L’heureux lecteur n’imagine pas combien il est difficile de classer, d’organiser, de rédiger, pour que l’ouvrage ressemble à quelque chose.
L’auteur n’a pas que ça à faire et d’ailleurs, s’il le faisait, rien ne dit qu’il s’attirerait la reconnaissance qu’il mériterait.
Il a donc décidé de créer une grande poubelle où il jette tout ce qui lui tombe sous la main.
Si l’auteur était parfaitement honnête, il appellerait donc ce chapitre : « poubelle ».
Mais ce n’est pas comme ça qu’on attire le lecteur. A son grand regret, l’auteur a donc dû transiger avec sa conscience, et le chapitre s’appelle « journal », car ça fait mieux.
Puisque nous en parlons, voici : les poubelles qui ornent les rue de Doha sont de grands conteneurs à roulettes, en acier galvanisé. En été, elles sont odorantes, et, comme le couvercle reste ouvert, elles sont peuplées de chats qui défendent âprement leur droit à la vie.
Nos voisins Afghans et Pakistanais à grandes barbes, quelquefois teintes en roux, n’ont pas l’air rigolo, et on peut se demander s’ils n’ont pas envie de vous couper la tête. Depuis quelque temps, je prends l’habitude de les saluer quand je les croise. En général, ils ont l’air absolument enchanté et me répondent avec force sourires.
On s’aperçoit que la timidité est une barrière des 2 côtés.
La première fois que j’ai pénétré dans la petite blanchisserie (il y en a partout) à laquelle je confie mes chemises pour lavage et repassage, j’ai eu l’impression que je dérangeais. C’était sans doute la première fois que les assez jeunes et probablement pakistanais blanchisseurs avaient la visite d’un Occidental. Maintenant, je suis accueilli comme si ma visite illuminait leur vie (et leurs sourires illuminent la mienne) et s’ils me voient passer devant chez eux, nous nous saluons avec effusion. L’un d’eux, en anglais hésitant, a fini par avoir la bonne idée de me demander si j’étais américain. Il est peut-être déçu que je sois français, mais j’aime autant que le quartier soit au courant.
Le pâtissier à qui j’achète des gâteaux secs pour mon petit déjeuner est plus dur à dérider. Mais maintenant il sourit alors qu’il faisait franchement la gueule au début. Mais il louche, ça ne l’aide pas.
Le petit épicier, lui, a tout de suite compris qu’une visite d’ Occidental valait mieux, pour le business, que 10 visites d’Afghans, et il a d’emblée manifesté une très grande amitié. Il vient du Bangladesh.
Ce matin, avec mon collègue Michel et un chauffeur Kéralais, qui parle bien arabe, est très content de nous conduire (heures supp. , donc quelques sous en plus), et connaît tout (taxi pendant 14 ans), visite du marché de gros et détail qui est à quelques km de chez nous. Nous n’en avons appris l’existence qu’il y a quelques jours ; on nous avait même parlé de chameaux…Il n’y en avait pas aujourd’hui, mais mille autres choses fascinantes. Un magnifique marché aux poissons, sans doute pêchés de cette nuit : des tas de formes et couleurs inconnues, un tas de requins, dont 2 requins-marteau, tous déjà débarrassés de leurs ailerons qui valent peut-être à eux seuls plus que tout le reste. Nous nous sommes contentés, pour cette fois (nous ne pouvons pas manger comme 10 pour le plaisir d’acheter), de quelques excellentes sardines et quelques cigales de mer ; je n’en avais jamais vu avant de venir au Qatar. Il y a quelquefois, paraît il, des huîtres… De beaux marchés aux fruits et légumes. Il y a un secteur réservé à la production du Qatar : nous avons acheté des radis monstrueux mais excellents. Ils doivent coûter cher en arrosage, mais je suppose que le gouvernement subventionne largement. Et des tas d’autres fruits et légumes connus ou inconnus, locaux ou importés d’Arabie Saoudite, des pays voisins ou d’Inde.
Au marché aux épices nous avons pris du café moulu d’Arabie, en sachet scellé. Ce n’est pas mauvais, mais pas vraiment ce à quoi je m’attendais : il est jaune, sans doute pas torréfié et a un goût et un arôme qui ne nous feraient pas l’appeler du café.
Beaucoup d’étals vendent des produits d’artisanat de la région (au sens large), et en particulier des narghilés d’un modèle différent de celui que nous connaissons : le vase est en terre cuite, peinte ou brute, et le tube est raide, il n’y a pas de flexible. Nous en avions vu dans une fumerie où nous sommes allés, mais pensions que c’était un modèle archaïque et rare. J’ai pris aussi une grosse brique de dattes pressées; ce n’était pas plus cher qu’un paquet beaucoup plus petit mais mieux présenté. Heureusement le chauffeur a bien voulu en accepter une partie.
Il y a aussi les moutons à cornes qui attendent l’Aït, quelques petites vaches indiennes, une quantité de volailles variées, des coqs de combat, des lapins, des perruches et même un perroquet gris du Gabon qui n’a pas voulu bavarder avec moi. Il ne parle peut-être qu’arabe.
Il y a surtout les humains : enfin on peut voir une quantité d’Arabes qui viennent acheter en famille, femmes et enfants (jamais vu autant d’enfants depuis 2 mois), des marchands arabes, aussi, et bien sûr, comme partout, des Indiens du Kerala en quantité, et des Philippins. Nous étions les seuls Occidentaux, ce qui est bien agréable. L’atmosphère est celle de tous les marchés du monde , avec la couleur locale sui generis. Encore un Arabe, celui-ci avec une barbe teinte en roux, qui m’a salué en me croisant dans la foule. Ma réponse n’a pas été très brillante. C’est agaçant, je n’ai pas encore le réflexe.
Il a plu hier et avant-hier, pas très fort. Décidément, le climat est pourri. Le désert se décide à verdir, très modestement et très localement. Ce n’est pas encore la Normandie. Toujours pas de fleur.
Nous avons repéré pas loin de chez nous un restaurant de poissons « The little sailor » qui nous a paru mériter un essai. Après un premier passage avant-hier soir qui a été extrêmement concluant, nous y sommes retournés. Il est tenu par des Egyptiens, fréquenté par des Arabes, et le chef est Philippin et mérite les compliments que nous lui avons faits quand il est venu nous saluer. Crabe farci, seiche grillée, poisson en sauce aigre-douce, salade d’aubergine etc. et Mecca Cola made in France (pour ceux qui ne connaissent pas : buvez engagé, 10% du profit aux enfants palestiniens). Un jeune serveur égyptien est venu nous dire que, pour les Egyptiens, la France est le pays N° 1. Même si la cuisine n’était pas excellente, on serait obligé de revenir. Seule ombre au tableau, c’est absolument ruineux : 7 ou 8 euros par personne pour un repas trop copieux. C’est 3 fois le prix d’un repas, trop copieux aussi, dans un restaurant indien qui sert une très bonne nourriture ordinaire, et 10 fois le prix d’un gros sandwich au légumes « falafel » avec boisson.
Il est dur de survivre.
Autre site à exploiter : un local à narghilés, fréquenté par des Arabes d’un certain âge (serveur Kéralais, évidemment), dans un souq. C’est le seul que j’aie vu, et probablement condamné à court terme. Les bulldozers se reproduisent plus vite que les chameaux et le Qatar veut devenir moderne. Je n’aurais pas osé y entrer seul, mais nous avons depuis quelques jours le jeune Mohammed Ali Abdeljelil de la Porte de Clignancourt y Air Liquide qui parle arabe et a la bonté de bien vouloir fréquenter de vieux croûtons. Pour le moment nous n’avons fait qu’un passage rapide, juste pour boire quelque chose, et nous avons été bien reçus. Il va falloir aller fumer un jour. Ca doit être dégueulasse, mais Doha vaut bien un narghilé.
Ce soir, en rentrant de ma promenade quasi quotidienne dans la nuit de Doha, j’ai croisé un petit bonhomme à barbe rousse, habillé en Arabe, qui sortait de la mosquée qui m’emmerde le matin pour entrer, de l’autre côté de la rue, dans sa maison de pauvre (ce n’est sans doute pas un Qatari ). Comme nous nous saluions ainsi qu’il sied (je fais des progrès), il a fallu que nous nous serrions la main avec effusion. Si je me mets à faire ça aux étrangers dans la rue quand je serai rentré à Paris, je finirai peut-être assez vite à Ste Anne. Indiscutable supériorité de notre civilisation.
Il y a des centaines de bijouteries qui étalent en vitrine des quintaux d’or sans protection particulière : collier de reine, bracelets, etc. Deux d’entre elles vendent des statues et petits panneaux en or représentant des dieux indiens, et un prêtre ou évêque chrétien oriental (chaldéen, syro-malankar ?), et aussi une petite locomotive, un avion, une mosquée, des waltdisneyries. D’autres vendent des crucifix et des médailles chrétiennes. Il y en a pour tous les goûts.
Mes blanchisseurs de Ceylan, mon épicier du Bangladesh, me font un grand signe quand je passe devant chez eux le soir ; et chez eux, et chez mon pâtissier qui louche, je rencontre un Afghan jovial, un Pakistanais né au Qatar qui est content de montrer qu’il sait l’espagnol et bien d’autres gens très civils.
Journée chargée.
Le matin, il s’agissait de retrouver une porte ancienne (c’est à dire 50 ans ?) devant laquelle nous étions passés, de nuit, en voiture. Piliers et linteau sont décorés de bouquets de roses et divers motifs en stuc. Sans doute autrefois la maison d’un sheikh ou riche bourgeois. Maintenant, il semble que la maison soit transformée en atelier, et occupée par des Indiens ou Pakistanais. Le tout est décrépi, et le bulldozer ne va pas tarder à passer.
L’après-midi, départ à 1 heure, avec Yusef, le plus dévoué et gentils des chauffeurs, pour Sabaq Al Hajan, camélodrome où une course doit avoir lieu à 2 heures. En arrivant, Yusef interroge un jeune Soudanais assez liant qui doit être un lad à dromadaires : l’Emir ayant changé d’avis, la course a eu lieu il y a 2 jours. Ca ne fait rien, car il y a de l’entraînement. Les jockeys sont, comme on le sait, et en attendant la mise en service des robots, des enfants en général soudanais. Il y en a des dizaines qui entraînent les chameaux ou jouent alentour. Les plus jeunes ont 7 ans, et, comme ils sont en plus de petite taille, ce sont vraiment des microbes qui montent les chameaux. Ils ont l’air de plutôt s’amuser, et ne semblent pas maltraités, mais on ne peut bien sûr pas juger en quelques coups d’œil. Le principe est évidemment plus que condamnable, et Yusef est outré (no loving mother, no father, no good). Mais le plus scandaleux me semble être que des parents en soient réduits à vendre, ou louer leurs enfants. Je rappelle aussi qu’il y a moins d’un siècle en France, sans que cela empêche nos grands-parents de dormir, des enfants commençaient à gagner leur pain à 8 ans, dans des conditions sans doute pas toujours très bonnes, et que la France et l’Allemagne, pendant la 1ère guerre mondiale, ont envoyé à l’abattoir des milliers de garçons de 16 ans. Mais bien entendu, ça n’a rien à voir, pas plus d’ailleurs que le fait que les Israéliens tirent les enfants palestiniens comme à la foire ou que les Américains désinfectent l’Irak, et ses habitants avec. Comme d’habitude, je mélange tout.
A l’arrivée du circuit, les chameaux ne savent pas qu’il faut s’arrêter. Ils sont probablement un peu bêtes. Ca se passe donc de la façon suivante : l’entraîneur a suivi la course, sur une route parallèle à la piste, en 4x4. Quand l’arrivée est en vue, il accélère pour prendre un peu d’avance, puis freine à fond (il vaut mieux ne pas être à proximité), saute de la voiture, passe sous la barrière et va saisir la bride de son chameau qui arrive. S’il rate son coup, il lui reste la ressource de saisir le chameau par la queue, mais ça fonctionne moins bien. Quand au jockey, il se laisse glisser dans les bras d’un adulte qui le récupère.
Il y a aussi des adolescents et adultes soudanais qui prennent soin des chameaux et des enfants, peut-être eux-mêmes anciens jockeys. Il serait intéressant d’en savoir plus et de bavarder avec le jeune Soudanais qui semble ne demander que ça, mais l’anglais de Yusef est assez rudimentaire, et surtout il a des idées bien arrêtées et peu nuancées, et il a tendance à répondre lui-même au lieu de faire l’interprète.
Nous échangeons en anglais quelques mots sans importance avec un aimable Arabe propriétaire de chameaux qui suit l’entraînement au volant de son 4x4.
