la deuxième fois qu'il examinait une personne venant de Russie, mais que la fois précédente c'était une championne de triathlon.
Ensuite la machine a été envoyée sur le cosmodrome de Baïkonour et j'ai été chargé de la tester sur place. Je suis d'abord allé quelques jours à Moscou, que Anatoli m'a fait visiter (« ♫ Il avait un joli nom mon guide… ♪♪ » comme chantait Gilbert Bécaud).
Puis nous avons rejoint Baïkonour, une ville un peu artificielle qui n'est probablement pas caractéristique du Kazakhstan. Dans les rues les jeunes femmes kazakhes et russes rivalisent d'élégance. Nous étions dans un hôtel en ville et tous les jours nous allions en autobus sur le cosmodrome. J'ai aussi fait de longues marches dans la steppe, probablement en dehors du périmètre autorisé sans un visa pour le Kazakhstan. On y voit des hybrides de chameaux et de dromadaires. Ils ont une bosse et demie. Un jour nous sommes tous allés nous baigner dans la Syr-Daria, une rivière qui alimente la Mer d'Aral. Quelques-uns se sont essayés à la pêche et ont réussi à attraper des poissons.
J'avais acheté une bouteille d'Armagnac pour partager avec mes Russes et je l'avais offerte quand nous nous mettions à table un soir au restaurant. Comme ils voulaient la boire immédiatement j'insistais pour qu'on la boive dans les règles, c'est à dire après le café, alors que nous en étions au potage. Les Russes se sont consultés un instant, puis par l'intermédiaire d'Anatoli ils m'ont dit : « On va commander un café tout de suite ». C'est ce qu'ils ont fait.
Le travail s'est bien passé, le séjour aussi. J'ai eu la chance de voir des lancements de fusées Soyouz, et après un nouveau passage par Moscou je suis revenu en France.
Passons de nouveau à l'Extrême-Orient avec Taïwan. Je n'ai eu qu'une seule mission, d'ailleurs plutôt courte, dans ce pays. C'était en 2009, l'année où j'ai en fait très peu travaillé, histoire de rattraper beaucoup de congés en retard. Je ne connaissais pratiquement rien à ce pays, j'avais même une idée extrêmement vague de sa géographie. Je travaillais à Hsinchu, ville de science et d'industrie, avec aussi quelques beaux monuments anciens. L'amabilité des Taïwanais surprend agréablement quand on est d'abord allé en Chine. Le centre et l'est de Taïwan montrent des paysages grandioses, avec une soixantaine de pics qui dépassent 3000 mètres. À la fin de la mission j'ai passé quelques jours à Hualien, dans le sud-est du pays. Il y a des falaises vertigineuses qui plongent dans la mer et aussi la Gorge de Taroko. J'avais pris le bus qui mène à l'amont de la gorge pour la descendre à pied, pas loin de quarante kilomètres avec tous les détours dans la végétation luxuriante.
J'ai profité d'une sortie obligatoire de Chine pour retourner quelques jours à Taïwan en 2018. De nouveau j'ai parcouru la Gorge de Taroko et je me suis baigné dans la Mer des Philippines.
Enfin pour être exhaustif dans ces missions en Asie il reste l'Arabie Saoudite, où j'ai fait deux courts séjours en 2010 et en 2019, avant une longue mission en 2021-2022. C'était à chaque fois près de Jubail, dans la région industrielle qui s'étend le long du Golfe Arabo-Persique. Comme dans les pays voisins il y a de rares locaux bien qualifiés et une importante main d'œuvre immigrée, surtout originaire de l'Inde, du Pakistan et des Philippines. Il y a aussi les gens comme moi, venus apporter une compétence supplémentaire pour quelques semaines ou quelques mois. On nous avait logés au Hilton, et au petit-déjeuner nous étions tous en tenue de travail, certains avec déjà le casque de chantier sur la tête.
Je n'ai pas vu grand chose de cet immense pays. J'ai quand même fait quelques grandes promenades à pied, mais le désert autour des villes a des allures de dépotoir. À quelques kilomètres au sud il y a, entourée à distance d'une clôture, la ruine d'une très ancienne église assyrienne. Curieusement elle n'avait pas été détruite par les zélotes religieux.
Passons à l'Océanie. J'ai déjà évoqué le passage en Nouvelle-Zélande à l'occasion de ma première mission en Antarctique. J'ai parlé aussi du séjour en famille à Melbourne à la fin de mes études, en 1982-1983. Je ne suis pas retourné en Australie jusqu'en 2014. Cette année-là je suis allé deux fois, pour une quinzaine de jours, du côté de Sydney. Il s'agissait de valider quelques améliorations faites sur une machine ancienne, en particulier le passage à un système de contrôle plus moderne. La première fois on m'avait logé à Cronulla, une banlieue chic de Sydney avec une belle plage, où j'ai bien profité des promenades en bord de mer. À ma deuxième visite j'étais logé au centre de Sydney, ce qui m'a permis de visiter les attractions de la ville, les très renommés pont et opéra, et de faire trempette à Bondi Beach, la plage la plus célèbre du coin. Beau pays, qui donne envie d'y retourner. Au passage, le retard d'un avion lors de ma première visite m'a fait passer vingt-quatre heures à Dubai, ce qui m'a permis de visiter un peu la ville. C'est ma seule entrée aux Émirats Arabes Unis.
Il faut enfin dire quelques mots sur l'Amérique du Sud. Je n'ai fait qu'un voyage professionnel sur ce continent, et c'était à Kourou en Guyane, donc pas vraiment à l'étranger. Je n'ai pris qu'une semaine de congés sur place pour visiter, et donc je n'ai pas vu grand chose de cet immense territoire. Il est difficile de voir des animaux spectaculaires sans un bon guide. On voit des oiseaux, quelques singes habitués aux touristes, et avec un peu de chance quelques gros insectes et des petits reptiles. J'ai visité les ruines du bagne sur les Îles du Salut et j'ai fait une excursion touristique sur la Rivière de Kaw. Regrettablement les formalités pour aller au Suriname sont rebutantes, et je n'ai aperçu ce pays que depuis Saint-Laurent-du-Maroni, du côté guyanais du fleuve Maroni.
On se rend compte après cet inventaire que je ne suis jamais allé professionnellement en Afrique, ce qui est un de mes regrets. Pourtant l'Afrique est bonne hôtesse (et ses canicules vous emballent ?). Je ne désespère pas.
Chapitre 7 : Voyages personnels
Il y a de grands voyageurs, j'en ai rencontré quelques uns. Moi aussi j'ai eu le bonheur de faire quelques beaux voyages, avec Françoise ou tout seul. Je n'ai pas l'intention d'étaler ici tous ces voyages, et je vais donc en faire une petite sélection. Bien sûr je n'ai vu qu'une toute petite partie des pays dans lesquels je suis entré. D'autres voyageurs choisiront de visiter d'autres sites et en ramèneront des souvenirs très différents.
J'ai évoqué notre voyage à trois en Nouvelle-Zélande en 1990, dont notre fils Pierre, alors âgé de dix ans, a gardé quelques souvenirs. Il y a eu aussi le séjour au Brésil en 1993 quand nous avons accueilli Alex dans notre famille. Ensuite pendant quelques années nous sommes restés en France ou dans les pays européens voisins. C'est seulement en 2001 que nous avons pris quelques vacances hors d'Europe, Françoise et moi, en visitant quelques îles du Cap-Vert. Comme beaucoup de Cap-Verdiens avaient travaillé dans un pays d'Europe nous avons baragouiné en plusieurs langues, en complément du peu que permettaient nos notions de Portugais. Pour l'anecdote, un de nos objectifs d'appareil photo n'a pas survécu à la poussière volcanique du volcan de Fogo, le mécanisme est resté irrémédiablement grippé. Un peu plus tard nous sommes passés au numérique, encore balbutiant en 2002, mais qui permet de bien dater les photos et de négliger le coût de la prise de vue. Au début du numérique nous avions encore tendance à « économiser la pellicule », comme on le faisait avec l'argentique. La force de l'habitude.
