3
avril 2005
J’ai
médit de la Corniche, et j’ai eu tort.
Il y a eu, comme chaque année, un festival culturel à Doha ; Michel en a eu vent, et, plus courageux que moi, est allé un soir voir ce qui se passait du côté du jardin Al Bida, qui se trouve à peu près au milieu du croissant de la Corniche, et que nous n’avions jamais eu la curiosité d’aller voir (il est d’ailleurs réservé aux familles le vendredi).
Donc
Michel y est allé, a vu, et m’a convaincu ; nous y sommes retournés le
lendemain soir et, plus longuement, jeudi soir (le vendredi, on n’est pas
obligé de se lever à 5 heures et quart).
Ce
jardin, ce sont d’abord des collines artificielles, un ruisseau et des
fontaines, des théâtres de plein air, une ruelle bordée de magasins de
souvenirs, et des gazons moelleux sur lesquels il n’est pas interdit de
marcher, des arbres et des massifs de fleurs.
Dans cette partie là, il y avait des représentations folkloriques de différents pays slaves (avec des danseuses en jupette dont les jambes nues étonnaient un peu dans un pays d’Arabie), un groupe de chanteurs et danseurs du Maroc, de la région de Marrakech (très curieux ; je ne savais pas qu’il y avait des choses de ce genre là, si peu arabes, au Maroc).
Beaucoup de badauds, surtout non qataris, allaient d’un spectacle à l’autre.
Mais
il y a aussi, dans ce jardin, l’« heritage village », dont le nom
indique la fonction. Un grand espace carré est entouré de bâtiments,
traditionnels de style et de technique de construction , sans étage, et
qui s’ouvrent vers la place centrale. Chaque pièce est consacrée à un métier, à
une activité traditionnelle, à un aspect de la vie de la famille
d’autrefois ; on voit donc le potier, l’orfèvre, le forgeron, le fabricant
de jouets, le dinandier, la chambre nuptiale et son ameublement, les brodeuses,
la salle de réunion des hommes, le vannier, etc. tout ça avec des gens pour de
vrai (sauf la chambre), et un café traditionnel avec sa terrasse ombragée, des
marchands et marchandes de nourritures arabes, et une pièce pleine de maquettes
naïves et charmantes, certaines animées et rigolotes, qui reprennent toutes ces
scènes.
Nous
nous sommes d’abord intéressés à l’ouvreur d’huîtres : on allait en
pêcher tous les jours un panier, exprès, pendant le festival, et c’est la seule
occasion que nous ayons eue d’en voir de vivantes. Le vieil homme qui faisait
la démonstration voulait évidemment évoquer la recherche des perles, dont il
avait quelques-unes dans une boîte. Ce qui nous intéressait plus, Michel et
moi, c’était de goûter, ce dont l’Arabe a été enchanté, et il nous a séparé le
muscle, qui pour lui est la seule partie mangeable. Un groupe de jeunes qui
était très intéressé a été stupéfait qu’on puisse avaler de l’huître
crue ; comme je répétais que c’était très bon, l’un d’eux a finalement
décidé qu’il essaierait, un jour. Ces huîtres sont très différentes des nôtres,
plates, et un peu de la forme des coquilles Saint-Jacques. Elles sont
introuvables en temps normal, et j’en aurais bien avalé deux douzaines. Notre
Arabe nous a rempli un sac en plastique de la chair de toutes celles qu’il
avait ouvertes avant notre arrivée mais, après qu’elles aient passé deux heures
dans une poche, elles ont hélas fini à la poubelle.
De
l’autre côté de la place, un homme plus âgé (il était mousse sur un bateau de
pêcheurs de perles il y a 60 ans) nous a invités à entrer « chez
lui ». Il faut se déchausser. Par bonheur une seule de mes chaussettes
était trouée, j’ai pu camoufler. Dans un anglais très rigoureux et précis, il
nous a raconté la vie des pêcheurs de perles, et les voyages en Inde pour aller
les vendre.
Dehors,
sur la place, il y avait foule, et une foule presque exclusivement qatarie,
hommes, femmes et enfants (petites filles en costume de fête coloré, plus gai
que la tenue funèbre des femmes). Jamais nous n’avons vu autant d’Arabes, et
nous étions à peu près les seuls étrangers. Le bonheur absolu !