Suite des aventures : Michel, qui est un naturaliste distingué, a trouvé sur Internet des informations sur les phénomènes karstiques au Qatar et l’ «adresse » de quelques gouffres. Nous partons à la découverte de l’un d’eux et rencontrons un Qatari très aimable et anglophone qui, de son 4x4, surveille ses enfants qui jouent au ballon dans le désert. Il décide de nous guider, laisse ses enfants à un ami, nous précède, va se renseigner dans un village, et, après un petit trajet sur un désert assez carrossable, nous y voilà. Il propose de nous attendre pour nous montrer le chemin du retour, mais nous le remercions chaleureusement et il s’en va. D’après Yusef, qui le déduit de sa plaque minéralogique, c’est un membre de la famille Al Thani, la (nombreuse) famille régnante. Un invitation à prendre le thé dans son palais aurait été bienvenue, mais il n’y a pas pensé. Le gouffre n’est pas inconnu de tout le monde. Il y a, à l’écart, un groupe d’Indiens et Européens qui pique-nique et, dedans, des enfants arabes qui jouent sous la surveillance d’un jeune oncle. Ils sont intéressés par les étrangers, demandent à être photographiés, et vont nu-pieds. Yusef, qui discute facilement avec tout le monde, apprend que c’est une famille saoudienne qui vit dans le désert, et qui ne voit pas l’utilité d’envoyer les enfants à l’école. Ils doivent vivre de façon encore assez biblique.
Le gouffre n’est pas très impressionnant, mais, au Qatar, on ne fait pas la fine bouche. Nous descendons au fond sans difficulté par les éboulis. Il doit avoir 20 à 30 m de creux (un article d’universitaires de Doha, sur Internet, annonce 100 m), et à peu près autant de diamètre.
Voilà une chose de faite ; il faudra trouver les autres gouffres un autre vendredi.
Dernière découverte, la plus intéressante :
J’avais demandé il y a quelque temps au jeune secrétaire d’origine afghane, Ali, très musulman, s’il y avait un inconvénient à ce qu’un Chrétien pénètre dans un cimetière musulman. Aucun, et il en a parlé à Yusef. Nous allons donc au cimetière musulman de Doha.(La famille Al Thani a un autre cimetière, pas question de le visiter). A l’entrée, Yusef va interviewer quelques vénérables et aimables barbus (imam, laveur de cadavres.. ?) qui nous disent d’entrer en voiture. Pendant ce temps, nous lisons une grande pancarte en arabe, anglais et urdu qui rappelle les principes islamiques relatifs aux cimetières (pas de décoration, pas de fleur, etc.).
Les milliers de tombes, alignées et serrées les unes contre les autres en carrés compacts, ne sont marquées que par un léger renflement de terre et cailloux poussiéreux, marqué à ses deux extrémités par une petite stèle de béton grisâtre d’où sort l’anse en fer qui a facilité leur manipulation depuis le coin du cimetière où elles sont fabriquées. Aucun ornement, aucune inscription, pas même un numéro. On ne peut pas imaginer plus dépouillé, plus désolé, et c’est dans un des déserts les plus tristes, plats et laids du monde. Ce rappel de l’absolue vanité de toutes choses est très impressionnant, même (et peut-être surtout) pour Yusef chez qui, au Kerala, les cimetières, musulmans ou pas, sont d’exubérants jardins. Mais, d’ailleurs, on s’aperçoit que quelques familles, peut-être indiennes, ont orné de rares stèles d’une inscription, d’un peu de badigeon, et ont même planté une très discrète plante.
Il y a un attroupement au fond du cimetière, sans doute un enterrement. Je crois que Yusef irait volontiers voir, mais nous nous abstenons.
Yusef, qui connaît à peu près tout du Qatar, semble enchanté de découvrir avec nous ce qu’il n’avait pas encore vu.
L’Emir a posé la première pierre du nouvel aéroport, conçu pour accueillir les futurs Airbus géants dont je ne saurai jamais le numéro. Les jeunes marins qui habitent notre immeuble et draguent la mer au nord de la baie pour faire une île artificielle, marina de luxe dont la commercialisation commence, vont bientôt aller draguer pour l’aéroport : 60 millions de m3 de sable à sucer au fond de la mer pour la combler ailleurs afin de construire la piste sur l’eau. 60 millions de m3, ce n’est pas rien : 6 mètres d’épaisseur sur 10 km2, par exemple. C’est le plus gros contrat de ce genre que leur société ait jamais eu, et il y a plusieurs sociétés sur le coup. Certains se disent : « pourquoi construire un aéroport sur la mer quand on a 11.000 km2 de désert très désert, très moche et très plat ? » C’est une bonne question, et on ne peut que remercier ceux qui la posent.
J’ai pensé à deux explications :
1/ D’après mon estimation, il y a en moyenne, dans le désert, environ 0,5 chameau au km2. Peut-être que c’est ennuyeux de déranger quelques demis chameaux ?
Pas très convaincant (c’était juste pour faire un peu de copie).
2/ Quand on se prend à rêver de devenir l’une des destinations businesso-touristiques les plus courues du monde, on se dit qu’il vaut mieux faire atterrir les visiteurs au milieu des flots bleus qu’au milieu du désert le plus moche du monde.
Je pense que ça doit plutôt être ça.
Qatar Airways : 39 avions, tous des Airbus, et 32 autres en commande. Le futur aéroport sera le premier au monde à être spécialement conçu pour l’accueil des nouveaux Airbus géants.
Orages depuis hier, et pluie. Les chauffeurs, qui ont passé 10 à 15 ans ici, n’ont jamais vu autant de pluie.
A propos de Américains, nous sommes passés vendredi dernier devant leur base au Qatar.
Murs, clôtures, glacis, barbelés, miradors, caméras, projecteurs.
Et pour ceux qui n’auraient pas compris, de grandes pancartes indiquent que le trespassing est tout à fait forbidden.
De l’aéroport, je suis rentré à 1 heure et demie du matin en taxi. Le chauffeur, un charmant Indien armé de quelques mots d’anglais , a tout de suite vu où je voulais aller. Au bout d’un moment, il m’a annoncé que nous arrivions. Oui, mais pas du tout au bon endroit. Il avait une vague photocopie de plan dans sa poche, et j’ai pu le guider car, comme tout bon taxi de la nouvelle société d’état, il ne sait pas grand chose de Doha. Comme d’habitude, j’ai laissé un bon pourboire ; il faut encourager la gentillesse et la bonne volonté.
Les taxis sont une des joies de Doha.
Jeudi, fin de la semaine, j’ai des choses importantes à faire ce soir.
D’abord, le tailleur.
J’étais très jaloux de mon camarade Michel : un de ses pantalons avait besoin d’un ourlet, ce qui lui avait permis de devenir client du tailleur de la ruelle Thabit (sikkat Thabit), tout près de chez nous. C’est un petit tailleur comme il y en a dans les contes, qui tire l’aiguille du matin à la nuit tombée depuis longtemps, dans sa petite échoppe, et qui finit quelquefois par épouser la fille du roi. (Il a aussi une vieille machine à coudre).
J’ai bien acheté un pantalon mais, pas de chance, les jambes ont la bonne longueur. J’envisageais, en désespoir de cause, de déchirer un de mes vêtements, quand la société Air Liquide, non contente de me nourrir généreusement, m’a envoyé en France sous prétexte de réunions importantes. J’en ai profité pour rapporter un blouson de cuir presque neuf (Hong Kong 1980), mais dont les coutures craquent de toutes parts. Et je l’ai porté à l’enseigne, en anglais et en arabe, de Bulbul Qatar Tailor. Monsieur Bulbul, petit Pakistanais très aimable, coud des robes multicolores qu’il accroche derrière lui et qui égaient sa petite échoppe aux murs unis. J’avais un peu peur qu’il me fasse comprendre que le cuir n’était pas son affaire, mais pas du tout. Après avoir examiné le blouson sous toutes les coutures qu’il devrait avoir, tout en me disant des choses où j’ai cru distinguer plusieurs fois les mots « Inch Allah » (mais je ne suis pas sûr), il m’a dit « to-morrow », toujours aussi souriant. Je sens que ça va me coûter une fortune ; je m’attends à plus de deux euros.
Il était grand temps aussi que j’aille chez le coiffeur. La dernière fois, c’était rue Abdul Aziz bin Ahmed (grand poète), rue indienne, à cinq minutes de chez moi, où j’ai mes habitudes : j’y dîne presque tous les soirs. C’était très bien, mais c’est un endroit où la visite d’un Occidental, même si elle n’est pas très fréquente, ne surprend pas, et puis je pense que je dois soutenir l’activité économique de mon quartier. Je suis donc allé dans le salon de coiffure pakistanais le plus proche. J’ignore son nom, car l’enseigne est en arabe, et la conversation a été des plus réduites, car on n’y parle pas anglais, et j’ai dû répondre non quand on m’a demandé si je parle arabe (inutile de préciser que je ne parle pas ourdou non plus). Mais c’est très bien aussi. Mon coiffeur n’a pas compris quand, à son interrogation muette, j’ai répondu ‘short’, mais son collègue a su traduire ‘small’. Les clients bavardent agréablement en attendant, assis confortablement sur des canapés qui en ont déjà accueilli beaucoup, les murs sont tapissés de photos de paysages, la télé passe un match de je ne sais quoi, et la séance se termine par une aspersion d’eau de Cologne. Les linges sont parfaitement propres, comme d’ailleurs les pieds qu’un des clients déjà coiffé, mais qui reste pour continuer la conversation, a posés pour plus de confort sur la table basse où des revues en langues inconnues attendent qu’on ne les lise pas.
Il y a à Doha des centaines de coiffeurs (qui s’occupent surtout des moustaches et des barbes qui ornent tous les visages), comme il y a des centaines de cordonniers, bijoutiers, tailleurs, rebobineurs de moteurs électriques, réparateurs de montres et réveils, et de tout ce qu’on veut, sauf des charcutiers.
Après une grasse matinée exceptionnelle (8 heures moins vingt), un peu de rangement, nous avons rendez-vous avec Yousef (le meilleur et le plus gentil des chauffeurs du monde) qui vient nous chercher à 10 heures.
Il fait beau, et 25 °.
Premier objectif : Old Rayan, quartier au nord-ouest de Doha, où Yusef, qui comprend très bien ce qui nous intéresse, Michel et moi, nous a dit qu’il y avait de vieilles maisons. Il nous emmène devant un beau palais qui doit avoir un siècle et qui est abandonné depuis quelques dizaines d’années. Quand un sheikh en a assez de sa maison, il l’abandonne et s’en fait construire une autre. Belle architecture traditionnelle, belle porte, une tour d’angle, décorations de stuc. Un volet est ouvert et nous découvrons une très belle pièce de réception. Le portail d’entrée n’est pas cadenassé, et nous pouvons voir la cour intérieure entourée de colonnades, mais n’osons pas entrer. Tous est encore en bon état, et n’est peut-être pas promis au bulldozer. A côté, un autre palais en ruines est en cours de reconstruction en beaux moellons de calcaire dur du Qatar. Plus loin, un palais un peu rococo, qui commence à s’abîmer, sera peut-être sauvé aussi, si les Qataris commencent à s’intéresser un peu à leur patrimoine. Cinq ou six palais comme ça, bien restaurés, décupleraient l’intérêt touristique du Qatar, mais peut-être que l’Emir s’en moque.
Le quartier appartient à la famille de l’Emir, qui y a des palais modernes. De grands rectangles ont été passés au bulldozer.
Ensuite, Umm Slal Mohammed, un village à quelques km au nord ; Michel a lu qu’il y restait quelques constructions traditionnelles. En effet, quelques belles tours plus ou moins en ruines, et un ensemble de deux tours, une petite mosquée et un bâtiment bas, entouré d’un mur de moellons, qui vient d’être remis à neuf de façon satisfaisante si on ne regarde pas le détail. Comme tous semble fermé et que nous regardons par-dessus le mur, un Arabe arrête sa vieille Chevrolet rouge pour nous indiquer une porte qu’il suffit de pousser. La visite est libre, et nous sommes les seul visiteurs. Nous pouvons nous promener, pousser les portes des bâtiments, monter sur les tours crénelées. Il serait intéressant de connaître les fonctions des différentes pièces ; on voit mal comment ça pouvait être habité.
Un autre palais, plus récent, en mauvais état, est habité. Yusef n’hésite jamais à aller aux renseignements. Ce palais a été loué par son sheikh à une entreprise qui y loge son personnel. Nous sommes accueillis par des Népalais et un Egyptien qui nous montrent tout, nous font remarquer les techniques de construction, nous emmènent sur le toit en terrasse. Une partie est à l’abandon, une partie a été retapée pour faire des chambres au personnel. Le règlement en anglais est affiché à plusieurs endroits. Ca fait un peu pensionnat. D’ailleurs, c’en est un.
Un petit détour par une exploitation agricole où deux ouvriers yéménites ramassent un légume qui est de la famille du colza, les feuilles en ont le goût. L’intendant, yéménite aussi, nous montre la station de pompage. De l’eau coule en permanence et ça fait un ruisseau très agréable à voir mais, étant donné l’état d’abandon de la plupart des parcelles, on se demande à quoi sert tant d’eau. Ca ne doit pas être le souci majeur du sheikh propriétaire.
