Chapitre
1 : Déménagements
Je suis né pendant les Trente Glorieuses. C'était une époque où
l'Ascenseur Social pouvait fonctionner et où on a commencé à s'équiper
en biens de consommation, pour finalement arriver à des excès. J'ai
connu les lessiveuses, les fourneaux à charbon et les briques chaudes
qu'on mettait dans le lit en hiver. Mes parents, nés avant la Deuxième
Guerre Mondiale, ont vécu le fort développement de l'après-guerre, et
déjà un confort très supérieur à celui de leurs propres parents. Tout
cela est de l'histoire bien connue.
Mon père travaillait à l'EDF, dans les centrales de production
hydroélectrique de l'Isère. Il a été amené à changer souvent de lieu de
travail, surtout en début de carrière, et ces déménagements me donnent
de précieux repères temporels. Mes premiers souvenirs, très vagues,
remontent au temps où nous habitions à Bournillon. C'est un lieu-dit
dans les Gorges de la Bourne, en dessous des Grottes de Choranche. Il y
a une petite centrale hydroélectrique qui utilise l'eau de la Bourne et
des ruisseaux qui descendent de la rive gauche. Il y a aussi une
grotte, avec une rivière souterraine qui en surgit. Nous allions
parfois jusqu'à l'entrée de cette grotte, et on a longtemps dit qu'on
ne savait pas d'où venait cette rivière, que le traçage avec de la
fluorescéine ne fournissait pas une origine incontestable pour cette
eau. Je crois que maintenant ce système hydrologique n'est plus un
mystère. J'avais quelques copains de mon âge, ils étaient tous fils ou
fille des agents de l'EDF qui travaillaient à la petite centrale
électrique. J'allais emprunter ou prêter le journal chez des voisins
qui avaient un petit chien, Bobby. Nous étions ainsi quelques voisins
dans un groupe de logements de fonction. Ces logements jaune et vert
sont restés en place pendant quelques dizaines d'années, et on pouvait
les voir depuis la route des Gorges de la Bourne, au niveau du Cirque
de Bournillon. Ils ont finalement été détruits. Mes parents avaient une
vieille auto, une Peugeot 201 dont je ne me souviens pas vraiment.
La circulation en hiver sur les routes du Vercors devait être
hasardeuse à cette époque. Mes parents étaient très attachés à leur
Matheysine natale, et les voyages avec cette voiture tenaient sans
doute de l'expédition aventureuse.
Avant Bournillon nous avions habité à Saint Georges de Commiers, au
lieu-dit Les Isles. Là j'étais vraiment trop petit pour en conserver
des souvenirs. Après Bournillon nous sommes allés à Bourg d'Oisans,
plus précisément aux Alberges, là où le Vénéon rejoint la Romanche, au
pied de la Rampe des Commères, toujours près des usines
d'hydroélectricité. J'ai quelques souvenirs de la maison, des voisins
et des promenades que nous faisions, mais je ne me souviens pas d'y
avoir eu des copains. Il me semble que nous n'y sommes pas restés
longtemps. Une fois je me suis retrouvé avec des cloques sur la peau
des jambes et des avant-bras. Le médecin avait diagnostiqué une
réaction à des plantes et avait incriminé la ciguë. En ce temps-là on
connaissait mal les allergies, et c'était peut-être une réaction à un
contact avec le pollen de graminées sauvages, qui plus tard m'ont
parfois provoqué des irritations. Il parait que je cherchais souvent à
échapper à la vigilance de mes parents. C'est à cette époque,
probablement en 1959, que nous avons eu notre nouvelle voiture, la
Simca P60. Je me souviens de la première fois que je l'ai vue :
c'était à la Motte d'Aveillans, chez mes grands-parents paternels quand
mon père venait de la recevoir chez le concessionnaire. Je me souviens
encore de son immatriculation.
Ensuite nous avons déménagé au Sautet, au bord du lac de barrage, en
rive gauche. L'endroit s'appelait Les Mariniers et il y avait quatre ou
cinq maisons de l'EDF. Elles ont été détruites maintenant. Je me
souviens qu'on voyait souvent des écureuils, des piverts et d'autres
animaux. Ma sœur est née quand nous habitions aux Mariniers. C'est au
Sautet que j'ai commencé à aller à l'école. La classe unique se
trouvait de l'autre côté du lac et je marchais un petit kilomètre pour
la rejoindre en franchissant le pont qui domine le barrage. Nous étions
une quinzaine d'élèves, depuis les tout-petits jusqu'à ceux qui
préparaient le Certificat d'Études. L'institutrice assurait les cours
pour tous. Les plus petits commençaient l'école vers l'âge de cinq ans,
et pour eux la première année scolaire était fortement
raccourcie : elle débutait après les vacances de Pâques. Il y
avait bien sûr les enfants des employés de l'EDF, et aussi ceux des
quelques fermes des alentours, sans oublier les enfants de
l'institutrice. J'admire ces enseignants de classe unique qui savent
organiser les journées pour instruire simultanément à plusieurs
niveaux. Je me souviens que les plus grands avaient un programme de
révision pour le Certificat d'Études, avec la géographie de la France,
du calcul, de l'histoire, des récitations et même des chansons. Nous
avions des bureaux doubles adaptés à notre taille, et la petite fille
qui partageait le bureau avec moi s'appelait Geneviève.