Les années suivantes ont apporté beaucoup de voyages professionnels, dont j'ai parlé dans un chapitre précédent, et aussi quelques voyages de loisirs, seul ou avec Françoise. Ainsi en 2002 nous sommes allés tous les deux en Nouvelle-Zélande, douze ans après notre première visite à trois. Comme il y avait une escale de huit heures à Séoul nous avons fait un petit tour rapide dans la capitale coréenne, ce qui nous a donné une toute petite impression de ce pays, juste avant la Coupe du Monde de Football de 2002. Ensuite ce fut l'arrivée en Nouvelle-Zélande. Pays toujours aussi beau et accueillant, mais il commençait à y avoir beaucoup de touristes. Là où en 1990 il n'y avait presque personne nous avons vu des dizaines de cars de visiteurs, surtout des Coréens. Bon, ils sont plutôt respectueux, même en voyage organisé. Les marchands de souvenirs spécialisés pour cette clientèle vendent d'ailleurs aussi des kangourous en peluche et des opales d'Australie. En Nouvelle-Zélande j'ai acheté la paire de sandales qui m'a accompagné ensuite dans une cinquantaine de pays, avec de nombreux ressemelages et d'innombrables réparations. Cette fois nous sommes aussi allés sur l'Île Stewart, la troisième par la taille, séparée de l'Île du Sud par le détroit de Foveaux. Le vent peut souffler fort dans les 40èmes, et le ferry catamaran qui nous emmenait était bien secoué. Pour le retour la mer était même trop forte et le ferry est resté immobilisé dans le port. Alors nous sommes revenus vers Dunedin dans un petit avion, avec un pilote qui défiait le vent, même pas peur.
C'est avec la photo numérique que nous avons commencé à préparer des pages web comme souvenir de nos voyages, d'abord avec des petites photos du temps des modems 56 K, et plus tard des photos plus grandes avec l'arrivée de l'ADSL. Les textes de ces pages, originalement très succincts, ont plus tard été développés un peu plus, selon mon inspiration.
J'avais bien aimé mon court passage en République Tchèque, et en mai 2002 nous avons visité Pilsen et Prague avec Françoise, en prenant le chemin des écoliers depuis Grenoble, partant le 05 mai après le vote au deuxième tour de l'élection présidentielle, selon le slogan « Votez escroc, pas facho ». Nous avons passé une nuit dans le Haut-Adige, la région germanophone de l'Italie, et une nuit à Pilsen. Il faut dire que Pilsen a été libérée deux fois en 1945, la première fois le 06 mai par les troupes US. Mais les Alliés étaient allés trop loin, la région devant être laissée selon des accords aux troupes soviétiques. Ainsi Pilsen a été libérée un peu plus tard, officiellement donc, par les Soviétiques. Le 06 mai au soir c'était la fête et la célèbre bière locale coulait à flots. Prague est bien connue, pas la peine d'en parler.
Comme je l'ai dit plus haut j'avais environ dix semaines de congés chaque année et des primes de fidélité avec plusieurs compagnies aériennes. Au début de l'année 2003 avec Françoise nous avons fait un petit voyage en Belgique et aux Pays-Bas, profitant de primes sur l'avion et la location de voiture.
Mon premier grand voyage en solitaire a été vers la Mélanésie : trois semaines au Vanuatu et autant aux Îles Salomon en septembre-octobre 2003. J'ai voyagé entre les îles de ces archipels, en bateau ou en avion, en dormant souvent chez les habitants, parfois dans des petits hôtels. J'ai aussi beaucoup marché, essentiellement par plaisir. Au Vanuatu après quelques heures de marche sur l'Île de Tanna j'ai vu le cratère du volcan Yasur et ses explosions presque continues, et j'étais le seul visiteur. J'ai bu le kava dans les Nakamals avec les hommes des villages, sur Efate et sur Espiritu Santo. Aux Îles Salomon j'ai pu plonger dans les merveilles coralliennes, avec masque, tuba et palmes. Tout particulièrement j'ai pu admirer le corail à Kennedy Island, là où JFK est devenu un héros de la Guerre du Pacifique. Je me demande quels ont été les sentiments des habitants de ces archipels à la vie simple quand, pendant la Guerre du Pacifique, au début des années 40, ils ont vu arriver les Japonais puis les Alliés avec un matériel inouï jusqu'alors. À la fin de la guerre les locaux ont réussi à récupérer une partie des surplus que les états-uniens avaient volontairement coulé. J'ai passé quelques jours sur l'Île de Savo, où j'ai serré la pince du premier ministre de l'époque, Sir Allan Kemakeza. Le détroit entre les îles de Guadalcanal et de Savo est appelé Ironbottom Sound, en raison du grand nombre de navires de guerre et d'avions coulés en 1942-1943. J'ai rencontré quelques visiteurs japonais, qui venaient comme en pèlerinage dans cette région où leur grand-père avait disparu. Sur Rennel j'ai passé quelques jours avec un Anglais amateur d'oiseaux, Norman, qui ne bronzait pas autour des yeux, toujours collés à ses jumelles. Enfin, au retour j'ai passé deux jours autour de Nouméa avant le retour à Grenoble. Je dois reconnaître que je n'ai appris que quelques mots de Bichelamar et encore moins de Pidgin : « Me save tok tok smol smol bislama », « Mi no save gud hao fo spikim Pijin ».
Puis au début de l'automne 2004, un peu avant mon année d'expatriation au Qatar, nous avons fait un voyage au Canada, Françoise et moi. Nous avons pris une voiture de location à Montréal et nous l'avons rendue à Vancouver. Entre-temps nous avons fait un tour vers les Provinces Maritimes de la côte atlantique, où la restauration rapide propose du homard. Nous avons aussi vu les Chutes du Niagara. Le soir à l'hôtel nous faisions une toute petite page Internet décrivant notre journée, et nous la mettions sur notre site à travers la ligne téléphonique et le modem à 56 K du PC portable, celui du travail que j'avais emmené pour ça. Il n'y avait pas encore de WiFi dans les hôtels. Les Prairies et les Montagnes Rocheuses ont été une découverte intéressante pour nous deux. C'était ma troisième visite à cette belle ville de Vancouver.
Quelque temps après mon retour du Qatar et ma petite escapade à Oman je suis parti en solitaire pour huit semaines en direction de la Papouasie-Nouvelle-Guinée, au début de l'année 2006. Le pays n'est pas de tout confort, mais j'ai beaucoup aimé ce voyage. Dans les montagnes centrales, à Goroka, j'ai eu la chance d'assister à une grande fête traditionnelle, ce qu'on appelle un Sing-Sing. Je suis allé jusqu'au sommet du Mont Wilhelm, à 4509 mètres, la première fois que je montais au-delà de 4000 mètres d'altitude. J'ai aussi passé quelques jours dans un village au bord du fleuve Sepik, là où l'anthropologue Margaret Mead a débordé d'imagination ou s'est peut-être fait raconter des bobards. Sur l'île de Nouvelle-Bretagne je suis resté quelques jours près de la Péninsule de Gazelle, et j'ai grimpé avec quelque difficulté jusqu'au bord du cratère de Tavurvur, le volcan qui avait enseveli la ville de Rabaul sous les cendres en 1994. Dans la ville de Wewak j'ai serré la pince du premier ministre de l'époque, Sir Michael Somare.
Pour acheter un ticket de transport en bateau, il fallait se rendre dans une pièce où on ne voyait personne. J'ai fini par me rendre compte qu'il y avait quelques trous et une fente dans une des cloisons : c'est par là qu'on pouvait parler avec l'employé et échanger de l'argent contre un ticket de transport. Un système avec une vitre aurait peut-être été trop cher.
J'aurais aimé apprendre un peu plus le langage véhiculaire à statut officiel, le Tok Pisin, mais mon vocabulaire n'a pas dépassé quelques mots.