Puis, déjeuner dans un restaurant (Indien, bien sûr) au bord de la route. Yusef remarque que c’est moins cher qu’à Doha, et aussi bon (1,5 euro pour un repas copieux, Coca cola compris) et le patron aurait bien voulu que nous acceptions une seconde ration de dessert.
Yusef nous propose ensuite d’aller voir un zoo privé (il appartient à un sheikh), ouvert gratuitement au public. C’est plus loin, à Al Samriyah. En plein désert, dans une oasis artificielle, des enclos avec autruches, émeus, chameaux, canards, singes, oiseaux, chèvres et différentes autres bestioles. Ne pas manquer l’exposition de poissons empaillés, pendus à des fils de fer comme des harengs saurs sous un auvent de tôle, ni la collection d’animaux naturalisés qui permet de recycler les pensionnaires du zoo qui crèvent (à déconseiller cependant aux taxidermistes sensibles), ni la videoroom, où sont affichés des articles de journaux laudatifs et des lettres de remerciement de visiteurs de marque. L’ambassadeur des Philippines s’est fendu d’un éloge particulièrement mérité de la remarquable exposition d’animaux préparés par le talentueux taxidermiste du zoo. Il y a aussi des jeux, des promenades à âne ou à chameaux, du thé gratuit, et des dames charmantes qui vendent de la nourriture pour pique-niquer : ce sont des plats qataris, mais nous avons déjà déjeuné, et des tentes traditionnelles pour se reposer, mais elles sont pleines de femmes, pas question d’entrer. C’est très sympathique, il y a des tas de familles arabes (1 homme, 2 femmes, 10 enfants), denrées rares à Doha. L’intendant qatari nous incite vivement à rester car des attractions vont commencer, mais nous commençons à être fatigués, nous reviendrons.
Sur la route du retour, je remarque dans le désert un grand domaine verdoyant entouré d’un épais mur de moellons. Yusef ne sait pas ce que sait, et on ne peut pas en rester là, car il connaît toutes les propriétés, le nom de leur sheikh, leur âge, leur nombre de femmes. Il se renseigne donc, et un Arabe nous conseille de nous présenter au portail d’entrée et de voir le gardien. Nous entrons, rencontrons le gardien, vénérable édenté qui nous dit de visiter. Si nous rencontrons le sheikh, nous lui dirons bonjour, lui serrerons la main, il est très gentil. Nous arrivons devant un ensemble de trois bâtiments sans étage, chacun de 1000 m2 de surface environ, me semble-t-il. L’un, tout neuf, de style traditionnel, construit en moellons de calcaire, l’autre, qui sera identique, en construction (avec armatures de béton armé sans doute inutiles étant donné l’épaisseur des murs de pierre), et l’habitation, moderne et sans intérêt architectural. Nous nous y arrêtons, alors que le sheikh s’en va dans son 4x4 en nous faisant un salut de la main. Il y a des tas de domestiques qui flemmardent et leurs enfants qui jouent. Yusef va aux renseignements et Ibrahim, l’aimable intendant, nous dit que nous pouvons circuler autant que nous voulons dans le domaine (Yusef apprendra un peu plus tard que le mur d’enceinte fait 16 km de long ; s’il forme un carré, le domaine fait donc 1600 ha). Il y a beaucoup de bois : palmiers, eucalyptus, etc.), des carrés d’herbe, des arrosages permanents, une lionne dans une grande cage, des paons. Comme nous avons peur d’abuser, nous décidons de ressortir sans avoir vu les cultures (s’il y en a). A la sortie, nous rencontrons la voiture du sheikh, qu’il conduit lui-même, accompagné de ses fils d’une vingtaine d’années. Nous nous arrêtons tous, allons le saluer et le remercier, et il nous dit : « avez vous vu le musée ? ». Non. Il nous raccompagne donc à la maison et nous confie à l’intendant Ibrahim qui nous emmène au bâtiment neuf de style traditionnel. Nous nous attendons à une aimable et poussiéreuse collection du genre de celles du zoo. Et nous sommes stupéfaits : salles parfaitement aménagées remplies d’antiquités du monde islamique : armes, faïences, manuscrits et imprimés, bijoux, objets de fouilles, tissus, broderies, géologie, ustensiles traditionnels, et dans un coin, une petite collection d’objets chrétiens : crucifix, icône et crosse copte, images de la Vierge, plus une collection d’automobiles. Il faudrait des heures pour tout voir, mais là encore nous avons peur d’abuser du temps de l’intendant Ibrahim qui nous fait ouvrir, l’une après l’autre, les salles par le gardien. Je demande à Ibrahim si ce musée est quelquefois ouvert au public. Non, c’est seulement pour le sheikh, sa famille et ses amis. Mais il donne sa carte à Yusef : il faudra revenir pour voir toute la propriété, il suffira de téléphoner pour prévenir.
Nous prenons donc congé en nous confondant en remerciements.
Au moment de partir, Yusef appelle le gardien népalais pour lui donner une cannette de jus de fruits qu’il avait dans la voiture. Yusef (qui a bavardé pendant la visite) nous explique que ce gardien gagne 600 rials par mois, non nourri, salaire de misère. Je remarque alors que le sheikh n’est donc pas si gentil que ça, mais Yusef me répond qu’il n’est sûrement pas au courant, car il ne s’occupe pas de ces choses là, et que s’il savait, ça changerait.
Ce sheikh, dont j’ai oublié le nom (Yusef est notre mémoire) est frère d’un ministre, et parent de l’Emir, ce que rappelle l’arbre généalogique affiché dans le musée, et ce qu’enseigne d’ailleurs sa plaque minéralogique à 4 chiffres.
Après un second voyage inutile à Paris, je suis rentré avec plaisir chez moi. Il faut plus de quelques jours pour se réhabituer à Paris, la grisaille, la sale tête des gens, les clochards et les marginaux, un vague sentiment d’insécurité. Ici, il est vrai que nous travaillons un peu trop : lever à 5 heures et quart, retour à 18 heures, six jours par semaine, mais nous sommes dans un cocon. Aucun souci en dehors du travail, des gens paisibles dans la rue, indifférents, ou souriants, ou très amicaux. Et puis, ça y est, j’aime le Qatar, ce qui est probablement le signe d’un dérèglement cérébral assez grave. Même cet affreux désert arrive à avoir un peu de charme en hiver, au lever du jour, quand la lumière rasante crée des ombres qui font croire à du relief habillé de quelques lambeaux de brume.
Première promenade le soir après mon retour : l’épicier me salue, évidemment. Puis, au moment où je dépasse le salon de coiffure pakistanais, je vois que l’un des deux coiffeurs me fait un signe depuis le canapé où il bavarde avec son collègue et un visiteur. Je fais un pas en arrière pour lui répondre, et il se précipite à la porte. Effusions. Je ne pensais pas y retourner parce qu’on n’y parle qu’arabe, et pachtoune, et sans doute quelque autres langues mystérieuses. Mais maintenant, je vais être obligé d’y aller assez souvent.
Un peu plus loin, après une échoppe de tailleur (pas celle de Monsieur Bulbul) et une boutique qui vend des tissus et des galettes (à mettre sur la tête) afghanes, il y a, au coin de la rue Abdul Aziz bin Ahmed et de la rue Al Farabi, notre boulangerie. C’est un local de 10 à 12 mètres carrés dont les génies joviaux sont, l’un pakistanais et l’autre afghan, paraît il. La face qui donne sur la rue Al Farabi est vitrée, et c’est là que se trouve la porte qu’empruntent seulement les boulangers et, quelquefois, un visiteur qui vient s’asseoir près d’eux pour bavarder pendant qu’ils travaillent. Les clients se présentent du côté de la rue Abdul Aziz. Là, la façade est largement ouverte et, si le pain n’est pas prêt, on attend sur l’une des deux chaises qui se font face, devant la façade ouverte, dans la rue. L’une est banale, mais l’autre est sculptée et magnifiquement dorée et, même s’il n’y a pas besoin d’attendre, je m’arrange pour m’y asseoir un petit moment, car elle me fascine et je me demande quelle a été l’histoire de ce réceptacle de postérieur princier.
L’un des boulangers, assis, comme son collègue, en tailleur sur le sol, prépare une boule de pâte qu’il a détachée de la couche épaisse qui mûrit, sous une couverture, sur un marbre posé devant lui. Il l’aplatit, l’enduit d’huile, l’aplatit encore un peu, et la lance à son collègue qui commence par en percer légèrement la surface avec une sorte de pilon à pointes, comme une boucharde à pierre, puis l’élargit, car elle est élastique, en la faisant sauter rapidement d’une main à l’autre, jusqu’à la taille d’une assiette, et, enfin, en l’étirant encore jusqu’à la taille d’un plat, lui fait épouser la forme d’un coussin dur en calotte de sphère, monté au bout d’un manche.
Ce boulanger est assis au bord du four, un trou ovoïde creusé dans le sol, creux d’un mètre environ, chauffé au fond par une rampe à gaz. Il saisit le manche du coussin à enfourner et plaque la galette sur la paroi du four où elle reste collée, comme une bouse de vache sur une maison tibétaine. Il y a vite une dizaine de galettes, et la première s’est boursouflée, a bruni, il est temps de la sortir de la fournaise en la décollant avec une pique et en la tirant avec un long crochet qui la projette sur la feuille de papier, quelquefois une page de journal, posée devant le client ; ça sent bon, on y goûte tout de suite, et ça brûle un peu. Ce pain est excellent tout chaud, mais aussi congelé et passé à la poêle. Car on a deux pains pour moins de 25 centimes d’euros, et ça fait trois ou quatre repas. Quand il y a du pain d’avance, il attend au chaud dans une grande boîte en polystyrène expansé où on se sert soi-même, en laissant l’argent à côté si les boulangers sont partis à la prière.
Il arrive que la galette de pâte, pendant la manipulation, touche les pieds nus du boulanger assis en tailleur, mais les pieds sont aussi propres que les mains (plusieurs ablutions par jour), et d’ailleurs ça m’est complètement égal.
Ces boulangers travaillent dans la bonne humeur. Comme je les félicitais pour le bon goût de leur pain, l’un d’eux m’a dit (ils parlent anglais) que son pain rendait fort, et qu’il irait s’installer à Paris, il faudra que je l’aide.
Ensuite (j’étais avec Michel), nous avons fait un tour au vieux souq. Grands changements depuis quinze jours. Un côté de la rue Souq Waqif a été aplati au bulldozer. C’étaient des bâtiments de béton, sans grâce, et les boutiques sont parties ailleurs en attendant la reconstruction. Dans le vieux souq lui-même, on reconstruit au fur et à mesure de la destruction, et c’est très réussi : construction à l’ancienne, arcades et murs de moellons de calcaire montés au mortier de chaux, apparents ou enduits de chaux. Les vieilles solives qui dépassent au-dessus de la rue, avec leur bout effilé, sont remises en place, et les plafonds refaits en nattes de palmier. Les ruelles sont encore couvertes de tôle, mais on a certainement prévu mieux. Nous verrons bientôt, car ça va très vite. L’ensemble sera très beau et, avec quelques années de patine, le vieux souq sera ancien.
La description du souq, ce sera pour le jour où j’aurai du talent.
Yousef (le chauffeur au cœur d’or) vient nous prendre à 9 heures. Nous avons un objectif, au nord du Qatar, que nous découvrirons tout à l’heure.
Non loin de la route, il nous montre une grande villa moderne, abandonnée. Le sheikh à qui elle appartient y est venu, il y a 15 ou 20 ans, avec sa jeune épouse. Dans la salle de bains, il a découvert un enfant mâle de 6 mois, et un instant après, il n’y avait plus rien. Depuis, chaque nuit, des djinns jettent des pierres. C’est évidemment très dangereux, et plus personne ne veut y habiter. Nous ne sommes pas au pays d’Hercule Poirot ; ne discutons pas.
Plus loin, nous voyons des femmes en noir qui cherchent dans le désert. Chercheraient elles des truffes ? Yousef s’arrête et va parler à deux d’entre elles, Michel et moi en retrait, évidemment. Elles font la cueillette de djerawa, petits fruits verts, à la peau hérissée de quelques excroissances pointues mais molles. Elles nous en donnent trois et nous invitent à herboriser, très contentes apparemment de nous montrer les richesses du désert. L’une de ces femmes, d’une cinquantaine d’années, a le visage découvert ; de l’autre, sans doute plus jeune, on ne voit que les yeux. « Viens par ici », « regarde », et l’aînée cueille entre les cailloux et me donne une petite plante « same-same limoun » (same-same, en anglo-indien, signifie kif-kif, que j’aurais compris aussi). En effet, les feuilles charnues et juteuses sont acidulées et très rafraîchissantes. Puis elles trouvent une plante à djerawa, toute petite aussi, et peuvent nous montrer comment poussent les fruits qu’elles nous ont donnés. Ces fruits, d’ailleurs, mais ça n’a pas importance, n’ont aucun intérêt gustatif. Nous aurions peut-être pu continuer, mais nous avons un programme chargé et repartons pendant qu’elles rejoignent leur famille, hommes et enfants, qui se trouvent plus loin.