Après ce court séjour en rive gauche du Lac du Sautet nous avons
déménagé à Gavet. Mon père travaillait dans les petites usines
hydroélectriques de la vallée de la Romanche, et tout spécialement
celle des Roberts et celle des Vernes, en amont de Rioupéroux. Entre
Gavet et Livet la vallée de la Romanche est particulièrement étroite.
Il y avait alors des usines métallurgiques, grosses consommatrices
d'électricité. On sait que la région a été pionnière dans
l'hydroélectricité. À Rioupéroux on fabriquait de l'aluminium, et à
Gavet des alliages métalliques destinés à l'élaboration des aciers
(ferromanganèse, ferrosilicium…) ainsi que du corindon pour les
abrasifs. On y fabriquait encore ce qui avait été à l'origine de
l'usine, du carbure de calcium qui permet de préparer l'acétylène,
comme dans les lampes des spéléologues. L'usine s'appelait à l'époque
CUA, Compagnie Universelle d'Acétylène. Ces industries avaient attiré
une importante main d'œuvre étrangère, surtout pour les tâches les plus
pénibles. J'avais donc beaucoup de copains d'origine étrangère. Dans
l'immeuble que nous habitions et que tout le monde appelait « le
HLM » j'allais parfois regarder la télévision chez Pepe dont les
parents étaient espagnols. Nous avons eu un poste de télé un peu plus
tard. Je me souviens d'avoir regardé avec Pepe l'émission « la
séquence du jeune spectateur », qui était diffusée les jeudis
après-midi. Il y avait un autre garçon qui habitait Gavet et dont je ne
me souviens plus du nom. Il venait parfois chez nous. Un jour ma mère
lui avait donné une banane et un peu plus tard elle lui avait demandé
ce qu'il avait fait de la peau. Il a dit qu'il l'avait mangée. C'était
sans doute la première fois qu'il mangeait une banane ; ou alors
il savait parfaitement ce qu'il y avait à l'intérieur, et n'avait donc
pas besoin de l'ouvrir. À Gavet nous n'étions pas isolés du reste de la
population comme nous l'avions été précédemment dans les maisons de
fonction de l'EDF, et les classes de l'école étaient toutes bien
pleines. J'ai donc attrapé plusieurs maladies infantiles en peu de
temps, si je me souviens c'était la rougeole, la varicelle et les
oreillons. Dans ces cas-là on manquait l'école pendant quelque temps.
C'était sans importance pour moi, mais ça pouvait être différent pour
les enfants d'immigrés qui ne parlaient pas le français à la maison. Le
15 février 1961 s'est produite une éclipse de soleil, parmi les plus
spectaculaires visibles en Europe. Mon père m'avait procuré quelques
verres fumés pour masque de soudeur, qui auraient permis de regarder le
phénomène sans risque. Hélas à l'école les ordres pour les écoliers ont
été de ne pas bouger de notre bureau et je n'ai rien vu du spectacle de
la Nature. Mais je comprends bien les inquiétudes des instituteurs sur
le risque d'accident avec tous ces bambins. Dommage quand même. Encore
un souvenir important de Gavet : le Père Noël m'avait apporté un
superbe vélo bleu de la marque Motobécane.
Nous avons quitté Gavet pendant l'année scolaire pour retourner au
Sautet. Cette fois nous étions en rive droite du Lac, au lieu-dit Les
Chapoux. J'ai retrouvé l'institutrice et la plupart de mes anciens
camarades qui, comme moi, avaient un peu grandi. Aux Chapoux nous
étions trois ou quatre gamins d'âge scolaire. En général un des agents
de l'EDF nous amenait en voiture à l'école et nous rentrions à pied.