J'avais beaucoup travaillé en 2008, et donc accumulé beaucoup de congés, ce qui fait que l'année 2009 a été riche en voyages. En début d'année je suis allé visiter un tout petit peu l'Amérique du Sud, pendant neuf semaines. Nous étions allés seulement au Brésil quand nous avions accueilli Alex. En Amérique du Sud j'ai commencé par voyager au Chili, ce pays qui s'étend sur trente neuf degrés de latitude ou 4300 kilomètres du nord au sud. J'ai essentiellement voyagé en bus, un peu en train, et fait localement de grandes promenades à pied. Sur l'Île de Chiloé j'ai visité plusieurs des églises construites par les Jésuites, entièrement en bois et presque sans clous. On dit qu'ils craignaient qu'on brûle ces constructions afin de récupérer les clous. Seize de ces églises sont classées au Patrimoine Mondial de l'Unesco. Sur Chiloé j'ai eu la chance de voir un peu la faune marine, en particulier les otaries à crinière, les manchots de Humboldt et les manchots de Magellan. Avec ces deux espèces je crois que j'arrivais à un total de dix espèces de manchots observés, après ceux des régions antarctiques, d'Australie et de Nouvelle-Zélande. Sur Chiloé j'ai aussi vu des loutres qui s'aventuraient en mer. J'ai ensuite continué vers le sud du pays, le long de la Carretera Austral, toujours en bus, jusqu'à son point extrême à Villa O'Higgins. Il y a des courageux qui font ce voyage à vélo. Je me suis arrêté plusieurs fois en route, l'occasion de passer une journée à marcher dans les paysages extraordinaires de la Patagonie, qui me rappelaient un peu la Nouvelle-Zélande. D'ailleurs beaucoup de plantes sont apparentées dans ces deux régions du monde. Pendant quelques jours j'ai voyagé en compagnie de Hemmo, un grand bourlingueur polyglotte originaire des Pays-Bas. Au-delà de Villa O'Higgins on prend un petit bateau qui traverse le Lac O'Higgins, ensuite après quelques heures de marche sur un bon chemin on arrive en Argentine. La frontière est marquée par un poteau sur le chemin. Plus loin on prend un autre petit bateau pour traverser la Laguna del Desierto, on fait tamponner son passeport au poste de police et on rejoint une route. Avec un peu de chance il y a un bus qui peut nous emmener à El Chaltén, une petite ville proche de la montagne du même nom, aussi appelée le Fitz Roy. L'Argentine et le Chili ont de multiples petits désaccords de frontière, et le Chili n'accepte pas le tracé pourtant reconnu internationalement autour de cette montagne. Je me suis approché du Fitz Roy en compagnie de Hemmo. Cette montagne de granite est réputée très difficile pour les alpinistes. Quelques kilomètres au sud-ouest il y a le Cerro Torre, extrêmement difficile. Le Fitz Roy a été gravi pour la première fois en 1952 par des alpinistes français. Le scientifique de l'expédition était Louis Lliboutry, qui fut à Grenoble mon professeur de glaciologie et le président de mon jury de thèse en 1981.
Après El Chaltén j'ai pris un bus pour El Calafate et, comme tant de touristes, je suis allé voir le glacier Perito Moreno qui avance sur le Lago Argentino. En continuant vers le sud on passe de nouveau au Chili, à Puerto Natales puis à Punta Arenas où je suis resté quelques jours. Le bus prend un ferry pour arriver en Terre de Feu et ensuite on passe de nouveau en Argentine. Comme beaucoup de touristes je suis allé jusqu'à Ushuaia. Pour la plupart c'est le point le plus au sud du voyage. J'avais eu la chance d'aller par deux fois beaucoup plus au sud, en Antarctique. Cependant il y a encore une petite agglomération plus au sud que Ushuaia, sur l'île chilienne appelée Isla Navarino. On peut se rendre sur cette île avec un petit bateau depuis Ushuaia, et ensuite un bus nous mène à Puerto Williams, petite ville de quelques deux mille habitants et chef-lieu de la commune de Cabo de Hornos. Il y a même quelques villages encore plus au sud sur cette île. J'ai fait une grande promenade dans un paysage de tourbières et je suis revenu à ma chambre avec les pieds bien trempés et bien froids.
En repartant vers le nord je me suis arrêté à Puerto Natales avec l'intention d'aller visiter le Parc National de Torres del Paine. J'ai même loué une petite tente pour bivouaquer. Hélas le temps est resté à la pluie et au brouillard et je n'ai pas vu grand chose des tours de granite qui font la célébrité du Parc. Refroidi par ces intempéries j'ai repris le bus et le train pour aller rapidement vers des latitudes plus clémentes. En quelques jours je suis arrivé à San Pedro de Atacama, où la pluie est rare. À San Pedro j'ai loué un vélo pour une journée de promenade en solitaire dans des paysages rocheux. J'ai aussi joint une excursion pour aller voir les lacs et les salars d'altitude, vers 4140 mètres. On y observe des vigognes et des renards de Magellan. Après San Pedro je suis allé à Calama, la ville du cuivre. J'ai même visité la très grande mine de Chuquicamata, à ciel ouvert et profonde de 900 mètres.
Ensuite j'ai pris le bus pour Uyuni en Bolivie. Si pour les européens l'entrée est facile, avec seulement une petite somme pour le visa, c'est beaucoup plus compliqué pour les états-uniens, une mesure de réciprocité appliquée par la Bolivie. Le Salar d'Uyuni est un incontournable. Près de la ville il y a aussi un cimetière de trains qui incite à prendre quelques photos mélancoliques. On y voit des vigognes qui se plaisent dans ce désert d'altitude.
Je me suis ensuite rendu à Potosí, à 4000 mètres, dont la vieille ville est inscrite au Patrimoine Mondial de l'Unesco, comme d'autres sites de Bolivie. Potosí fut une ville coloniale espagnole d'où provenait l'argent issu des mines du Cerro Rico qui domine la ville. Il y a toujours des mines en exploitation, mais seulement de manière plutôt artisanale. J'ai gravi assez facilement le Cerro Rico, mais j'ai été désappointé plus tard quand j'ai appris que son sommet était seulement à 4782 mètres d'altitude, soit 28 mètres de moins que le Mont‑Blanc. On dit que la tisane de coca évite le mal des montagnes.
Je passe rapidement sur les belles villes de Sucre et Santa Cruz, qui sont de beaux exemples de l'architecture coloniale espagnole. Ensuite je me suis rendu à Samaipata, en bordure du Parc National Amboró. J'y ai visité El Fuerte, un site archéologique dont l'origine et la fonction restent mystérieuses. Surtout j'ai accompagné un petit groupe avec un guide pour visiter le Parc. On y voit de nombreux oiseaux, du colibri au condor, des reptiles et des amphibiens, de nombreux insectes… Mais du jaguar nous n'avons vu que les traces. Les plantes de la famille des broméliacées sont omniprésentes.
J'ai ensuite passé deux jours à La Paz, la capitale principale du pays. C'est une grande ville et sa banlieue El Alto, à 4150 mètres d'altitude, est maintenant encore plus peuplée. Avec un million d'habitants elle détient le titre de grande ville la plus haute du monde.
En Bolivie, et plus tard ailleurs en Amérique Latine, j'aimais bien suivre les Chemins de Croix, dans les églises, les cimetières et les collines de calvaire. Ces représentations des textes sacrés, souvent naïves, laissent assez de place à l'imagination des artistes, et les peintres et sculpteurs de ces régions en sont bien pourvus. D'ailleurs les cimetières aussi sont souvent intéressants à visiter. En Bolivie il y avait des vieilles femmes qui proposaient de réciter des prières pour nos défunts, en échange d'un peu de monnaie. Bien sûr je leur ai donné quelques bolivianos.
À partir de La Paz je suis allé visiter le site archéologique pré-inca de Tiwanaku, avant de rejoindre le Lac Titicaca. Il est inutile de parler du Lac, sujet de tant de reportages. J'ai passé une nuit dans la petite ville de Copacabana et une nuit sur la Isla del Sol, haut lieu de la culture inca.
En quittant le côté bolivien du Lac Titicaca j'ai pris un bus local et passé la frontière avec le Pérou pour me rendre jusqu'à la ville de Puno, elle aussi au bord du Lac. À Puno j'ai trouvé le temps de me faire couper les cheveux et de faire un bon repas avant de prendre un bus longue distance de nuit. Il faisait froid dans le bus à 4000 mètres, heureusement ma voisine m'a prêté une de ses couvertures. À Tacna j'ai de nouveau fait un bon repas péruvien et visité le musée ferroviaire avant de prendre le petit autorail qui rejoint Arica au Chili. Mon séjour au Pérou n'a pas duré beaucoup plus que vingt-quatre heures. On me dit que j'aurais du visiter Machu Picchu pendant que j'étais au Pérou. J'ai toujours beaucoup de réticence pour visiter les lieux extrêmement touristiques.