Plus loin au bord de la route, un troupeau de moutons. Nous nous arrêtons et Yousef va engager la conversation avec le berger, qui est Cairote. Il travaille pour le sheikh dont nous voyons la propriété close d’un mur (on aime beaucoup les murs, ici). Il a un sac de plastique dans la main et, comme je suis polyglotte, je lui dis « chouf ». Il montre, et ce sont, cette fois ci, des truffes du désert, qu’il ramasse en gardant son troupeau. Nous pouvons donc enfin en voir, de ces terfes (même étymologie que truffe, d’après Internet), dont m’avait déjà parlé il y a 20 ans quelqu’un qui a vécu en Arabie, et les sentir. C’est assez décevant, odeur de champignon assez faible. Michel en a d’ailleurs acheté, il y a quelque temps, au marché, en conserve, et venant du Maroc. Le goût est aussi discret que l’arôme, et j’avais mis cela sur le compte de la stérilisation. Nous ne sommes pas tentés d’acheter celles du berger, qui espère en tirer un bon prix. Pour les trouver, pas besoin de cochon, heureusement, ni même de chien. Quelqu’un qui connaît la plante à laquelle elles sont associées et qui a l’œil exercé repère les fines crevasses que font les terfes, en grossissant, à la surface du désert.
Nous repartons, objectif : le djebel Jassassiyeh où des gravures rupestres sont l’un des rares vestiges archéologiques du Qatar. En route, nous nous arrêtons pour voir la nature de plus près : quelques sympathiques coléoptères noirs, une petite colonne de fourmis, et des plaques de verdure que les pluies exceptionnellement abondantes de cette année ont favorisées. Les plantes sont beaucoup plus variées, vues de près, que ce à quoi on s’attend, mais toutes petites et les fleurs en général minuscules, à peine visibles.
Nous arrivons dans la région du djebel, mais où est il ? Une montagne qui culmine, comme nous le verrons, à 10 mètres au plus, ne se découvre pas au premier coup d’œil. La côte est bordée de propriétés privées. Nous entrons dans l’une d’elles et Yousef demande à 2 domestiques ; ils nous conduisent à leur maître qatari qui vient se délasser ici le vendredi, sans attacher beaucoup d’importance à l’élégance de sa résidence du bord de mer : ça fait un peu zone. Très aimable, en survêtement et casquette de base-ball, il nous fait servir le thé dehors puis nous guide en nous précédant avec son 4x4 (sa plaque d’immatriculation, pour qui comme Yousef connaît les codes, indique qu’il est riche, mais pas de la famille de l’Emir).
Il nous mène à destination, à quelques km, en nous suggérant de repasser prendre le thé au retour. Il n’a jamais vu les gravures, et ça ne l’intéresse manifestement pas du tout. Il nous indique aimablement sur la carte l’endroit où il faut aller au Qatar : Sealine Beach Resort : plage, restaurants, bars. Nous le remercions chaleureusement.
Le domaine archéologique est entouré d’un vieux grillage et une pancarte rouillée demande que l’on respecte les vestiges. Comme nous commençons par traverser une zone bouleversée par les bulldozers, nous nous disons que les archéologues, ici, ne fouillent pas de main morte. Non, c’était sans doute une carrière dont les archéologues dont nous venons de médire ont arrêté l’exploitation. Et nous trouvons assez vite les rochers gravés de bateaux, de rangées ou de rosaces de trous (ce sont des jeux sans doute un peu semblables à l’awele : al aailah et al haloosah) de trous plus grands, dans lesquels s’adapteraient parfaitement des pots de géranium. Ce n’est sans doute pas très ancien, puisqu’on connaît encore le nom des jeux. Sur un des bateaux les plus grands, je compte 32 rames ; c’était donc tout de même avant le moteur diesel et même la voile. Ce n’est pas extrêmement impressionnant, mais c’est tout de même quelque chose. Et puis une montagne, au Qatar, même si elle ne dépasse pas 10 mètres, ça fait plaisir. Même la mer, à côté, se fend de quelques vagues et d’un petit clapotis.
Ensuite, déjeuner dans le petit restaurant (indien, évidemment), d’un village, et retour par la zone pétrolière de la côte occidentale.
Non loin de la route, l’érosion a découpé de façon curieuse une formation rocheuse pas plus élevée que le reste, en laissant une sorte de champignon au pied blanc et chapeau brun.
Michel nous guide plus loin, vers la côte, au pied d’ une montagne d’environ 40 mètres de haut, gros tas de cailloux du sommet duquel on peut contempler le paysage de tuyaux qui courent partout dans le désert, de façon apparemment désordonnée, pour relier les têtes de puits aux installations de traitement et stockage de pétrole. Au flanc de la montagne, l’érosion dégage un banc de belles huîtres fossiles, et découpe la roche comme de la dentelle.
Ce vendredi 13 mai, notre objectif est l’ascension du plus haut sommet du Qatar, par la face Est. Il domine la chaîne Tuwair Al Hamir, au sud du pays.
Nous partons à 9 heures et demie, munis de bouteilles d’eau. Yousef a un plateau de gâteaux, donné le matin même par sa marraine.
Sur la route, alors que nous nous arrêtons pour photographier un bébé dromadaire, nous avons la joie de voir, au bord de la route, deux uromastyx aegypti, un grand et un moins grand. Nous partons, par jeu, à la poursuite du grand qui, bêtement, s’est éloigné de son terrier. Dès qu’il se sent presque perdu, il s’aplatit au sol, sans mouvement, puis, lorsqu’il pense que nous l’avons oublié, repart de plus belle. Ça a de petites pattes, mais ça court vite ! Et nous abandonnons bientôt car la course à l’uromastyx, par 40° à l’ombre sans ombre, sur un désert de cailloux, c’est fatigant. La pauvre bête, d’ailleurs, ne risquait rien, car il n’était pas question d’essayer de l’attraper : elle doit savoir bien mordre.
Nous retrouvons le plus petit qui, lui, a retrouvé son trou.
Nous repartons, et nous voilà à pied d’œuvre : Yousef nous laisse au bord de la route, d’où nous apercevons la chaîne de montagnes, à environ deux kilomètres et demi.
Comme nous approchons, nous dépassons une pancarte qui, tout en arabe, nous indique certainement le nom d’un site aussi important. Une photo permettra d’avoir la traduction.
L’ascension, grâce à notre excellente condition physique, ne présente pas pour nous de difficulté majeure, et nous avons la surprise, en arrivant en haut, de trouver une grande pancarte rouge qui indique, en arabe et en anglais : « parking », ainsi que des gradins de béton couverts d’un auvent de tôle, orientés vers la vaste plaine qui s’étend vers l’ouest, des cabines-toilettes (mais la réserve d’eau est vide depuis longtemps), et une sorte de tour de contrôle de 8 à 10 mètres de haut. Peu de pays, nous semble-t-il, aménagent avec autant de soin leur point culminant (ni le Mont Blanc, ni l’Everest ne sont aussi bien équipés), et on peut voir là une preuve de plus du souci du Qatar de tirer le meilleur profit des revenus du gaz naturel.
Nous sommes sur un plateau étroit et allongé, presque horizontal. Où est vraiment le point le plus élevé ? Pour être sûrs d’avoir bien mis le pied dessus, nous parcourons tout le plateau et, par mesure de précaution, montons en haut de la tour métallique d’où nous sommes sûrs, en ajoutant 8 mètres aux 103 mètres du point culminant, de réellement dominer tout le pays. Il y a là une pièce vitrée de tous côtés, équipée d’un climatiseur, fermée à clé, mais dans laquelle nous pouvons voir les étiquettes indiquant les places du responsable de l’artillerie, de l’infanterie, etc. et la traduction de la pancarte du bas nous indiquera le lendemain « danger, terrain de manœuvres ». Tout ça n’a pas servi depuis longtemps et nous ne voyons absolument personne, aussi loin que le regard peut porter, excepté un dromadaire qui, avec un sens aigu de la mise en scène, s’est posté au bout du plateau, au bord de la falaise, d’où il se découpe sur le ciel, sujet inexploité de carte postale.
Le désert, dans cette région, est laid. Nous ne dirons pas très laid, car il y a tout de même, sur la plaine, quelques rochers isolés auxquels l’érosion a donné des formes un peu intéressantes. Au retour, nous en croisons un très curieux, qui depuis des millénaires s’effrite par les bords : un récif fossile construit par des vers marins, une sorte d’énorme éponge minérale faite de millions de tubes agglomérés.
Le sommet du plateau, comme les autres sommets du même ensemble rocheux (la grande ferme à arrosage circulaire et le mont Tuwar), est couvert d’une couche de graviers et de galets, pour la plupart d’un noir de jais, d’autres de quartz blanc, quelques-uns verdâtres ou rosés, très denses, et qui ne ressemblent en rien aux roches du Qatar. Un très puissant fleuve a certainement coulé ici, il y bien longtemps, qui a roulé ces cailloux depuis une région très éloignée. Puis l’érosion a, sauf pour ces quelques sommets, fait baisser le niveau général, et on retrouve les mêmes galets, insensibles aux attaques atmosphériques en raison de leur composition (car ce n’est pas du calcaire, comme tout ce qui fait le Qatar), dans les vallées sèches, plusieurs dizaines de mètres plus bas. Ces galet noirs, lorsqu’ils se trouvent éparpillés sur un affleurement, d’un blanc éclatant, de la roche indigène, donnent un effet assez curieux.
La végétation est rare : quelques graminées, quelques petites plantes dont certaines portent encore de minuscules fleurs, deux orobanches desséchées, des arbustes coriaces que les dromadaires arrivent à brouter, et un petit champignon, desséché lui aussi. La faune, à part le dromadaire, se limite à de rares criquets, quelques traces de lézards sur des plaques de sable, et de furtifs zonzonnements de moustiques qui ne sont sûrement pas des moustiques.
Après notre petite promenade de deux heures et demie, nous retrouvons notre point de rendez-vous, au bord de la route, mais Yousef n’est pas là. C’est dans ce genre de circonstances que les préventions à l’encontre du téléphone portable ont tendance à s’estomper (car sur la route, à part nous, quelques dromadaires et le soleil qui tape dur, il n’y a personne). Yousef n’est pas loin, derrière un léger mouvement de terrain ; il s’était trompé de 2 km. Pendant notre escalade, il est allé à la prière au village le plus proche, Al Aamriyah, à une quinzaine de kilomètres. Il y a là douze maisons, une mosquée, et 17 personnes à la prière dont 3 domestiques : 2 Indiens d’Hyderabad et un Egyptien qui, d’après Yousef, ne sont pas malheureux et bien payés : 100 euros par mois, nourris, logés. Les habitants du village sont très gentils, ont longuement admiré la voiture car ils n’en voient pas beaucoup, et les enfants ne vont pas à l’école car il n’y en a pas.
Nous avons vaincu le plus haut sommet du Qatar, et il semble qu’il n’ait pas encore été baptisé. Que diriez vous de « Mont Hélium Liquide ».
Extrême bout de la route au sud de Umm Bab, près de la côte Ouest : assez décevant, mais pas totalement sans intérêt. Nous arrivons près d’une carrière qui doit être exploitée épisodiquement. Le sol est jonché de coquilles d’huîtres plates du miocène. Par dessus, une couche de dromadaires plus récents et peu farouches, surtout celui dont il ne reste que le squelette. J’emporterais bien le crâne, complet et en bon état, mais c’est encombrant ; on ne peut ramasser tout ce qui est intéressant.
Dans la carrière, une belle coupe montre une strate (ça fait plus sérieux que couche), de 2 ou 3 mètres d’épaisseur, coupée en son milieu d’un mince filet de calcaire, d’argile qui n’a pas été sérieusement humectée depuis 700 ans (si j’en crois une histoire du climat du Qatar). Mais un petit morceau mis dans l’eau à la cuisine retrouve très rapidement une excellente plasticité. Cette argile est probablement exploitée pour alimenter les cimenteries d’Umm Bab. (A ce propos, il y a pénurie de ciment au Qatar, on en parle dans le journal, et on croise, sur la route qui vient d’Arabie Saoudite, de nombreux camions qui en apportent).
C’est un maigre vendredi. Avons nous épuisé toutes les ressources du Qatar, et ne nous reste-t-il plus que le bar du Ramada Hotel pour nous en consoler ?