L'EDF possédait un local qui servait de salle des fêtes, à peu près à
mi-chemin entre le barrage et les Chapoux. Souvent, peut-être une fois
par semaine, sans doute le samedi soir, on nous projetait un film. Je
me souviens d'y avoir vu Ali Baba et les 40 voleurs, avec
Fernandel en vedette, et aussi Le Quarante et Unième, de Grigori
Tchoukhraï. Avec les quelques copains de mon âge nous jouions comme le
font tous les garçons, aux explorateurs et aux aventuriers. Les
sentiers et la rive du lac étaient propices à ces aventures
imaginaires. Nous faisions des acrobaties sur nos vélos, ce qui a
occasionné bien des chutes. Avec un morceau de carton et une pince à
linge sur la fourche on imaginait se trouver sur une moto. Quand
passaient les transhumances nous accompagnions les troupeaux de moutons
jusqu'à Corps. Nous allions à la pêche aussi. Avec un œuf de fourmi
comme appât nous attrapions des petits poissons, peut-être des
ablettes, que nos mères cuisinaient pour nous. Un peu en amont sur le
lac, en-dessous de Corps, il y avait déjà un petit centre d'activités
nautiques. On y allait par un joli sentier. C'est là qu'on m'a appris à
nager.
Ensuite nous avons déménagé pour aller à La Mure. Mes parents
connaissaient bien La Mure et ses environs, ils y avaient de la
famille, et pour la première fois nous étions dans une ville de plus
d'un millier d'habitants. Par le jeu des déménagements antérieurs et de
la classe unique au Sautet je me suis retrouvé avec un saut de classe
quelque part dans mes premières années de scolarité. J'ai donc rejoint
la classe de CE2 à l'école des Capucins, l'école pour garçons de La
Mure. Nos jeux dans la cour de récréation n'étaient pas très variés. On
jouait surtout à se poursuivre. Comme une bonne partie de la cour était
en terre battue on jouait aussi aux billes. Quand c'était la saison des
marrons, juste après la rentrée d'automne, on choisissait les plus
gros, on perçait un trou pour attacher une ficelle, et en faisant
tournoyer le marron on pouvait l'envoyer très haut ou très loin.
C'était bien sûr strictement interdit pas les instituteurs. Les
osselets étaient pratiqués, mais ils étaient moins omniprésents que les
billes. Les scoubidous sont longtemps restés en vogue. À l'école comme
dans la rue les garçons s'appelaient par leur nom de famille, souvent
on ne connaissait même pas le prénom de nos copains.
Nous sommes restés environ six ans à La Mure. Mon père s'occupait de
plusieurs petites centrales électriques de la vallée du Drac et nous
habitions au-dessus des bureaux de son service. En dehors des heures de
travail je pouvais aller jouer avec la machine à écrire de la
secrétaire et j'ai souvent créé un embouteillage des barres de lettres.
On parlait depuis longtemps de la fermeture de la mine de charbon, et
après plusieurs reports on savait que c'était pour bientôt. Il n'y
avait plus de nouvelles embauches, mais le charbon était toujours
livré, dans des charrettes tirées par un cheval. Le marché du lundi, à
La Mure, était important. On y vendait des veaux et des cochons, et il
attirait beaucoup de monde depuis le Valbonnais et le Beaumont. Le
casseur d'assiettes appâtait les badauds en fracassant sa vaisselle.
J'avais beaucoup de copains, à l'école comme dans mon quartier. Mes
cousins habitaient à proximité et ma mère pouvait aller voir sa sœur.
On aimait bien bouger et se déplacer, c'est pourquoi nous faisions de
longues promenades sur les chemins autour de La Mure, surtout à pied,
parfois à vélo. Nous avions tous un bon appétit. On profitait des
petits fruits sauvages qui poussent dans les haies : les mûres en
été et plus tard les prunelles et les fruits de l'aubépine qu'on
appelait des poires-martin. L'hiver on faisait de la luge. Une fois
avec ma petite sœur sur la luge nous avons terminé notre folle descente
dans des fils barbelés. Quand on était plus grands on pouvait faire du
ski aussi, principalement sur la colline de Payon, de l'autre côté de
la ville. Sauf bien sûr les plus pauvres. Il fallait damer la piste en
montant et descendant avec les skis perpendiculaires à la pente, par
petits pas de côté, avant de profiter vraiment de la glisse. Mon père
me l'avait enseigné du côté de La Motte d'Aveillans, là où lui-même
avait débuté avec des skis artisanaux. On faisait des tremplins aussi,
ce qui nous a valu des chutes mémorables. Il y avait peu de gamins en
surpoids.
À cette époque la plupart des enfants allaient au catéchisme, et même à
la messe le dimanche matin. Je n'y ai pas échappé. Je dois dire que je
n'ai pas entendu parler de « comportement inapproprié »,
comme on dit maintenant. On allait ainsi jusqu'à la Communion
Solennelle, vers l'âge de douze ans. Traditionnellement le parrain ou
la famille nous offrait une montre. J'avais déjà une montre depuis mon
entrée au collège. Elle avait été achetée en Suisse lors d'un voyage en
famille et avait passé la frontière cachée dans le filtre à air de la
voiture.