J'ai donc séjourné un jour ou deux à Arica, ville côtière du nord du Chili où il ne pleut presque jamais. Le désert commence immédiatement sur les pentes sableuses à l'arrière de la ville. Architecture intéressante, comme à Tacna, avec des bâtiments construits par les entreprises de Gustave Eiffel au 19ème siècle. Ensuite je suis resté un peu à Iquique, trois cents kilomètres plus au sud par la route et tout aussi aride et élégante. On y voit des otaries et beaucoup d'oiseaux de mer. Les eaux du Pacifique y sont froides et très riches en raison du Courant de Humboldt. On peut se baigner.
Ces vacances devaient se terminer bientôt, alors j'ai pris un bus longue distance pour rejoindre Valparaíso, un voyage de mille huit cents kilomètres et un peu plus de vingt-quatre heures. Je vais peu parler de Valparaíso, tellement la ville est connue, par les chansons de marins comme par sa descente sportive à vélo. L'architecture colorée, les funiculaires appelés « ascensores » et le centre historique méritent la visite, sans même parler de la vie culturelle de Valparaíso et de sa voisine Viña del Mar. Après un dernier jour à Santiago je suis revenu chez nous. Il me restait encore beaucoup de congés à solder en 2009.
Mon père avait fait son service militaire obligatoire en Algérie, en 1951-1952, quelques années avant la Guerre d'Indépendance. Pour un jeune français de l'époque c'était sans doute une expérience marquante. Il en avait gardé un souvenir plutôt bon et plusieurs fois il avait dit qu'il voudrait revoir l'Algérie, tout particulièrement la région de Tlemcen où il avait séjourné pendant seize mois. Alors en 2009 j'ai fait appel à une agence de voyages afin de nous organiser un séjour avec chauffeur, pour mes parents et moi.
Nous sommes restés une dizaine de jours en juin, et notre chauffeur Boucif a toujours trouvé une excursion intéressante pour nous, entre les petites villes, la mer et la montagne. Mon père a revu des sites qu'il avait connus presque soixante ans plus tôt, comme Mansourah ou Lalla Setti, ou encore les cascades de El Ourit. Surtout il a revu l'ancienne caserne Bedeau dont il avait des photos. C'est maintenant devenu un internat pour garçons et l'intendant nous a gentiment accueillis pour nous faire visiter le site. Ce voyage est un bon souvenir pour moi, avec surtout la satisfaction d'avoir emmené mes parents.
Toujours en 2009 j'ai fait mon premier voyage en Afrique subsaharienne. J'étais allé au Maroc avec Françoise il y a longtemps, puis nous étions allés au Cap-Vert, et je venais de faire ce voyage en Algérie. Mais ces pays ne sont que très peu liés culturellement et économiquement au reste de l'Afrique, ils ont beaucoup plus de contacts avec les pays d'Europe. Ce voyage de 2009 en Afrique Australe a donc été mon premier contact avec la « Vraie Afrique ». Arrivé à Johannesburg je suis allé directement au Botswana, et ensuite j'ai visité les Chutes Victoria sur le Zambèze, franchi le pont entre le Zimbabwe et la Zambie, puis rejoint la Namibie. En Namibie j'ai accompagné pendant quelques jours deux hispanophones qui avaient loué une voiture et nous avons visité le pays, en particulier le Parc d'Etosha et la Côte des Squelettes. Ensuite j'ai rejoint l'Afrique du Sud et visité encore le Lesotho puis le Swaziland, qui ne s'appelait pas encore Eswatini, où les femmes sont bien déçues (mais sont-elles folles de la messe ? On chercherait en vain la Place des Fêtes). J’avais emporté une petite tente, mais elle a été détruite par un jeune chien et remplacée en Namibie. J'ai campé dans les sept pays cités pendant ce voyage.
Par la suite il y a eu plusieurs voyages dans le sud de l'Afrique. D'abord, deux fois, Françoise et moi avons loué une voiture et visité le Botswana et la Namibie, puis avec Françoise et un couple d'amis nous avons de nouveau visité deux fois ces mêmes pays qui se prêtent bien à ce type de tourisme autonome. En général je prolongeais le séjour et le parcours tout seul, après avoir rendu la voiture et accompagné les autres à l'aéroport. Je voyageais donc en transport local, parfois en autobus de longue distance, à l'occasion en auto-stop. Un jour j'ai fait presque mille kilomètres dans la journée, entre Uppington en Afrique du Sud et Windhoek en Namibie, principalement dans la cabine d'un camion avec deux grosses remorques. Dans ces pays le chauffeur s'attend à ce qu'on lui offre le prix du transport en bus, surtout quand on est un Blanc supposé assez riche.
D'autres fois j'ai visité le sud et l'est de l'Afrique, seul, au départ de Johannesburg. Outre les sept pays déjà cités j'ai traversé et un peu visité le Mozambique, le Malawi, la Tanzanie, le Burundi, le Rwanda, l'Ouganda et le Kenya. Je ne vais pas détailler ces voyages (même si les populations du Cap mettent notre échec en valeur). Juste pour l'anecdote, en Namibie et surtout en Afrique du Sud dans la région du Cap j'ai vu de près une onzième espèce de manchot, le manchot africain, là où le Courant de Benguela apporte des eaux froides.
En Afrique j'ai aussi fait trois voyages en Éthiopie. Ce pays a une histoire particulière parmi les états africains, avec une écriture et un calendrier qui lui sont propres, peut-être seulement partagés avec son ancienne province devenue indépendante, l'Érythrée. Le pays a été très peu colonisé, quelques années seulement par les Italiens du temps de Mussolini. Il y avait quelques visiteurs italiens, en général un peu honteux du passé colonial de leur pays. Certains venaient visiter la région où un de leurs aïeux avait été envoyé, pour certains sans jamais revenir. C'étaient des temps difficiles, comme pour l'Europe. On dit aussi que quelques Italiens avaient choisi de rester en Éthiopie, pour la beauté des femmes abyssiniennes.
C'est certainement lors de mon premier voyage, en 2014, que j'ai le plus visité le pays, en allant jusqu'à Aksoum et Gondar dans le nord du pays et jusqu'à la vallée de l'Omo au sud, en passant quelques jours dans les Montagnes du Simien, autour de 4000 mètres. Dans la région du Tigré j'avais aussi visité une des églises creusées dans la roche, après l'escalade d'une falaise, et j'avais aussi parcouru le site de Lalibela en compagnie d'un voyageur venu de Turquie. Dans ces églises il y a de nombreuses peintures murales, souvent anciennes, qui illustrent les textes sacrés à la manière d'une bande dessinée. Comme on s'adressait à des ouailles souvent illettrées, les gentils sont toujours représentés de face, avec les deux yeux bien visibles, alors que les méchants sont représentés de profil, avec un seul œil visible. C'est bien pratique.
En 2017 et en 2019 j'avais aussi pris le train sur la vieille ligne construite par les Français entre Addis-Abeba et Djibouti. La ligne ne fonctionnait plus qu'entre Dire Dawa et la frontière avec Djibouti. En faisant quelques recherches sur ce train j'ai été en contact avec un Français qui a retracé l'histoire de la ligne. Il la connaissait bien et disposait d'archives, puisque son grand-père avait construit la ligne et son père l'avait exploitée. À Dire Dawa j'ai visité les ateliers d'entretien des wagons et des locomotives. Le personnel très dévoué fait des prouesses pour faire durer les équipements avec des moyens limités. Héritage du Chemin de Fer Franco-Éthiopien, devenu en 1981 le Chemin de Fer Djibouto-Éthiopien, le personnel parle français. Je ne sais pas si ce train va encore circuler.
En Éthiopie j'ai aussi plusieurs fois exploré Harar, la ville aux cent mosquées où Arthur Rimbaud a vécu, et visité Gambela près de la frontière avec le Soudan du Sud où beaucoup de personnes dépassent les deux mètres. Je pourrais raconter beaucoup plus d'anecdotes sur ces trois voyages en Éthiopie, mais je vais en rester là pour ce pays.