Nous n’avons pas perdu tout espoir et partons, sans nous faire trop d’illusions, à l’extrême bout méridional de la route (future autoroute internationale en construction) qui va vers le sud, la route de Salwa. Nous voulons pouvoir dire que nous sommes allés jusqu’à la frontière de l’Arabie Saoudite. Au passage, à environ 15 km de la frontière, nous remarquons sur la droite le massif d’Al Nakhsh qui nous semble mériter un arrêt au retour. Une visite sur la plage que longe la route ne nous apprend pas grand-chose de nouveau. La marée dépose une quantité de très petits coquillages, de petites éponges, et divers trésors issus de l’activité humaine : peigne en plastique, morceau de mousse de polyuréthane, etc. Un récente petite marée noire n’a pas encore été complètement digérée par la nature.
Peu après un demi-tour devant le poste frontière, nous voici à nouveau au pied du massif d’Al Nakhsh, sur le lit d’une ancienne rivière, socle horizontal de rocher nu, dur et blanc, rayé, comme par une énorme brosse d’acier, par le sable et le vent, de stries toujours orientées NNO-SSE. C’est bien pratique, pas besoin de boussole.
Là-dessus s’élèvent, jusqu’à 60 à 80 mètres pour les plus hauts, des empilements de couches rocheuses dont le pourtour s’étage en gradins.
Du plus proche, il ne reste qu’une couche formant un plateau sur lequel un curieux monument, sorte de château mégalithique ruiné, attire notre attention. L’histoire est simple : une couche d’argile, de deux mètres d’épaisseur environ, supporte une couche de calcaire.
Le vent et le sable fouillent l’argile (archisèche, évidemment), y font des crevasses, des trous et des tunnels, et creusent le pourtour jusqu’à ce que le calcaire, fatigué d’être en surplomb, se casse et laisse tomber de gros blocs qui font chaos tout autour. Plus étonnant est ceci : au-dessus de la couche de calcaire blanc, il y a une couverture de roche brune, peu épaisse, produit de dégradation du calcaire, peut-être, et qui, au bord du monument, lorsqu’elle est en surplomb, s’incurve vers le bas, comme ramollie par la chaleur du soleil. Ce n’est évidemment pas le soleil qui est en cause, il s’agit sans doute d’un phénomène (que nous avons vu ailleurs), de dissolution par l’eau de pluie, ruissellement de cette eau qui, quelques centimètres plus loin, le gaz carbonique étant libéré, dépose le calcaire qu’elle vient de dissoudre (c’est ce qui forme les stalactites dans les grottes). A raison de quatre ou cinq pluies par an et quelques molécules déplacées chaque fois, la situation ne doit pas évoluer très vite.
Le château est habité : à l’entrée d’un des tunnels, de petits ossements, des débris d’insectes, des traces de griffes dans l’argile dure, et surtout d’éloquentes crottes, indiquent qu’un rapace nocturne fait sa sieste tout au fond, peut-être tout près de nous sans que nous le voyions ; sous les surplombs, des guêpes maçonnes ont bâti leurs nids, mais il n’y a personne. Un couple d’oiseaux, qui probablement niche dans une fissure, s’envole. Le désert est sans doute plus animé la nuit : c’est alors que doit sortir le petit mammifère carnivore qui sème ses crottes à plusieurs endroits alentour. Le jour, à part quelques mouches agaçantes, quelques lézards et un couple d’oiseaux et, bien sûr, des dromadaires, on ne rencontre aucune vie animée. Pour la flore, le plus étonnant est un assez beau coprin isolé et desséché. De rares arbustes épineux et quelques plantes, qui rappellent un peu la salicorne mais sont extrêmement amères, n’intéressent pas beaucoup les dromadaires qui sont évidemment mieux nourris par ailleurs.
Nous attaquons ensuite le massif le plus important et le plus élevé. Au dessus de la strate d’argile que nous retrouvons, deux des couches qui le forment, de deux à trois mètres d’épaisseur chacune, sont d’une roche blanche, cristallisée en paillettes agglomérées, ou en feuilles qui, lorsqu’elles affleurent à la surface et ont été soumises depuis des siècles aux rares pluies et au soleil, se séparent comme le feraient les pages d’un cahier laissé au vent. Michel trouve de ces feuilles, isolées, dans le sable : elles sont transparentes comme du verre. Nous décidons qu’il s’agit de gypse et un échantillon emporté en France, par Michel qui part en congé, sera expertisé par d’éminents géologues de ses amis.
Au sommet du massif, une pancarte nous attend, et nous espérons y trouver un texte en arabe qui, traduit le lendemain, nous révèlera que nous foulons un sol interdit pour des raisons stratégiques. Malheureusement, la pancarte ne montre que de la rouille. Le sol est couvert des mêmes graviers et galets que celui des autres sommets du Qatar que nous avons visités : laissés par les fleuves des miocène et pliocène, et, comme ailleurs, on retrouve ces galets, qui sont descendus au fur et à mesure de l’érosion, éparpillés aux étages inférieurs.
Le vent du NNO qui balaie le Qatar avec constance, pousse le rare sable (et les canettes vides de soda) du NNO vers le SSE du pays, et ce sable, dont on a du mal à trouver quelques poignées dans la moitié nord, finit par former quelques dunes qui traversent le tiers méridional du territoire avant de passer chez les voisins ou de sombrer dans la mer. Ici, quand il y a des rochers, un peu de sable s’y accumule et, sur le sol plat, chaque caillou, chaque plante, provoque la formation d’une mini-dune qui se forme (sauf si une forme très particulière de l’obstacle bouleverse la loi aérodynamique) en aval du caillou ou de la plante et non, comme on pourrait s’y attendre lorsque comme moi on ne réfléchit pas beaucoup, en amont, du côté d’où vient le vent, butant contre l’obstacle. Un aérodynamicien vous expliquera pourquoi (effet venturi) et, quand on se met à réfléchir un tout petit peu, on s’aperçoit que s’il n’en était pas ainsi, les dunes n’avanceraient pas et croîtraient indéfiniment par la queue.
Ce vent, qui, ce vendredi, est sec, fait que, malgré les 40° et le soleil et la marche et l’escalade (modeste !), à aucun moment nous n’avons trop chaud et éprouvons même par instants une sensation de fraîcheur ; c’est très agréable. Nous transpirons beaucoup et évaporons en même temps ; à ce régime là, si on ne boit pas (et nous ne ressentons pas particulièrement la soif), on doit vite se transformer en hareng saur.
Encore une magnifique excursion, et nous ne nous y attendions pas. Allons, quand on a l’esprit curieux de tout (ou presque), même dans un pays aussi désespérant que le Qatar, on arrive toujours à s’enthousiasmer et l’aventure n’est jamais finie.
Michel est rentré de ses vacances en France. Nous nous demandions, ce matin, s’il existe au monde un autre pays si dénué d’intérêt, si désespérant, que le Qatar. Nous avons fait le tour du monde, et n’avons pas trouvé. Le Koweit, peut-être, mais c’est le seul sur lequel nous n’avons aucune information qui permette de se faire une opinion.
Et pourtant, voici que nous aimons le Qatar.
Quelque chose ne tourne-t-il pas rond, dans notre tête ?
Mais comment ne pas s’émerveiller quand on sait que les galets, que Michel a fait expertiser, sont de lave, ces galets noir de jais, quelquefois vert sombre, lourds et sonores, qui, mélangés à d’autres, couvrent tous les points les plus élevés du Qatar, et que des fleuves ont roulés jusqu’ici, il y a des millions d’années, depuis de très lointains volcans disparus et qui, depuis, nous ont attendus patiemment, descendant d’étage en étage quand l’érosion décapait le calcaire dont ils avaient fait leur lit, jusqu’à parsemer par endroit le blanc éclatant, beaucoup plus bas, de roches bien plus anciennes ?
Je vous le demande mais préfère ne pas entendre votre réponse.
Et le gypse est bien du gypse.
Et c’est le dernier de vos soucis.
D’autres l’ont remarqué bien avant nous : le rapport à l’objet observé (et aimé, ou haï) dépend plus de l’état d’esprit de l’observateur que de l’objet lui-même.
C’était la minute proustienne.
Aujourd’hui, vendredi 10 juin, Yousef vient nous prendre à 9 heures, et nous allons réaliser un projet que nous avons en tête depuis longtemps : une marche dans le désert, dans une région dont nous avons vu la partie nord, et qui nous avait beaucoup plu : le massif de Tuwar.
Yousef nous laissera au village d’Al Aamriyah et nous attendra 4 heures plus tard, au Nord-Nord Est, à Al Karrarah, à 14 km à vol d’oiseau, un peu plus à pied de chameau, et 120 km par les grandes routes. Cette promenade nous permettra de parcourir tout le massif qui s’élève à plus de 80 mètres, et de rejoindre en fin de parcours la partie que nous connaissons déjà.
Le vendredi, les villages sont complètement morts. Nous ne rencontrons à Al Aamriyah qu’un Arabe que nous saluons et avec qui, évidemment, Yousef bavarde un peu. Il a l’air de trouver que c’est un drôle d’idée d’aller se promener dans le désert, mais ce ne sont pas ses oignons.
Et nous partons.
Il fait beau, ce qui n’est pas très rare ici, il souffle un fort vent du nord, et il fait dans les 40°. Pour le moment, nous traversons la plaine sur laquelle s’élève, un peu plus loin, le massif, puis le terrain commence à monter un peu. Pas beaucoup de rencontres : un uromastyx tapi dans son terrier, une grosse pendeloque de verre qui doit venir d’un lustre de sheikh, quelques criquets, des fossiles, un cintre en fil de fer, un dromadaire crevé, un drôle d’insecte tout blanc qui court très vite et, surtout, plusieurs pieds de courges du désert couverts de fruits, gros comme des balles de tennis, mûrs ou presque, et portant encore quelque fleurs, très petites. Michel et Yousef avaient déjà trouvé, l’hiver dernier, un pied de ces courges, et Michel en a, le coquin, semé un peu partout dans le quartier, dans les massifs ou sous les climatiseurs dont les égouttures de condensation devaient en assurer la germination. Mais ça n’a rien donné. Ces courges sont épouvantablement amères, leurs toutes petites feuilles aussi. Immangeables, elles sont utilisées comme remède : plus c’est mauvais, plus ça fait du bien.
Au bout d’une heure, nous étions très fatigués. Une halte sous un surplomb rocheux, un peu d’eau, et nous repartons allègrement.
Une demie heure plus tard, nous étions très très fatigués. Un peu de repos à l’ombre d’un arbuste isolé qui héberge un couple d’oiseaux, et sous lequel les dromadaires on laissé des souvenirs de leur passage, et nous repartons assez allègrement, mais l’allégresse tombe vite.
Il doit faire 42°, le sol blanc réverbère la chaleur, le vent par moments semble sortir de la gueule d’un four, mais heureusement il est sec. Mais il faut avancer, viser la prochaine halte qui sera sous cet autre arbuste isolé que nous voyons au loin, mettre un pied devant l’autre sans trop regarder l’arbuste car il ne s’approche vraiment pas vite, quelle idée d’avoir voulu faire cette promenade, il faut être vraiment givré (givré, tiens, ça ne serait pas mal), est ce que nous allons crever dans cette saloperie de désert ? Non, car nous avons des téléphones portables, mais nous aurons l’air vraiment malin s’il faut demander qu’on vienne nous chercher, et comment expliquer précisément où nous sommes ? Bon, il faut continuer, pas d’autre solution, et ne pas penser. Michel a encore la force de s’intéresser un peu à ce qu’il voit, moi pas, si, tout de même, quand il trouve un peu de gypse.
Un peu de repos sous l’arbuste, un peu d’eau (nous n’en avons pas pris assez), quelques secondes d’allégresse, le corps léger, et c’est reparti comme avant, en pire, évidemment.
Du haut d’un rocher je vois au loin une tache verte : Al Karrarah ; bonne surprise, car nous ne pensions pas avoir tant avancé. Mais quand nous y arrivons, pas de Karrarah, rien du tout, toujours le désert à perte de vue. C’était un mirage, pas comme dans Tintin, mais une sorte de mirage tout de même : de rares arbustes rabougris, dispersés dans le désert, vus de loin et du même niveau qu’eux, semblaient proches les uns des autres et former une oasis, de même que l’on croit proches les unes des autres les étoiles d’une galaxie.
Nous continuons, exténués, la langue en bout de bois, mais nous y arriverons bien un jour, depuis le temps que nous marchons, et je pense à une promenade dans les Mille Collines de Liao Yang, qui dira quelque chose à quelqu’un. La différence, c’est qu’il faisait moins 20.
Enfin, au bout de trois heures ou trois heures et demie, cette fois-ci, à l’horizon, c’est bien Al Karrara, et il y a un minaret qui n’est pas un mirage. Le moral remonte, mais, deux ou trois kilomètres avant d’arriver, nous nous offrons cette fois-ci une vraie halte de trois quarts d’heure, dans un petit coin de paradis, sous un abri de rêve dont le sol est tapissé de sable fin.