C'est donc à La Mure que j'ai fait mon entrée au collège. Là-haut on
parlait de Lycée, déjà à partir de la classe de sixième. Les classes du
Lycée de La Mure étaient dispersées. Il y avait des classes à
l'établissement principal, près des Capucins, mais aussi aux Bastions,
en direction de Ponsonnas, ainsi qu'au Château, tout en haut de La
Mure, et enfin au Stade. Selon leur emploi du temps les profs devaient
donc se déplacer entre ces différents sites. Il y avait aussi un
factotum, le Père Bard, qui circulait à vélo entre ces établissements,
toujours avec le béret et le mégot, et faisait signer un registre aux
profs. Le Lycée était mixte, ce qui faisait une grande différence avec
l'école primaire des Capucins. Les meilleurs élèves du Primaire étaient
placés dans les classes où on apprenait l'Allemand, les élèves moyens
étaient casés dans les classes d'Anglais, et les plus mauvais dans les
classes d'Italien. Mes résultats de l'école primaire auraient du
m'envoyer dans une classe où on apprenait l'Allemand, mais mon père
avait insisté pour que j'apprenne l'Italien, sans doute par tradition
familiale et contre l'avis des décideurs du Lycée. Juste le temps pour
l'administration de finaliser les emplois du temps et on a vite envoyé
notre classe de sixième au Stade, avec d'autres classes défavorisées.
Les pions ou surveillants les plus mal considérés étaient aussi envoyés
au Stade, et ils étaient plutôt sympas avec nous, dans une sorte de
solidarité des exclus. Nous avions beaucoup de place autour des annexes
du Stade et nous avons usé plusieurs ballons. Mes parents m'avaient
offert un grand vélo, un Libéria, qui me permettait d'aller rapidement
en cours et de revenir à midi pour déjeuner. On n'avait pas besoin
d'antivol. Je n'ai pas grand chose à dire sur les enseignants. Comme
partout il y avait des profs motivés et d'autres qui ne l'étaient pas.
Je n'étais ni brillant ni très dissipé, donc je n'ai pas du leur
laisser de souvenir. J'ai poursuivi ma scolarité à la Mure, au Château
en classe de cinquième et de quatrième, puis à l'établissement
principal en classe de troisième, mais j'ai suivi cette dernière année
comme interne parce que mes parents venaient de déménager.
Ensuite c'est à Vizille que mes parents sont allés après ces six années
à La Mure, précisément au Péage de Vizille. Comme je l'ai dit
précédemment je suis quand même resté au Lycée de la Mure encore une
année comme élève interne. Les dortoirs et autres installations étaient
sans doute aux normes de l'époque. À Vizille nous étions de nouveau
près d'une centrale hydroélectrique. Le logement de fonction était une
grande maison, avec pas mal de terrain autour et même le ruisseau du
Maniguet qui passait juste derrière, à quelques mètres de la fenêtre de
ma chambre. On y voyait des truites et des écrevisses. Mon père
s'occupait d'un grand jardin potager qu'il retournait à la bêche. Je
donnais parfois un coup de main. On pouvait aller aux champignons, dans
le bois qui surplombe le Chemin des Murs. J'ai commencé des études
techniques en classe de seconde, au LTE Vizille. Cette fois j'étais
demi-pensionnaire, c'est à dire que je mangeais au Lycée à midi.
J'aimais bien les cours de technologie, le dessin industriel et les
machines-outils. Il n'y avait pas encore de calculettes
électroniques : on utilisait la règle à calcul, en estimant
l'ordre de grandeur du résultat (est-ce environ cinq, cinquante ou
cinq-cent ?). Pour des calculs précis il fallait passer par les
tables de logarithmes. Les règles à calcul en matière plastique avaient
un avantage sur les calculettes d'aujourd'hui : avec un peu de
pratique on pouvait les faire vibrer en souflant, à la manière d'un
kazoo, et ainsi jouer de la musique quand le prof s'absentait. Comme
j'ai toujours aimé la zoologie je regrettais quand même de ne plus
avoir de cours de sciences naturelles, mais notre emploi du temps ne le
permettait pas, avec 38 heures de cours par semaine en classe de
terminale E. Un des profs avait organisé une équipe de hockey sur
patins à roulettes et nous avons parfois rencontré d'autres équipes
scolaires. Je me souviens d'un match à Grenoble, au Palais des Sports,
que les grenoblois appelaient encore le Stade de Glace. J'avais
toujours des copains à La Mure, et pendant les vacances scolaires je
m'y rendais souvent en auto-stop.
Mes parents sont restés dix-huit ans à Vizille, jusqu'à la retraite de
mon père. Moi, après la terminale j'ai surtout vécu ailleurs, à Voiron
puis à Cluny, ensuite à Grenoble mais avec de nombreux déplacements
professionnels et sans oublier l'année en famille à Melbourne.