Depuis l'Éthiopie je me suis rendu par deux fois au Somaliland. Ce pays a très peu de reconnaissance officielle, bien que sa sécession de la Somalie soit déjà ancienne. Géographiquement, le Somaliland correspond à peu près au territoire de l'ancienne Somalie Britannique. Je suis resté quelques jours dans la capitale, Hargeisa, et je suis allé dans la ville côtière de Berbera, en face du Yémen. J'ai aussi passé deux jours à Borama, un peu en altitude et proche de la frontière avec l'Éthiopie. Pour se rendre au Somaliland il faut un visa, qu'on obtient auprès de sa représentation diplomatique à Addis-Abeba pour quelques dizaines d'Euros. Sur mes deux visas ainsi obtenus l'employé du Somaliland a scrupuleusement écrit tous mes prénoms, mais pas mon nom de famille.
Il y a encore un voyage que je voudrais évoquer ici, c'est celui que j'ai fait en Amérique Centrale, huit semaines de voyage au début de l'année 2017. Arrivé à Ciudad de Panamá, j'ai rencontré des voyageurs italiens avec lesquels j'ai sympathisé et que j'ai revus plusieurs fois pendant ce séjour. J'ai donc visité le Panamá, sa côte atlantique et sa côte pacifique, ainsi que la cordillère centrale, et ensuite je suis allé au Costa Rica. Ce pays fait certainement des efforts louables pour protéger ses zones naturelles, et il a du succès comme destination de voyage, essentiellement pour des groupes qui achètent une prestation globale. Mais le touriste est considéré comme un pigeon à plumer, et le greenwashing est bien présent. Pour un voyageur indépendant comme moi ce n'est pas le pays rêvé, il faut payer même pour se promener sur les chemins. Mais c'est sans doute pour la bonne cause.
Je suis donc passé rapidement au Nicaragua, pays certainement moins vertueux mais plus en adéquation avec ma façon de voyager. J'ai escaladé des volcans, visité la côte des deux océans et profité du charme des vieilles cités coloniales. Après huit semaines j'ai rapidement retraversé le Costa Rica pour retourner au Panamá et rentrer chez nous. Mes amis italiens sont restés en contact avec moi et en 2019 nous avons de nouveau voyagé quelques jours ensemble, en Afrique du Sud et au Eswatini.
J'ai évoqué ici l'essentiel de mes voyages personnels, la plupart en solitaire, d'autres en famille ou avec des amis. Souvent j'ai préparé une page web pour mieux m'en souvenir. J'ai toujours eu beaucoup de plaisir pendant ces voyages et j'en ai encore à me les remémorer. Bien sûr d'autres personnes ont préféré ou préféreraient d'autres voyages qui correspondent davantage à leurs envies. Et tant mieux si nous n'avons pas tous les même préférences.
Chapitre 8 : On fait les comptes
Quand j'écris ces lignes j'espère bien que les voyages vont continuer, au moins à titre personnel et sans contrainte de dates. On va quand même faire un petit inventaire, une sorte de bilan à l'instant présent, sans présager du futur. On fera aussi un peu de statistiques. Il y a un adage, surtout utilisé par les anglophones qui dit : « Il y a les mensonges, les sacrés mensonges et les statistiques ». En anglais ça se dit « Lies, damned lies, and statistics » et les experts ne savent pas vraiment à qui attribuer son origine.
Alors pour commencer, combien de pays ? Il faut tout d'abord s'accorder sur la définition de pays. Nos Départements, Collectivités et Territoires d'Outre-mer ne sont pas des pays, donc je ne peux pas compter la Guyane Française ni la Nouvelle-Calédonie. De même je n'aurais pas pu compter Guernesey qui est en étroite association avec le Royaume-Uni. Pour ce qui est de Hong Kong et Macao, je dois malheureusement les abandonner à la Chine, bien que lors de mes premières visites je n'avais pas besoin d'un visa alors que les Chinois en avaient besoin. L'Antarctique n'est pas un pays au sens des états et des frontières, mais je vais quand même le compter comme un pays, et un seul puisqu'on ne doit pas y reconnaître de revendication territoriale. Le Somaliland est bien sûr un pays, et si certains ne veulent pas le reconnaître on dira que je suis allé en Somalie, le compte restera le même. Donc faisons ce compte, en omettant l'Europe qui n'est pas vraiment à l'étranger (sinon il faudrait ajouter une vingtaine de pays où j'ai mis le pied).
Commençons par l'Amérique du Nord. C'est simple, il y a seulement deux pays, le Canada et les États-Unis. Ensuite l'Amérique Centrale, avec trois pays qui sont Panamá, Costa Rica et Nicaragua. Enfin l'Amérique du Sud avec cinq pays visités, le Brésil, le Chili, l'Argentine, la Bolivie et le Pérou. On a dit plus haut qu'on ne compterait pas la Guyane Française, donc seulement cinq pays de ce continent. Au total pour toutes les Amériques ça fait dix pays.
Passons à l'Asie, où je suis essentiellement allé à titre professionnel, même si j'en ai profité pour visiter un peu. En listant les pays plus ou moins depuis l'ouest il y a d'abord la Turquie, puis l'Arabie Saoudite, le Qatar, les Émirats Arabes Unis avec Dubaï, et aussi Oman. Ensuite Le Kazakhstan (avec Baïkonour), le Népal, l'Inde, le Bangladesh, la Malaisie, Singapour et l'Indonésie (Bali seulement). En extrême Orient il y a la Chine, les Philippines, Taïwan, la Corée du Sud et le Japon. Comme expliqué plus haut, on ne compte pas Hong Kong et Macao et nous arrivons à dix-sept pays d'Asie.
En Océanie je suis allé dans les deux grands pays qu'on appelle parfois avec fantaisie la Macronésie, c'est à dire l'Australie et la Nouvelle Zélande (par analogie humoristique avec les autres grandes régions du Pacifique, Mélanésie, Micronésie et Polynésie). Pour des vacances je suis aussi allé en Papouasie-Nouvelle-Guinée, au Vanuatu et aux Îles Salomon. Ce qui fait seulement cinq pays puisque la Nouvelle-Calédonie est hors-jeu avec son statut de Collectivité d'Outre-mer.
Passons au gros morceau, c'est à dire pour moi l'Afrique où je suis seulement allé à titre personnel. Au nord et à l'ouest on compte l'Algérie, le Maroc et le Cap-Vert. Ensuite les pays de l'Afrique Australe, c'est à dire l'Afrique du Sud, le Botswana, la Namibie, le Lesotho, l'Eswatini, le Zimbabwe, la Zambie et le Mozambique. Puis les pays de l'Est du continent, avec le Malawi, la Tanzanie, le Burundi, le Rwanda et l'Ouganda. Enfin la Corne de l'Afrique, avec le Kenya, l'Éthiopie et le Somaliland. On peut chipoter sur ma définition des grands ensembles géographiques, mais on arrive toujours à dix-neuf pays d'Afrique.
Nous avons convenu de compter l'Antarctique comme un pays unique. Donc, j'ai bien recompté plusieurs fois, on arrive à quarante-deux pays hors d'Europe que j'ai plus ou moins visités. J'ai connu des voyageurs qui en ont vu bien davantage, et qui les ont bien mieux visités.
Parmi ces pays, dans lesquels suis-je allé professionnellement ? On peut les lister rapidement, par continent. Il y en a deux en Amérique du Nord, le Canada et les États-Unis, et aucun plus au sud puisqu'on ne compte pas la Guyane Française comme un pays. En Océanie seulement deux pays, l'Australie et la Nouvelle-Zélande. Il sont plus nombreux en Asie, onze au total, avec la Turquie, l'Arabie Saoudite, le Qatar, le Kazakhstan, l'Inde, la Malaisie, Singapour, la Chine, la Corée du Sud, Taïwan et le Japon. On a convenu de rajouter l'Antarctique, ce qui fait au total seize pays hors d'Europe où je suis allé pour raisons professionnelles. Toujours rien en Afrique. En Europe, mais ça ne compte pas, j'ai aussi travaillé dans une douzaine de pays. Comme chacun de nous a ses préférences, heureusement bien sûr, je ne vais pas classer ici ces pays selon mes critères personnels.
La sphère est un objet fascinant. Dès qu'elle est mise en rotation elle acquiert un axe et des coordonnées. On peut ensuite aborder sa topologie. Et des questions se posent alors, au sujet de notre globe terrestre. Comment définir un tour du monde ? Quelles sont les latitudes singulières traversées par le voyageur ?