Nous buvons à petites gorgées nos dernières réserves (le Pepsi bien chaud, ce n’est pas mauvais, mais il faut garder un peu d’eau pour se rincer la gorge après), avec la satisfaction de ne plus avoir à économiser dont nous trouverons bientôt à volonté. Nous sommes à l’ombre, bien à l’abri, et avons devant nous un morceau de désert, barré à droite par le décrochement de terrain qui nous abrite et qui se prolonge en festons, l’habituelle couche de roche tendre érodée, coiffée d’une couche dure qui reste en surplomb avant de s’écrouler un jour (qu’elle attende que nous soyons partis ! ), et il règne un silence parfait, tel qu’on n’en connaît plus en France, où il y a toujours un avion qui passe, un tracteur dans le lointain. Presque parfait, car il est quelquefois troublé par un bref cri d’oiseau, ou par un murmure du vent dont nous sommes abrités car nous sommes tournés vers le sud, mais qui nous envoie un remous rafraîchissant et délicieux. Et puis, au bout de 20 ou 25 minutes, des criquets se déchaînent dans l’arbuste qui est devant nous. Au bout d’un quart d’heure, fatigués de striduler, ils retournent à leur sieste. Je resterais bien ici des heures, et même jusqu’au lendemain avec un peu d’eau, mais il faut être sérieux, Yousef va nous attendre.
La fin du trajet n’est qu’une formalité d’une demie-heure; nous allons nous installer à l’ombre de la mosquée où Yousef, prévenu par téléphone, va venir nous chercher. Malheureusement, le robinet de la mosquée n’est plus en service. Car toutes les mosquées, et les maisons de sheiks, certains établissements, sont équipés au Qatar d’un ou deux robinets qui donnent sur le trottoir, avec quelquefois même de l’eau réfrigérée, où le passant peut se désaltérer. Mais à Al Karrarah, il n’y a pas de passant ; à part un gardien de chèvres qui nous a salués de loin quand nous sommes entrés dans le village écrasé de soleil, nous n’avons vu ni homme ni chat et, quand tout à coup le minaret se met à beugler, ça ne change rien, l’imam fera la prière tout seul.
Pendant que nous dégustons les réserves de liquide restées dans la voiture, Yousef nous raconte sa matinée. Au lieu de faire 120 km par les grandes routes, il a trouvé un raccourci par le désert. Après la prière, le vieux sheikh d’Al Karrarah l’a invité au déjeuner commun : sept personnes autour d’un grand plat. Pas de chance, c’était riz et poisson, et Yousef déteste le poisson ; il restait le riz. Ce sheikh, comme certains autres au Qatar, se prétend tout à fait indépendant du gouvernement ; la police nationale ne met jamais les pieds dans son village ; l’esprit féodal n’est pas mort, mais il doit se vanter un peu. Il fait peut-être preuve d’un peu plus de bon sens quand il dit à Yousef : ‘Tes étrangers, ils ne sont pas un peu fous d’aller se promener dans le désert avec ce soleil ?’
Ensuite, Yousef est allé faire la sieste chez le Pakistanais qui est chargé de surveiller la pompe du forage du village, et lui a parlé de notre envie de boire du lait de chamelle. Le Pakistanais pourra s’en procurer et nous le fournir vendredi prochain, et nous allons lui confirmer tout de suite notre demande. Il habite seul (ce qui est un luxe : Yousef partage sa chambre avec trois autres) une petite maison qui ne paie pas de mine mais qui est impeccable de propreté à l’intérieur, et nous buvons son thé fort et bouillant, sans lait ni sucre, assis sur sa moquette irréprochable. Il gagne 220 euros par mois, ce qui n’est pas beaucoup, mais il a la maison correctement équipée (grand frigo, climatiseur, ventilateur, et une télé qui fonctionne comme celle du Professeur Tournesol dans Les Bijoux de la Castafiore).
Bien entendu, nous ne serons plus jamais assez fous pour recommencer une pareille promenade. Mais, au fur et à mesure de la réhydratation, j’en suis de moins en moins sûr, et j’ai déjà envie d’y retourner.
Parce que, tout de même, c’était super cool, grave !
Est il bien raisonnable de faire 120 km pour avoir du lait de chamelle ? Oui, évidemment, puisque, quand je suis à Paris, il faudrait que j’en fasse 2000 ou 3000.
Nous partons donc, ce vendredi 17 juin, chez notre nouvel ami Tafthan Khan, le Pakistanais de la pompe du forage d’Al Karrarah. Au passage, je dois répondre à votre interrogation: comment se fait il qu’en perçant un trou dans un rocher entouré d’eau salée (et sur lequel il ne pleut tout de même pas beaucoup), on trouve de l’eau douce ? Il y a à cela deux raisons :
La première, c’est qu’Allah fait toujours bien les choses.
La seconde, c’est qu’il y a une ou plusieurs grandes nappes aquifères (c’est comme ça qu’on dit), à certaines profondeurs, sous l’Arabie Saoudite, et qui se prolongent sous la mer, protégées de celle-ci par des couches imperméables, jusque sous le Qatar. Comme, en Arabie Saoudite, il ne pleut pas beaucoup non plus, et depuis pas mal de siècles, il est probable que cette eau est là depuis longtemps et que si on pompe sans retenue, elle ne durera pas autant que le gaz.
Mais, pour le moment, il y en a assez pour remplir le camion citerne pendant que Monsieur Tafthan Khan est allé prendre le thé dans la salle pour tous d’Al Karrarah, en face de la mosquée. Le village est désert ; peut-être parce que c’est vendredi. Mais j’ai l’impression que les autres jours, ce doit être assez calme aussi. En dehors de la surveillance de la pompe du forage (c’est à dire du bouton électrique de mise en marche), qui représente en quelque sorte l’activité industrielle de l’agglomération, il y a la traite des chamelles (j’aurais bien aimé y assister), et celle des chèvres. Et la prière à la mosquée, quand il ne fait pas trop chaud pour traverser la rue, et le thé en bavardant. Ca fait un peu rêver, pour peu qu’on commence à sentir un certain besoin de repos.
Monsieur Khan accourt, en tunique blanche irréprochable, celle des vendredis. Comme le camion déborde, il va arrêter la pompe, puis nous reçoit chez lui, où, assis sur la moquette impeccable (pas un grain de poussière, bien que le vent, dehors, fasse voler celle du désert), nous écoutons vanter les mérites du lait de chamelle. Il faut le consommer avec modération car, comme il nous explique avec des gestes expressifs, de peur que nous ayons du mal à saisir le mélange d’anglais et d’urdu, il est très laxatif. D’ailleurs Yousef a la bonne formule: ‘clean inside’. Mais le gros Qatari du village peut en boire une bouteille d’un coup, sans dommage. ‘Gros’ se dit ‘same-same’, en arrondissant les bras devant soi. Si on en fait un usage raisonnable, ce lait rend très fort. Monsieur Khan nous en a réservé deux litres, qu’il a eu un peu de mal à obtenir du chamelier, car Yousef lui a téléphoné la veille à dix heures du soir, alors que les chamelles rentrent du désert, pour la traite suivie d’un dîner plus nutritif que les cailloux du désert, vers les cinq heures de l’après midi, et le lait était distribué. Si j’ai bien compris, il a fallu les réveiller pour leur demander de faire preuve d’un peu de générosité supplémentaire.
Bien entendu, il n’est pas question de payer. Nous avions prévu cette éventualité et laissons à Monsieur Khan une provision de cannettes de sodas. Si je veux emporter du lait de chamelle en France, il faudra le prévenir un peu avant mon départ.
Ce lait, bien sûr, il fallait y goûter au moins une fois, mais une seconde ne sera pas utile. Il est maigre et insipide, et on est un peu surpris, mais ce n’est pas si étonnant quand on y pense. Le Qatar tout entier est un pays sans saveur et surtout sans odeur. On imagine, dans le désert, des plantes aux arômes exaltés par le soleil, comme celles de la garrigue, mais encore mieux. Pas du tout : elles ne sentent rien du tout, et quand elles ont du goût, ce n’est souvent que l’amertume. (c’est Michel qui goûte à tout, et je lui fais confiance, il faut bien qu’il y ait un survivant pour témoigner). Depuis huit mois, je ne sais plus ce qu’est une odeur, à part celle du soufre dans l’usine et, quand il fait chaud, celle des poubelles qui, d’ailleurs, est étonnamment discrète étant donné les circonstances. On rêve d’odeurs de sous-bois à l’automne, et j’imagine la panique qui saisirait un Bédouin, et le conduirait peut-être à la folie, s’il était transporté dans une de nos grandes forêts.
D’après Yousef, Al Karrarah compte quatre familles mais Mr Khan et le chauffeur du camion-citerne sont les seuls êtres animés que nous y ayons rencontrés, et, à part la mosquée et quelques bâtiments de faible importance, comme la petite maison de Mr Khan, nous n’avons vu que les hauts murs des enclos familiaux, aux porches fermés.
Avec tout ça, je m’aperçois que je ne vous ai pas parlé de la sabkhah de Messaïed. J’y reviendrai (peut-être).
Nous y voilà ! Elle s’étend devant nous, depuis l’avenue bordée de dattiers où Yousef nous laisse pendant qu’il va à la prière à la grande mosquée de Messaïed.
Et il faut y aller, avec une petite provision de courage, car la sabkhah, ce n’est vraiment pas un endroit pour aller se promener. C’est une grande étendue parfaitement plate et horizontale (celle du nord de Messaïed doit couvrir dans les 30 km²), et il fait un joli soleil de zénith qatari, et 43° à l’ombre, avec le sol qui réfléchit la chaleur, et pas le moindre espoir de la moindre ombre. Nous n’y resterons pas longtemps, une heure et demie, juste pour aller jusqu’au premières îles de sable, à 2 ou 3 km, qui flottent dans le ciel un peu au-dessus de l’horizon. Plus longtemps, et on ne retrouverait peut-être de nous, dans quelques millénaires, que deux momies bien sèches et bien salées.
Car la sabkhah n’aime pas du tout la vie.
Il est temps de vous dire de quoi il s’agit : elle s’étend près de la mer mais, soit qu’elle en soit séparée par un cordon de terrain plus élevé, soit qu’elle-même soit légèrement plus élevée, elle reste à l’abri des marées, sauf peut-être de quelques marées exceptionnelles qui la chargent d’une nouvelle provision de sels. Mais l’eau de mer la pénètre par en-dessous, et s’élève par capillarité jusqu’à la surface où elle s’évapore, et la sabkhah est ainsi le creuset de lents et incessants phénomènes de cristallisation, redissolution, échanges et migrations d’ions, réactions et mutations beaucoup trop compliquées pour que je me donne la peine de vous les détailler. Il est plus facile de comprendre pourquoi elle reste si parfaitement plate : si une petite dune arrive, poussée par le vent (nous sommes encore trop au nord pour que de grandes dunes se soient formées), le sable qui est à la base se mouille, et reste collé au sol, et celui qui est au-dessus, et qui reste sec, est tout de suite soufflé un peu plus loin, et ainsi les creux se comblent, et tout ce qui dépasse et reste sec, un peu au-dessus du niveau que peut atteindre l’eau par remontée capillaire, est arasé. Le sable qui reste, au bout du parcours de la dune, comble peu à peu la mer et étend la sabkhah.
Nous rencontrons d’abord, non loin de l’avenue, un fantôme. Celui d’une clôture métallique qu’un aménageur inspiré a fait installer, parallèlement à l’avenue, sur des kilomètres ; il en reste sur le sol une ombre de rouille, marquée d’un trait plus accentué où les piquets se sont couchés, rongés du pied, avant de l’être entièrement. Un peu plus loin, une brouette, métallique également, dont on pourrait croire qu’elle a été oubliée ici il y a 2000 ans.
Le sol est couvert de toutes petites aiguilles de gypse dont la taille augmente petit à petit, au fur à mesure de notre marche en direction de la mer, puis il se couvre d’une peau, mince, craquante, fragile comme du verre, avec des plis comme ceux de la peau d’un rhinocéros qui a maigri trop vite, mais ici produits par le foisonnement des cristaux, et cette peau est recouverte d’une fourrure de prismes de gypse, pointe vers le haut, serrés les uns contre les autres, et cette fourrure s’étend de façon continue sur des centaines d’hectares, et recouvre de rares gros cailloux qui émergent de la surface plane.