Les
enfants jouaient, évidemment, rondes pour les petites filles, et pour les
garçons un jeu moins pacifique mais très drôle à regarder: deux camps se
font face, distants de 20 à 30 mètres. A mi-distance, deux grands tiennent une
couverture tendue verticalement, qui empêche les adversaires de se voir. A un
signal, un garçon de chaque camp se précipite vers la couverture, sans savoir
qui vient en face. Chacun doit deviner le nom de son vis à vis et le dire aux
grands qui l’interrogent ; le perdant s’allonge dans le sable et la
poussière, on le couvre de la couverture et son adversaire lui tient les pieds.
Ceux du camp du gagnant se précipitent , armés de grosses tresses de coton avec
lesquelles ils tapent sur le perdant tant qu’il n’a pas été tiré hors de portée
par ceux de son camp qui sont venus en courant le prendre par les mains pour le
traîner du bon côté. J’imagine que ça doit quelquefois dégénérer en vraie
bagarre. Quand aux tuniques blanches, habituellement impeccablement propres,
elles doivent avoir besoin d’une lessive après le jeu.
Au
centre de la place, sur une estrade en forme de boutre, un groupe de chanteurs
et musiciens : deux rangées se font face, l’une lance un phrase, l’autre
répond, et ainsi de suite ; au bout d’un moment les joueurs de tambourins
se mettent de la partie, et tout le monde, en continuant à chanter, commence la
danse qui se limite à un piétinement sur place, accompagné de mouvements de
bras. Les femmes, bien sûr, ne dansent pas, elles assistent au spectacle, marée
noire assise dans l’espace qui lui est réservé. Au bout d’un moment, dans
l’assistance , des hommes sont gagnés par le rythme et se mettent, eux
aussi, à danser. En regardant le spectacle, nous mangions les rations de
nourriture arabe achetées à de charmantes dames voilées assises en tailleuse,
et qui servent dans des ramequins d’aluminium, les mains gantées de gants
chirurgicaux, les bouillies puisées dans de grandes marmites posées devant
elles.
Lorsque
nous sommes allés chercher un verre de thé au « folkloric café », il
y a eu un petit problème sans doute causé par une rupture de stock de sucre, et
un aimable monsieur a fini par trouver que notre attente ne pouvait durer plus
longtemps. Il nous a conduits au quartier général du village où on nous a
présenté le conservateur du village et son adjoint. Après nous avoir servi le
café arabe, liquide jaune pas mauvais mais qui ne ressemble pas du tout à notre
café, le conservateur, monsieur des plus aimables, a tenu à nous faire visiter
en détail, et nous avons refait tout le tour, mais cette fois-ci avec des
explications détaillées, y compris dans les pièces réservées aux activités
féminines (broderie, couture, papotage…) où nous n’avions pas osé pénétrer. Il
faut, nous a-t-il dit, que les jeunes voient quelle était la vie de leurs
parents ou grands-parents. Maintenant, nous sommes riches, mais, hélas, les
liens communautaires se distendent. La vie était dure autrefois, nous n’avions
rien, mais tout le monde se connaissait, on voyait sa famille et ses amis tous
les jours, on était solidaires. Les vraies valeurs se perdent, et, cette
nostalgie d’un âge d’or disparu, nous l’avions déjà trouvée à la belle
exposition de photographies anciennes que l’organisateur, très distingué, avait
voulu, lui aussi, nous commenter lui-même. Il se désolait de ce que l’on ait
détruit toute l’ancienne Doha et nous montrait avec émotion la photo du seul
bâtiment qui subsiste, à part le fort : un magasin des années 50. On
comprend ces regrets, même si tout le monde ne les partage pas. Sur une photo
aérienne de 1947 que j’ai achetée, le quartier « ancien » où j’habite
n’était que du désert, et Doha un gros village dont il ne reste rien, pas même
le palais de l’Emir de l’époque. Si on éprouve le besoin de se sentir quelques
racines, c’est un peu brutal.
Pour
en revenir à l’« heritage village », beaucoup de jeunes semblaient
bien s’y intéresser et s’y trouver à l’aise. Les efforts de notre hôte ne sont
donc pas vains. Il a tenu a nous offrir de nouvelles rations de nourriture
qatarie avant de nous quitter (ce n’est pas mauvais, mais pas vraiment très
bon).
Plus
loin, sur un grand terrain vague, les activités bédouines : tentes,
musique, dromadaires.
Pendant
ce temps, de grands hôtels accueillaient des pièces de théâtre et des ballets,
tout ça certainement très intéressant, mais hors de notre portée, esclaves de
notre emploi du temps que nous sommes.