Commençons par le tour du monde. La réponse immédiate est « il suffit de traverser toutes les longitudes ». La réponse convient parfaitement pour les courses en voilier organisées autour du monde. Les navigateurs partent d'Europe et vont contourner les continents de l'hémisphère sud. Mais que penser d'un tour qui reste confiné à l'hémisphère nord ? Si depuis la France on file vers la Mer Baltique, on traverse la Russie dans toute sa longueur jusqu'au Détroit de Behring, puis on passe en Alaska, on traverse le Canada et enfin l'Atlantique Nord pour revenir en France, est-ce vraiment un tour du monde ? Plus extrême, si on file plein nord jusqu'à quelques mètres du Pôle (là ou passe l'axe de notre globe terrestre), pour faire le tour de ce point et revenir plein sud chez nous, est-ce un vrai tour du monde ? C'est à peu près ce que j'ai fait, mais au Pôle Sud. J'ai fait le tour du poteau qui marque la position du pôle, en prenant large parce que la glace, qui fait trois kilomètres d'épaisseur, se déplace en surface de plusieurs mètres chaque année, et le poteau se déplace avec elle. On n'avait pas encore de système GPS sur soi en 1981.
Sous des latitudes moins extrêmes, ai-je fait un tour du monde ? Certainement pas en un seul voyage. D'ailleurs il y a des longitudes où je suis très peu allé, celles entre l'Océanie et l'Amérique du Nord, c'est à dire une bonne partie de l'Océan Pacifique. J'ai seulement survolé ces longitudes quand les avions européens ne passaient pas sur le territoire de l'URSS et qu'on se rendait à Tokyo en volant au-dessus du Groenland et du Canada, avec une escale en Alaska avant de traverser le Pacifique Nord. Je suis donc allé au Japon par la voie occidentale et plus tard par la voie orientale, c'est à dire que sur le très long terme j'ai fait un tour du monde à partir de Tokyo, avec des détours dans l'hémisphère sud. Mais je reste encore dubitatif sur la validité d'un tour du monde en avion.
Admettons que je suis passé sur toutes les longitudes. Qu'en est-il des latitudes ? Je ne suis pas un homme du Nord. Je ne suis jamais allé au-delà de 60 degrés de latitude nord, c'était un peu au nord de Stockholm et seulement en décembre 2023. Les circonstances ont fait que je suis allé au Sud ultime, le Pôle Sud de la Terre. Si on ne valide que les trajets par mer ou par terre, alors je suis allé en bateau jusqu'à la station antarctique de Casey et de là un peu plus au sud en véhicule à chenilles. C'est ballot, il manquait seulement quelques kilomètres pour atteindre le Cercle Polaire Antarctique, à 66,56 degrés de latitude sud.
Par voie terrestre ou maritime j'ai franchi l'équateur et les tropiques. Pour l'équateur c'était en autobus en Ouganda et au Kenya, mais aussi en bateau sur le Lac Victoria pour me rendre aux Îles Ssese. Le Tropique du Capricorne, celui de l'hémisphère sud, je l'ai passé de nombreuses fois en Namibie et au Botswana, souvent avec Françoise, parfois avec la photo souvenir à côté de la pancarte. Je l'ai passé également au Mozambique, et aussi au Chili, pas loin du Désert d'Atacama. J'ai passé le Tropique du Cancer dans le Sultanat d'Oman, plusieurs fois, seul ou avec Françoise, et je l'ai passé aussi en autobus entre Kolkata en Inde et Dacca au Bangladesh. Je m'en suis seulement approché à Taïwan. En cherchant bien sur la carte je me rends compte qu'il reste plusieurs bandes étroites de latitude où je ne suis pas passé par voie terrestre ou maritime. On ne va pas les détailler ici.
Pour en finir avec ce passage de géographie topologique, parlons un peu des antipodes. Les Antipodes de Grenoble sont au large des Îles Chatham, en Nouvelle-Zélande, dans l'Océan Pacifique. Je ne m'en suis pas approché. En regardant bien sur le globe terrestre, j'ai certainement été sur deux points antipodaux, l'un étant entre Tanger et Casablanca, et l'autre dans le nord de la Nouvelle-Zélande. Françoise partage avec moi cette anecdote géographique.
Au niveau des altitudes, je suis resté très loin des extrêmes de notre planète. Je ne suis jamais monté plus haut que le Cerro Rico, en Bolivie, dont le sommet est un peu plus bas que le Mont-Blanc. On est loin des géants de l'Himalaya et du Karakoram. J'ai vu de loin l'Everest et surtout le Kangchenjunga depuis Darjeeling. J'ai admiré le Kilimandjaro en Tanzanie, survolé l'Aconcagua et vu de loin le Denali, qu'on appelait encore le Mont McKinley. Mais je n'ai pas connu ces hautes altitudes. Le point le plus bas a été Badwater dans la Vallée de la Mort, en Californie, à quatre-vingt-six mètres sous le niveau de la mer, vraiment très loin du niveau de la Mer Morte. Dans la dépression de Turfan, en Chine, j'étais aussi passé par des altitudes négatives.
Comme je me suis toujours intéressé à la géographie, j'aime bien les fleuves. Il y a des noms qui font rêver, comme le Mékong, l'Amazone, le Nil, le Mississippi ou le fleuve Congo. On les connait par des films, des documentaires, des livres d'aventure, des chansons, et pour certains par les mots-croisés. J'ai eu la chance de voir et de franchir quelques-uns de ces grands fleuves. Avec Françoise nous avons traversé le Saint-Laurent, au Québec. En Louisiane j'ai vu et traversé le Mississippi, du côté de Baton Rouge. J'ai franchi le Nil Bleu en Éthiopie et le Nil Blanc en Ouganda. En Éthiopie j'ai aussi traversé sur un canoé le fleuve Omo, célèbre chez les paléoanthropologues. J'ai franchi le Zambèze à plusieurs reprises, à pied sur le pont entre la Zambie et la Namibie, à pied également juste en aval des chutes Victoria entre le Zimbabwe et la Zambie, et aussi en minibus au Mozambique. Je l'ai aussi traversé en ferry à Kazungula, entre la Zambie et le Botswana, c'était avant la construction du pont. En Asie j'ai traversé plusieurs bras du Gange, sur un pont en Inde, et en ferry pour le plus large au Bangladesh. En Chine le Yangtsé et le Fleuve Jaune, par la route ou la voie ferrée. Et en Papouasie le fleuve Sepik, sur un canoé creusé dans un tronc d'arbre. On peut ajouter à cette liste le Po, le Danube, la Romanche ou la Yarra, mais il manque beaucoup de ces fleuves mythiques, l'Amazone, le Niger, le Mékong, le Colorado, les grands fleuves d'Amérique du Sud et de la Sibérie.
On va parler aussi un peu de transports. J'ai pas mal circulé en voiture, en voyage avec Françoise ou en déplacement professionnel. Pour mes vacances individuelles j'ai surtout pris les transports en commun locaux, souvent les petits taxis collectifs et minibus qu'on trouve en Afrique et ailleurs. Selon les tolérances admises dans le pays, on peut mettre jusqu'à deux fois plus de monde dans un véhicule que ce qui est prévu par le constructeur, voire davantage. J'ai été particulièrement serré dans des minibus au Somaliland et au Mozambique. Plusieurs fois le conducteur et son assistant ont changé les plaquettes de frein juste avant d'aborder une descente périlleuse : bonne initiative. J'ai aussi beaucoup voyagé sur le plateau à l'arrière de camionnettes, ou dans la benne de camions en Papouasie. C'est beaucoup plus marrant qu'un véhicule de luxe, même si les pannes sont fréquentes. Un de mes grands plaisirs a été de faire quelques kilomètres dans une Peugeot 404 en Éthiopie.