Nous arrivons aux îles de sable qui, à notre approche, se sont aimablement posées au sol. De quelques dizaines de mètres de longueur et largeur, et moins d’un mètre de haut, elles sont manifestement artificielles, remblai tiré, on ne sait pour quelle raison, de trous peu étendus, secs pour le moment, mais où la saumure doit apparaître périodiquement et forme au fond une croûte translucide et cassante comme du verre, découpée en polygones bordés de bourrelets d’évaporites. Des tas de sable, le vent a déjà décapé la surface et ainsi dégagé, outre des coquilles (il s’agit donc ici de sable marin et non éolien, admirez la finesse de la déduction, ou probablement de sable éolien retravaillé par la mer), des éventails ou cahiers de feuilles de gypse translucide, de formation récente, du même type que ceux que nous avons trouvés, vieux de plusieurs millions d’années, dans le massif d’Al Nakhsh.
Pas question d’aller jusqu’aux petites dunes, à l’horizon, et au bord de mer qui est encore à 4 ou 5 km, trop fatigant, trop chaud, et nous n’avons pas d’eau, et nous rentrons. Lorsque nous regagnons la voiture, les tas de sable et les petites dunes ont repris leur séance de lévitation à l’horizon.
Cette première visite à la Sabkhah, faite juste après notre approvisionnement en lait de chamelle à Al Kararrah, en appelait une autre car, si nous avions trouvé ce que nous n’attendions pas (la fourrure de gypse), nous n’étions pas allés assez loin pour trouver ce que nous cherchions.
Mais il faut d’abord revenir en pensée à Al Karrarah, d’où Monsieur Tafthan Khan vient d’appeler Yousef, alors que s’écrivent ces lignes inoubliables, pour demander s’il doit nous préparer du lait de chamelle pour notre prochaine visite. Il va falloir trouver un pieux mensonge ; j’en ai encore un fond dans le frigo (du lait), depuis 15 jours, qui va partir à l’évier, et j’ai un peu honte. On ne peut même pas faire de fromage avec car la caséine de chamelle ne coagule pas. Depuis notre visite du 17, Yousef nous a livré les résultats de ses investigatons sur place : si Mr Khan n’est payé que 225 euros par mois, il est logé et nourri par le gouvernement, et ce n’est donc pas si mal, et voilà comment un pouvoir central grignote les derniers restes de féodalisme ; d’ailleurs, est-ce bien le vieux Sheikh qui prétend que le gouvernement n’a rien à faire chez lui, ou sa clientèle qui répand ce bruit pour faire mousser le patron et se parer des éclaboussures de la gloire dont elle le pare ?
Donc, vendredi 24 juin 2005, nous repartons pour la sabkhah de Messaïed (ou Umm Saïd, la mère de Saïd ; beaucoup de lieux : Umm Jasim, Umm Khisah, Umm al Sheikh Abdul Aziz, etc, célèbrent la mémoire de mères mythiques). Cette fois ci, nous voulons trouver le moyen de pénétrer la sabkhah le plus loin possible en voiture, de façon à pouvoir, à pied, aller sans trop de fatigue jusqu’à la mer. Au nord de l’endroit où nous étions la dernière fois, la carte indique une piste, mais elle est fermée (installation militaire ?). Nous en trouvons une autre, non cartographiée, et d’ailleurs nous aurions pu, avec quelques précautions, rouler sans piste, tant le sol est plat et uni. Voilà quelques kilomètres de gagnés ; nous nous arrêtons au passage pour admirer un groupe de rochers bas, derniers restes d’un banc qui s’obstine à émerger, usés, rabotés et fouillés par le vent, très décoratifs, et admirer aussi ce qui reste d’un automobile abandonnée là, et qui subit le même sort que la brouette de la dernière fois : rongée par les sels, elle se réduit rapidement en un tas de rouille d’où émergeront les pneus et les vitres.
Et notre voiture s’arrête devant un nappe d’eau, il est temps de marcher. Le sable de la région a été exploité, laissant des gravières peu profondes, que les 4x4 traversent. Celles qui sont les plus éloignées de la mer, et qui ne sont jamais atteintes par les marées mais alimentées, par le fond, en eau salée qui s’évapore continûment, sont frangées d’écume qui cristallise, et ne contiennent sans doute aucune vie animale. Les déblais qui restent sur le bord sont de sable chargé de coquilles et, lorsque la pelleteuse a creusé un peu plus, elle a sorti des blocs poreux de sable et coquilles agglomérées, début de la formation d’une roche sédimentaire comme la terre en fabrique depuis des centaines de millions d’années. Le vent du nord, très fort et sec , nous pousse dans la bonne direction et nous rafraîchit malgré les 40 degrés ou plus et, cette fois ci, nous emportons beaucoup plus d’eau que ce dont nous aurons besoin, c’est ça le confort !
Arrivés dans une zone couverte d’une fine couche d’eau, et plantée à l’infini (c’est à dire à l’horizon qui nous cerne et dont aucun mouvement, aucun relief ne nous séparent) de plants de salicorne, nous réalisons soudain, et vous comprendrez aisément l’émotion qui nous étreint alors, que nous foulons un tapis continu de cyanobactéries stromatolitogènes, ces cyanobactéries pour lesquelles nous risquons, deux vendredis de suite, la salaison éternelle.
Je ne m’étendrai pas sur un sujet qui vous est évidemment familier. Je rappellerai seulement qu’il y a de nombreuses variétés de cyanobactéries, appelées aussi algues bleues car elles sont en général aussi bleues que la Mer Rouge est rouge. Les nôtres, dont on arrache aisément des lambeaux, semblent un vieux cuir couleur goudron qui couvre le sol de sable fin, et elles travaillent inlassablement, comme le font leurs congénères depuis trois milliards et demi d’années ou environ, à construire ces stromatolites dont la présence dans les roches archéennes en fait les plus anciens témoignages connus de la vie sur terre.
On peut les élever chez soi, mais c’est moins attachant qu’un lapin nain ou un perroquet (ou un python pour Michel l’herpétologue).
Après les cyanobactéries, ne restait plus à découvrir que le bord de mer, rivage indécis qui se prolonge jusque loin en prairie d’algues, haut fond constamment alimenté et étendu par les sables éoliens qui viennent du nord. Seul rocher, une jeep abandonnée et à demi immergée sert de support a de petits coquillages, clovisses et moules naines, et d’abri à de petits crabes noirs et à une famille de poissons qui joue entre le carburateur et la boîte de vitesses.
Quelques petits bateaux amarrés expliquent les traces de 4x4 que nous avons suivies.
Mais le plus frappant peut-être est cette sensation d’être en dehors du monde, sur une planète plate et circulaire (aucun obstacle ne s’interpose entre nous et l’horizon brouillé où le sol, l’eau et le ciel se confondent, reste assez proche, deux à trois kilomètres environ, pour qu’assez vite on perde tout contact avec les quelques repères qu’on pouvait avoir en partant). Le seul bruit est celui, puissant d’ailleurs, du vent qui emplit les oreilles, et la seule rencontre animée est un grand cormoran qui, du bord, surveille une lagune de saumure dont il n’a rien à espérer.
Après deux visites à la sabkhah de Messaïed, il nous restait, pour accomplir convenablement nos devoirs d’explorateurs et mériter le sommeil paisible que donne, paraît il, une conscience tranquille, à visiter la sabkhah de Dukhan, à l’ouest du Qatar. Nous n’en attendions pas grand-chose; nous pensions tout savoir.
La sabkhah de Dukhan diffère de celle de Messaïed en ce qu’elle est séparée de la mer par plusieurs kilomètres et une chaîne rocheuse qui s’élève à plus de vingt mètres, sauf au nord, où le terrain s’abaisse à une dizaine de mètres. Si donc elle a été visitée par la mer, et elle l’a sûrement été, c’est en des temps assez anciens. Mais il est possible que l’époque karstique ait ménagé dans le rocher des fissures et passages souterrains qui permettent encore à la mer d’alimenter la sabkhah par le dessous.
Et donc, le vendredi 1er juillet, Yousef nous emmène.
Comme nous voulons garder nos forces pour l’essentiel et ne pas les gaspiller à traverser du banal désert, Yousef trouve une piste qui s’approche au plus près de l’objectif, et passe devant la maison de désert d’un assez riche bourgeois, très aimable, qui vient le vendredi admirer son importante collection de dromadaires : il y en a de différentes formes (mais ils ont cependant tous 4 pattes, une tête, une bosse et tout ce qui fait qu’un dromadaire est reconnu comme dromadaire), et de différentes couleurs. Ce monsieur (dont la propriété campagnarde, comme c’est souvent le cas ici, fait assez bidonville) nous invite, comme c’est l’usage, à prendre le thé, mais il faudrait attendre la fin de la prière qui n’est pas commencée, et Yousef juge que ce n’est pas compatible avec notre emploi du temps et risque de compromettre nos travaux scientifiques. Il y a des choix douloureux dans la vie, et Yousef, heureusement, les fait pour nous (et l’aimable Qatari, une fois la politesse faite sans insistance, est sûrement content de retrouver la compagnie des dromadaires plutôt que la nôtre).
Aux abords de la sabkhah, le sol se boursoufle, comme nous avions déjà vu ailleurs, et si on casse un morceau de cette croûte à consistance de pâte à tarte un peu caoutchouteuse, on remarque qu’elle est formée d’une fine couche d’un vert assez intense prise en sandwich entre deux couches brunes : sans doute encore nos chères cyanobactéries, algues bleues qui s’obstinent à ne pas être bleues. Les efflorescences blanches qui apparaissent par endroit ne sont pas salées, mais amères, de même que les feuilles charnues des petites plantes qui poussent encore ici, aux avant-postes de la vie (goûteur attitré : toujours Michel, encore vivant).
Puis toute vie visible disparaît, et nous arrivons à un lac de sel rose. Ce n’est pas le sel qui est rose, car si en prend une poignée, on a du très beau gros sel bien blanc, mais le liquide interstitiel qui reste dans les petites dépressions creusées par nos pas dans le sol encore humide et mou. Ce liquide est rose ; encore un tour des cyanobactéries, peut-être, qui nous en auront fait voir de toutes les couleurs sauf de la leur.
La surface de sel parfaitement plane et unie fait bientôt place à une étendue de polygones irréguliers dont les bords en boursouflure, blancs, se détachent du fond toujours rose.
Car voici ce qui se passe : lorsque après avoir été arrosée par un orage d’hiver (et avoir reçu, car elle est en dépression par rapport à la région environnante, l’eau d’oueds éphémères), la sabkhah se met à sécher au soleil, et qu’alors le sel qui a été partiellement dissous cristallise de nouveau, les cristaux, en se formant, et dès qu’il n’y a plus assez de liquide pour lubrifier et faire qu’ils glissent les uns contre les autres, les cristaux se poussent les uns les autres. Faute de pouvoir former des cercles, forme idéale mais qui a le défaut de ne pouvoir remplir un plan, la sabkhah n’a le choix, comme le sait tout géomètre de niveau CM2, qu’entre triangle, rectangle, ou hexagone. Elle choisit plus ou moins entre ces deux dernières formes mais comme la moindre irrégularité suffit à rompre l’équilibre des forces qui poussent les bords les uns contre les autres et les fait se relever en s’affrontant, la sabkhah fabrique finalement des polygones irréguliers qui n’en sont pas moins du plus bel effet décoratif.
Vous avez évidemment compris que si, tout à l’heure, la surface sur laquelle nos pas s’enfonçaient un peu était restée unie et plane , c’est que certainement cet endroit, un peu plus bas (la différence de niveau doit être de quelques centimètres et ne peut s’apprécier à l’œil), avait gardé un peu d’eau de l’hiver dernier et que la saumure rose permettait encore aux cristaux de sel de naître et se former sans vouloir pousser vers la périphérie les limites de leur domaine.
Mais voilà que plus loin nous apparaît une surface grise et triste (rappelez vous que pour le moment nous marchons encore sur notre sel rose) : c’est que là le sol doit être très très légèrement plus élevé, et les cycles : dissolution partielle par les orages – séchage au soleil et recristallisation, doivent être plus rapides et plus actifs, et à force de se pousser les uns contre les autres, les polygones ont relevé leurs bords qui s’affrontent et cherchent à se chevaucher, et ces croûtes qui se soulèvent montrent leur dessous souillé de terre brune et grise.
Et donc la sabkhah nous a montré qu’elle avait encore de quoi nous étonner ; elle nous révèlerait sans doute bien d’autres mystères si, comme doit faire tout sabkhahlologue un tant soit peu sérieux, nous avions une pelle qui nous permettrait d’aller, dans les quelques dizaines de centimètres qui sont sous la surface, observer la genèse des feuilles de gypse et sûrement beaucoup d’autres merveilles (ce sont les sabkhah qui, dans certains déserts, fabriquent les roses des sables ; au Qatar elles ont choisi, semble-t-il, les formes éventail et cahier).
Mais trimbaler une pelle avec cette chaleur : NON.
Sur le chemin du retour, vers la voiture : une zone à salicornes, sur un sol mou qui doit être très mouvant en hiver, une clôture métallique déjà fauchée par la rouille, un lièvre assez maigre qui détale devant moi (être lièvre dans ce désert, ce n’est pas de chance ; pour compenser, le Coran interdit qu’on le mange). Et enfin, plus haut, dans un peu de sable hors de portée du sel et de la saumure, quelques trous de fourmilions.