J'ai bien sûr voyagé en train. Je connais quelqu'un qui est passionné de trains et qui est au courant des détails mécaniques des locomotives du monde entier ou presque. Pour ma part j'ai pris le train quand c'était le moyen le plus simple de se déplacer, ce qui n'est pas toujours évident pour un visiteur étranger, y compris chez nous. Dans les pays occidentaux ou en Extrême-Orient les trains sont modernes et par conséquent sans grand intérêt. J'ai quelques souvenirs plus intéressants du train entre Chillán et Santiago, au Chili, et aussi du petit autorail qui relie Tacna au Pérou et Arica au Chili. J'ai des souvenirs impérissables du vieux train qui relie Dire Dawa et Guelile, à la frontière avec Djibouti, en Éthiopie, que j'ai pris deux fois, aller et retour. J'ai également pris deux fois le train entre Nampula et Cuamba au Mozambique. Les arrêts dans les villages, les vendeuses de casse-croûte et souvent même les voyageurs sont une fête pour les yeux et aussi pour les oreilles. En Afrique j'ai aussi pris le train entre Windhoek et Keetmanshoop, mais la Namibie est un pays trop riche ou trop civilisé pour apporter le même plaisir pittoresque au visiteur. Avec Françoise nous avions aussi pris le train entre Tanger et Casablanca quand nous étions allés au Maroc voir son frère et sa famille à Noël 1976.
J'ai aussi voyagé en train en Inde. Sur certaines lignes les wagons sont bondés, il y a certainement trois fois plus de monde que ce que le wagon peut raisonnablement contenir de voyageurs debout. De plus, pour éviter que les gens ne rentrent par les fenêtres, elles ont été fermées avec des barres de fer soudées. Il reste dans chaque wagon une minuscule issue de secours qui n'a pas été condamnée. On n'ose pas imaginer ce qui arriverait en cas d'accident. J'en frissonne encore.
Pour en terminer avec les trains, j'aurais aimé prendre une ligne de chemin de fer, celle de Tintin dans « Le Temple du Soleil », au Pérou. Quand j'étais au Panamá je n'ai pas eu de chance en allant visiter Colón, le train ne circulait pas ce jour-là et j'ai dû prendre l'autobus. Cette petite ligne de train historique relie le Pacifique et l'Atlantique à travers la forêt tropicale.
Je vais aussi parler rapidement de transports maritimes. J'aurais voulu faire un grand voyage sur un cargo, mais hélas ce n'est pas vraiment économique, même si on dispose de beaucoup de temps. J'ai quand même fait quelques voyages en mer ou en eau douce. Je vais laisser tomber la plupart des petites excursions touristiques côtières, et aussi celles qu'on fait par exemple sur la Rivière Chobé pour voir les éléphants et les hippos. Je passerai aussi sous silence les bacs ou traversiers sur un bras de fleuve d'une centaine de mètres.
Mon plus grand voyage en mer a été celui entre la Tasmanie et l'Antarctique, dans le Grand Sud, entre les 40èmes et les 60èmes. J'en ai parlé dans un chapitre antérieur. Mes autres voyages en bateau sont bien plus modestes.
En Amérique du Nord je suis allé depuis Vancouver sur plusieurs îles, dont bien sûr Vancouver Island. Au Panamá j'ai visité un tout petit peu l'archipel Bocas del Toro, et toujours en Amérique Centrale au Nicaragua j'ai navigué sur le Rio San Juan et le Rio Escondido, et aussi à travers les méandres de la mangrove entre Bluefields et Laguna de Perlas. Je suis aussi allé, à la journée, sur une de ces petites îles appelées Cays au large de Laguna de Perlas. Enfin, toujours au Nicaragua, je suis allé pour quelques jours sur l'île d'Ometepe, au milieu du Lac Nicaragua, qu'on appelle aussi Lac Cocibolca, et qui est le plus grand lac d'Amérique Centrale. En Amérique du Sud j'ai pris un bateau pour aller sur l'Île du Soleil, sur le Lac Titicaca. On y croise les garde-côtes et la Marine bolivienne. Pour aller sur l'Île de Chiloé on doit aussi prendre le bateau ou plutôt le ferry. Par ailleurs pour aller vers le sud du continent il faut traverser un détroit d'environ cinq kilomètres et donc prendre un ferry afin d'accéder à la Terre de Feu. Sur la Carretera Austral il y a aussi plusieurs passages de rivière sur un ferry, mais de modeste largeur. Enfin j'ai aussi pris un bateau entre Ushuaia en Argentine et l'Île Navarino qui est chilienne, environ huit milles nautiques ou quinze kilomètres. Pas vraiment de longues distances en bateau aux Amériques.
En Afrique nous sommes d'abord allés depuis le port de Sète, en France jusqu'à Tanger, au Maroc, à travers la Méditerranée. Nous avons voyagé, Françoise et moi, entre plusieurs îles du Cap-Vert et je suis allé à Zanzibar depuis Dar es Salaam, en Tanzanie. J'ai aussi utilisé le bateau sur le Lac Malawi, depuis Cobué au Mozambique vers les Îles de Likoma et Chizumulu, puis vers Nkhata Bay au Malawi. Sur le Lac Victoria en Ouganda je suis allé depuis Entebbe jusqu'aux Îles Ssese. Plus anecdotiquement j'ai fait des excursions courtes sur les lacs Tanna, Ziway et Hawassa en Éthiopie.
Passons à l'Asie. Je crois que le plus long voyage maritime a été celui fait avec Françoise entre Mascate et la Péninsule de Mussandam qui appartient à Oman. C'était sur un navire rapide, qui approchait cinquante nœuds. Nous avons donc passé le Détroit d'Ormuz pour aller jusqu'à Khasab. Sur la Péninsule nous avons fait une belle excursion en mer. Plus à l'est, en Inde, on prend le bateau pour se déplacer entre différents quartiers de Kochi. J'ai aussi franchi le Gange au Bangladesh, sur un ferry qui transportait l'autobus, là où le fleuve a une largeur de quatre kilomètres. Encore plus à l'est, j'ai pris le bateau régulier entre les îles de Cebu, Bohol et Negros, aux Philippines, sans oublier la belle excursion sur une petite île riche en faune sous-marine. Toujours plus à l'est, à Hong Kong, je suis allé sur plusieurs îles du territoire, et aussi jusqu'à Macao, sans compter les nombreuses traversées du Victoria Harbour avec le Star ferry. Enfin au Japon je suis allé sur deux des petites îles au large de Himeji.
Pour terminer avec les transports maritimes, passons à l'Océanie. En Papouasie-Nouvelle-Guinée j'ai voyagé en bateau pour me rendre entre Madang et l'île de New Britain, puis en plusieurs points de cette île, puisque les routes ne relient pas toutes les régions. J'avais fait la connaissance de volontaires humanitaires autrichiens qui étaient installés à Wewak, et ils m'avaient emmené avec leur hors-bord pour une journée sur une petite île inhabitée, mais je ne peux pas compter ça comme du voyage maritime. Au Vanuatu j'ai aussi pris le bateau entre plusieurs îles, et de même aux Îles Salomon. En Nouvelle-Zélande, avec Françoise nous avons passé plusieurs fois le Détroit de Cook, entre l'île du Nord et l'île du Sud. Ces deux îles sont aussi appelées, respectivement, l'Île Fumante et l'Île de Jade. Plus au sud nous avons passé le Détroit de Foveaux entre l'Île du Sud et l'île Stewart. Au retour, j'en ai parlé précédemment, nous sommes revenus dans un petit avion parce que la mer était trop forte pour le ferry catamaran. Enfin, en Australie, il y a essentiellement mon grand voyage aller et retour entre la Tasmanie et l'Antarctique sur des navires danois renforcés pour la glace. On va négliger l'excursion touristique dans la Baie de Sydney.
Ma paire de sandales fétiche m'a accompagné dans la plupart de ces pays. Je l'avais achetée en 2002 en Nouvelle-Zélande, donc elle n'est pas allée au Maroc, ni au Brésil, ni au Cap-Vert. Depuis leur achat, ces sandales ont été réparées de nombreuses fois, en Inde, en Chine, au Swaziland et dans d'autres pays. Elle ont eu droit à un ressemelage complet au Lesotho, au Qatar, aux Philippines, en Afrique du Sud, en Éthiopie, une teinture au Nicaragua, des ressemelages partiels au Botswana et au Kazakhstan… J'en oublie certainement. J'ai souvent mis ces sandales en valeur sur mes photos de baignade, où on les voit au premier plan.
En parlant de baignade, je me suis baigné dans beaucoup de mers et d'océans, et aussi dans des lacs et des fleuves. Je ne vais pas en faire une liste exhaustive. En dehors des régions plutôt chaudes on peut citer la côte namibienne, le Chili et le nord de la Californie où les courants froids se font bien sentir, et donc peu de gens sont assez téméraires pour aller dans l'eau. Près de l'Université de Vancouver il y a une petite plage, avec une pancarte « Clothing is optional ». Je me suis aussi baigné en Afrique dans le Lac Malawi, le Lac Tanganyika et le Lac Kivu, et de même dans le Lac Tegano sur Rennell aux îles Salomon. On peut aussi citer la baignade dans le lac de cratère du volcan Cerro Chato au Costa Rica et celle dans le Lac Nicaragua. Il y a eu aussi la trempette dans le Lac de Van, très alcalin, en Turquie. J'ai un petit regret de ne pas avoir tâté l'eau du Lac Titicaca.
En dehors de la nourriture et du logement, il y a des services plus occasionnels qui peuvent devenir indispensables. Par exemple il y a le coiffeur. Habituellement c'est Françoise qui me coupe les cheveux, mais en cas de séjour prolongé je lui fait cette infidélité d'aller chez un coiffeur professionnel. En suivant la liste des continents dans le même ordre que précédemment, je suis allé chez un coiffeur ou une coiffeuse en Colombie-Britannique, au Texas, au Nicaragua et au Pérou pour les Amériques. Au Botswana, en Namibie, au Eswatini et au Zimbabwe en Afrique Australe, et aussi en Éthiopie, en Ouganda et au Somaliland en Afrique de l'Est ou dans la Corne de l'Afrique. En Asie je suis allé plusieurs fois chez le coiffeur au Qatar, en Turquie, au Japon et en Chine, y compris une fois à Hong Kong et à Macao, et aussi en Inde, à Taïwan, en Malaisie et en Corée du Sud. Pour l'Océanie mes dépenses capillaires se limitent à une seule séance de coiffure à Cronulla dans la banlieue de Sydney.
Un autre service occasionnel est le médecin. J'ai eu la chance de ne jamais avoir eu d'affection grave. Néanmoins j'ai du consulter, assez rarement, les hommes ou les femmes de l'Art. Au Vanuatu je me suis retrouvé dans un état très nauséeux, peut-être avais-je bu de l'eau impropre à la consommation. Je suis donc allé au dispensaire local, où l'infirmier, qui semblait bien connaître son affaire, m'a donné quelques cachets efficaces. De même en Papouasie, du côté de Rabaul je me suis retrouvé dans un état similaire, sans doute après avoir mangé un plat du marché local, une sorte de bouillie enveloppée dans une feuille de bananier. Je crois que j'ai pu manger seulement quelques biscuits en trois jours, mais sans jamais gerber. Je suis donc allé à l'hôpital local où on m'a fourni deux cachets qui ont eu un effet presque immédiat. Pour faire bonne mesure on m'a aussi donné un traitement contre le paludisme, alors que je prenais régulièrement ma dose de traitement préventif. Enfin en Turquie, pendant mon travail au sud d'Ankara, j'ai reçu une giclée d'huile industrielle dans l'œil. Comme c'était très douloureux je suis allé me faire soigner à l'hôpital local, où on a pris soin de mon œil avec des collyres et une lentille de contact comme couche temporaire de protection. Après quelques jours de vision floue, tout est redevenu normal.
Puisque nous venons d'évoquer un incident dans ma vie professionnelle, combien de jours d'arrêt de maladie ai-je pris au cours de toutes mes années de travail ? La réponse est : zéro. J'ai bien eu quelques petits accidents, comme un doigt cassé à la suite d'une erreur de manœuvre d'une vanne, mais tout au plus ai-je perdu quelques heures de travail pour me faire soigner. Quand je faisais de la prospection géophysique je me suis retrouvé un jour dans un état grippal qui me faisait grelotter alors que j'avais le dos contre le radiateur. C'était une journée d'écriture de compte-rendu, pas une journée de terrain, alors j'ai préféré rentrer chez moi et rattraper mes heures de travail le samedi suivant. Donc jamais d'arrêt de maladie dans toute ma carrière. C'est comme ça, je ne dis pas que j'en suis fier.
Puisque dans cet ouvrage on parle beaucoup d'une vie professionnelle, et comme je suis arrivé à l'âge de la retraite, on peut se demander à combien de métiers je me suis frotté. C'est une question à laquelle on peut répondre, à la condition de bien définir ce qu'est un métier. En Intérim j'ai certainement exercé plusieurs métiers ou occupé plusieurs emplois chez le même employeur, à savoir la société de travail temporaire. À l'inverse on peut changer d'employeur mais toujours exercer le même métier. Si on bénéficie d'une promotion notre poste peut s'enrichir d'une appellation plus clinquante, alors qu'on fait toujours le même métier.
Le frère de Françoise, qui m'est très sympathique, a lui aussi préparé un petit ouvrage, très bien écrit, où il raconte en particulier sa vie professionnelle. Il l'a intitulé « Dix huit métiers (et autant de galères) ». Ai-je égalé son record ? Pas sûr.
J'ai donc commencé par des petits travaux d'été, manutentionnaire chez Rhodia à Vizille, puis tireur de câbles avec AMS pendant la construction de l'hôpital. Un peu plus tard j'ai été monteur sur des chantiers industriels avec la société Jullin, et magasinier chez SMII qui vendait des tubes en inox. En même temps que Françoise j'ai été sondeur pour une entreprise publicitaire et plongeur à Alpexpo et aux Six Jours de Grenoble. Toujours pendant que j'étais étudiant j'ai travaillé un été comme tourneur à la Viscose. Nous en arrivons à la fin de mes années d'étudiant, avec déjà sept métiers différents. Ensuite, après mon diplôme j'ai été ingénieur glaciologue auprès des Expéditions Polaires Françaises. Puis il y a eu l'année en Australie, pendant laquelle j'ai eu quelques indemnités pour une petite activité de technicien de labo et aussi pour ma participation à une mission en Antarctique. On en est à neuf métiers avant notre retour en France en 1983. Juste après j'ai été mécanicien ajusteur chez Neyrpic, et ensuite il y a eu ce travail de chargé de mission pour l'étude bibliographique de la glace de mer dans l'Arctique. J'ai ensuite enchaîné les missions d'intérim, et j'ai été mécanicien d'entretien dans plusieurs entreprises de la région, ouvrier de structure chimique chez Rhône Poulenc, ensacheur de produits chez Distugil, et aussi cariste chez Rhône Poulenc. Ça fait quinze. J'ai ensuite eu un travail stable d'ingénieur climatologue, dans une structure qui s'appelait A3 et plus tard S2A. Ensuite j'ai été ingénieur géophysicien chez Cap Géophy. On arrive à dix-sept. J'ai de nouveau eu un trou dans les emplois stables et j'ai repris les missions d'intérim, mais sans occuper un nouveau métier, j'étais de nouveau mécanicien, monteur, cariste ou similaire. Pareil chez Prodys, la société de machines spéciales, où j'étais encore mécanicien. Enfin il y a eu ce travail de technicien en cryogénie pendant plus de vingt ans chez Air Liquide, ce qui fait que nous arrivons à dix-huit métiers. On ne peut pas compter les cours privés que je donnais à des lycéens, ni le travail de logisticien payé au noir. L'emploi de consultant après ma retraite n'était pas différent de celui de technicien cryogéniste et on ne le compte pas non plus, tout comme mes activités occasionnelles de bricolage chez Médecins du Monde à Grenoble. On reste donc à dix-huit métiers, et je suis bien content d'être à égalité avec le frère de Françoise.
Après ces comptes d'apothicaire Il faut bien conclure ce petit ouvrage, parce que je n'ai pas l'intention de rivaliser avec Tolstoï ou Dostoïevski. Il y a un proverbe, Arabe dit-on, qui proclame que celui qui voyage vit plusieurs vies. Les citations pour inciter au voyage sont innombrables et, à ce propos, rares sont les écrivains qui n'en ont pas pondu une. Je me contenterai ici de rappeler ce qu'a dit Ibn Battuta, peut-être le plus grand voyageur de tous les temps : « Voyager vous laisse d’abord sans voix, avant de vous transformer en conteur ». Aurai-je un jour le talent de devenir un conteur ?
Il se trouve que j'ai encore plusieurs projets de voyages professionnels et, bien entendu, j'ai aussi des projets personnels. Peut-être en parlerai-je un jour futur dans un autre opuscule.

Il me reste surtout à bien relire tout l'ensemble.
Rendez-vous dans quelques semaines pour lire la version définitive ou presque.
 
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