Un dernier tour dans le nord, pour être bien sûrs qu’il est aussi désespérant que nous le pensons : il l’est.
Désert plat et laid, côte (du côté de Madinat El Shamal comme ailleurs) basse et sans grand intérêt. Quelqu’un, je ne sais plus où j’ai lu ça, parle des falaises du nord du Qatar ; si elles existent, leur hauteur ne dépasse pas 2 mètres, ça limite les risques pour les amateurs de deltaplane.
Donc oublions la moitié nord (pas complètement tout de même, car on y liquéfie du gaz, et on y fera peut-être un jour –restons optimistes- de l’hélium liquide).
Au retour, nous tentons de trouver dans le désert le vieux cimetière abandonné de Lusaïl. Encore une fois sans succès. Mais nous découvrons, près du village de villas de béton, le vieux village abandonné de Lusaïl, dont il ne reste, des maisons faites de pierres soigneusement agencées, liées et enduites de terre, que des pans de murs qui s’effritent depuis 30 ou 40 ans. Et, surtout, un vieux puits dont le large trou rectangulaire descend jusqu’à la nappe, à 10 ou 15 mètres; à côté, un second puits montre encore une partie de l’escalier étroit qui descendait jusqu’à une plate-forme au ras de l’eau. Ces puits importants étaient entourés de petits bassins (abreuvoirs sans doute) et de murs, peut-être même couverts d’un toit, et probablement équipés d’un système de renvoi permettant à un âne de tirer, par une corde, des charges d’eau trop lourdes pour un homme. Un peu plus loin, un troisième puits du même genre sert de décharge à ordures. Le patrimoine n’intéresse pas encore beaucoup le Qatar. Dans quelques années, peut-être, se mettra-t-on à restaurer, comme on fait en France pour les lavoirs de village, ces puits qui ont dû être les centres d’une intense vie sociale il y a quelques dizaines d’années. Un peu plus loin encore, quelques vieux moteurs Diesel, avant de devenir de quasi pièces de musée, ont permis de pomper l’eau de forages plus modernes que les puits.
Nous nous enlisons dans le sable en essayant de rejoindre une petite route, dont le début est provisoirement coupé par les travaux de l’autoroute Qatar-Arabie Saoudite, du côté de Salwa. Au bout d’une heure d’efforts infructueux et réchauffants pour essayer, sans outil, de nous dégager, nous sommes heureusement remarqués par deux jeunes Cinghalais qui passent en camionnette sur la grand route, pas loin de nous. Ils ont des bouts de corde et finissent par nous tirer de ce mauvais pas. Il n’est évidemment pas question de leur proposer de l’argent ; ils refusent une invitation à déjeuner et acceptent une canette de soda chacun, et il faut que Michel se batte avec eux pour leur en faire accepter une seconde.
Ça me rappelle qu’en Jordanie, il y a 20 ans, comme avec des collègues nous étions très intelligemment tombés en panne d’essence sur une route en plein désert, des Arabes qui nous avaient dépannés de leur jerrycan refusaient absolument que nous leur payions leur essence.
Il y a ainsi, dans un certain nombre de pays peu civilisés, des gens qui croient que l’argent est peu de chose (c’est d’ailleurs mieux ainsi, puisqu’ils n’en ont pas beaucoup), et que des notions étranges telle qu’hospitalité, solidarité, serviabilité, ne sont pas tarifables. Quand donc l’Occident civilisateur parviendra-t-il enfin à éradiquer des comportements qui défient de façon si scandaleuse les lois du marché ?
Pour en revenir à nous-mêmes, dégoûtés au moins provisoirement du sable, nous renonçons aux dunes que nous projetions d’aller voir et nous rabattons sur un coin des monts Al Nakhsh que nous n’avions pas encore exploré. Les mêmes strates et roches toujours aussi fascinantes, mais sans doute seulement pour nous, et j’abrège donc, non sans signaler un château en ruines, du miocène, beaucoup plus imposant que celui qui nous avait déjà émerveillé pas loin d’ici, le 27 mai, percé d’une quantité de cavernes d’où chaque nuit doit sortir la vie qui laisse des traces tout autour.
La marraine de Yousef, comme elle avait promis, nous a fait porter une cagette de dattes fraîches de son jardin. Elles sont excellentes. Il serait sans doute malséant que des messieurs écrivent à une dame qu’ils ne connaissent pas ; Yousef est chargé de transmettre l’expression de notre profonde gratitude.
Le 22 juillet, c’est encore un vendredi, et il faut donc, comme nous l’impose notre destin, repartir à l’aventure dans le désert ; nous irons faire un tour dans la partie septentrionale des monts Tuwaïr, au nord-est d’Al Karrarah, tout près de la route. Comme la chance est avec nous, il fait beau, assez doux (dans les 40°), et, après quelques jours de vent d’est humide (nous avons même eu du brouillard le matin), le vent sec du nord est revenu : il suffira de boire et, lorsque après une minute d’accalmie, pendant laquelle l’évaporation se ralentit, le vent revient, tout d’un coup la fraîcheur nous fera frissonner.
Yousef nous laisse au bord de la route et nous sommes accueillis par une famille de dromadaires particulièrement amicaux. On voit qu’ils sont bien nourris, et ils doivent être très bien traités et avoir des humains une opinion des plus favorables, car nous les intéressons beaucoup et ils nous accueillent avec des bloua bloua bloua finissant sur de rigolos flouaf flouaf de babines en vibrations molles, qui semblent un signe de bienvenue. Un grand mâle a très envie de me gratifier d’un gros bisou, mais je me méfie; je ne connais pas les mœurs des dromadaires et peut-être qu’ils aiment brouter les casquettes et les lunettes.
Une femelle cherche à se faire caresser la tête et le cou. Elle sent un peu l’étable, ce qui est bien agréable dans un pays sans odeur, mais la main qui l’a longuement gratouillée et caressée ne retient aucun souvenir de cette odeur. Cette dame est habillée d’un soutien-gorge car son chamelier a sans doute envie de soustraire à la gloutonnerie du petit déjà grand ce précieux lait qui ne vaut pourtant pas celui de Nestlé.
Ils nous manifesteront la même amitié au retour de notre promenade de trois heures sur laquelle je ne m’étendrai pas car je crains bien que votre passion pour ces rochers (couche de sables et graviers en haut, ici exploités et non cultivés comme dans la grande ferme à arrosage circulaire dont nous apercevons la tache verte à l’horizon, strates successives de calcaire dur ou mou, blanc éblouissant ou un peu jaune, un peu brun, un peu rose ou rouge, argile archisèche et craquelée, et ces galets de lave noires qui viennent de si loin), que votre passion n’égale pas la nôtre. Il y a surtout ces abris sous roche au sol couvert de sable fin, et dont cette fois-ci nous faisons autant de haltes occupées à picoler (de l’eau) en écoutant le silence absolu, comme il n’existe plus dans nos pays, simplement troublé de temps en temps par un murmure du vent ou, c’est un peu dommage mais ne se produit qu’une fois, par le grondement lointain du décollage d’un avion américain, de la base qu’ils se sont aménagée dans le désert, un des jalons de leur entreprise de colonisation du Moyen Orient.
Nous rencontrons quelques oiseaux, dont une grosse chouette malheureusement très farouche, une multitude de petites traces de vie sur le sable des abris, lorsqu’un trou dans le rocher offre un abri sûr et frais, des orifices de fourmilières qui ne doivent s’activer que la nuit, et de nombreuses crottes en fuseau (nombreuses, c’est à dire une dizaine en trois heures) dont l’une d’elle est identifiée par Michel comme étant une crotte de reptile (gros serpent ou gros lézard : uromastyx ?), car elle est accompagnée d’urine sèche.
Là, je ne me suis pas beaucoup fatigué pour le titre. Mais vous ne vous en étiez peut-être pas aperçus ; j’aurais mieux fait de ne rien dire.
D’ailleurs, elle n’est pas si grande que ça, mais on la voit tout de même bien depuis la route, dont elle est distante d’environ trois kilomètres, et on se sent donc obligé de lui faire l’hommage d’une visite.
Suivant le rituel établi, Youssef nous laisse au bord de la route, ce vendredi 29 juillet, vers 10 heures du matin, et part à la prière à la mosquée d’Al Karrarah, après laquelle il ira bavarder chez notre ami M. Tafthan Khan et reviendra nous chercher au bout de trois heures.
J’ai la pénible obligation de vous informer que nous allons encore voir des cailloux, toujours des cailloux, et comme j’admets, car je suis assez tolérant quoiqu’en disent certains, que l’on puisse ne pas partager pleinement notre passion pour les cailloux du Qatar, je vais essayer de ne pas trop m’étendre. Mais il faut tout de même que vous sachiez que la plaine que nous traversons est couverte de cailloux très étranges : de calcaire très blanc, ils sont nappés d’une couche très dure, vitreuse, comme de coulures et éclaboussures de crème au caramel devenue émail. Le vent chargé de sable fouille le calcaire, pourtant assez dur, mais ne peut rien contre l’émail, ce qui donne des formes très intéressantes.
Des uromastyx (l’un d’eux a eu la délicatesse de déposer un morceau de mue qui enchante Michel), et peut-être d’autres gros reptiles, ont installé leurs terriers sous de larges pierres qui leur garantissent un peu de fraîcheur pendant la journée, et semé de nombreuses crottes ; il est étonnant qu’on puisse faire autant de crottes quand il n’y a rien à manger, parce que, vraiment, à part les cailloux, on ne voit pas grand chose : encore un des fascinants mystères de l’Orient. Autre signe de vie, si on peut dire : deux dromadaires arrivés depuis longtemps au plus extrême stade du dénuement : les os sans la peau.
Quant à la pyramide, car c’est d’elle, la vedette du jour, qu’il faut parler, elle est un reste, isolé par l’érosion d’anciens oueds, du massif tout proche de Tuwaïr et elle est donc formée des mêmes couches dures et relativement tendres alternées, et coiffée d’une petite plate-forme de sables et graviers (les mêmes qui sont cultivés, à quelques kilomètres d’ici, sur le plateau de la grande ferme à arrosage circulaire). Les graviers commencent ici à s’agglomérer en un béton grossier, pour former ce que les géologues de langue française appellent, en hommage à la gastronomie anglaise, un poudingue (les géologues anglais qui, mieux encore que les Français, savent de quoi ils parlent, disent pudding stone).
Tout l’intérêt de cette pyramide est dans ses magnifiques abris formés par les couches dures en surplomb au-dessus du calcaire blanc emporté par l’érosion éolienne. Nous renonçons à nous installer sous l’un d’eux, (celui qui est à l’ouest, tourné vers La Mecque) pour ne pas troubler la société qui y réside : nous y sommes accueillis par deux petites chouettes, de vingt centimètres environ ; l’une s’envole, et l’autre nous observe un bon moment avant de partir à son tour, depuis l’étage supérieur de l’abri (car ces abris sous roche sont très perfectionnés : lit de sable fin pour la sieste (ce qui, hélas, peut déranger de rares fourmilions), étagères pour poser la casquette et les bouteilles, perchoirs à chouettes, tout le confort, et ceux de la pyramide auront plusieurs étoiles dans le Guide Michelin à paraître prochainement, et auquel nous travaillons, des Abris-Relais d’Etape du Massif de Tuwaïr).
Au rez-de-chaussée de l’abri à chouettes, deux terriers sont reliés par une véritable autoroute à chouettes, probablement plus grosses que celles de l’étage supérieur, et qui laissent leur traces de pattes dans le sable. Elles ont peut-être profité des restes d’un chevreau dont les os parsèment le sol, mais qui a sans doute été apporté par un carnassier genre renard : la proie semble un peu trop lourde pour une chouette, même pour une grosse.
D’ailleurs, le vendredi suivant, le 5 août, nous sommes de nouveau sur place (pendant que Youssef est parti à la mosquée d’Al Karrarah où il fait la sieste après la prière, car M. Tafthan Khan est parti en vacances, et le déjeuner commun auquel on le convie est un biryani de poisson ; Youssef a horreur du poisson ; hors du chicken-rice, point de salut). Et, donc, après avoir rendu visite à l’abri aux petites chouettes (l’une s’enfuit à notre arrivé, l’autre est déjà partie), nous trouvons, à l’est, une petite caverne au sol jonché d’os de moutons. Et ça sent un peu le fauve. Il doit donc bien avoir un renard ou quelque chose d’approchant dans le coin.
Si nous sommes revenus, c’est surtout pour inspecter un monticule proche de notre pyramide, et qui nous montre ce que celle-ci sera après quelques millénaires d’érosion supplémentaire : un chaos de cailloux qui offre de nombreux abris, et dont un maigre lièvre s’enfuit devant Michel.
Être lièvre au Qatar, c’est :