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chapitre (encore expérimental et pas mis à jour)
Chapitre
4 : La vie d'étudiant
À partir de l'âge de seize ans j'ai pu travailler quelques
semaines pendant l'été. Ça faisait un peu d'argent de poche, et bien
plus tard on se rend compte que ça compte aussi pour les points de
retraite. C'est donc à la fin de mon année de Première au
L T E de Vizille que j'ai eu mon premier contact avec le
monde du travail. Les papeteries Rhodia prenaient quelques jeunes comme
moi pour l'été. La fabrication des cahiers et bloc-notes se faisait à
l'usine de Séchilienne où ces articles étaient mis dans des boites en
carton, mais l’entrepôt était à Vizille et c'est de là que partaient
les commandes vers les revendeurs. L'essentiel des expéditions partait
vers des grossistes, et on empilait quelques dizaines de cartons sur
des palettes, à la façon d'un mur de briques, on cerclait le tout avec
du ruban d'acier et on emmenait les palettes jusqu'au camion. Ce qui
était plus rigolo c'était la commande du libraire-papetier de Nouméa ou
de celui de Saint-Denis de la Réunion. Ces petits revendeurs achetaient
par exemple vingt-cinq bloc-notes au format A5, quinze au format A4,
quarante cahiers d'écolier avec quadrillage Seyès et vingt avec
quadrillage de cinq millimètres… Pas même un carton complet pour chaque
référence commandée. On préparait donc avec soin l'assortiment demandé,
bien emballé d'abord dans des cartons, et ensuite le tout était placé
dans une caisse à claire-voie dite caisse Mussy qu'il fallait
soigneusement monter et fermer. C'était donc très différent de la
commande banale de quarante cartons de blocs au format A4. De plus la
destination lointaine et supposée paradisiaque me faisait rêver. Mon
premier travail rémunéré a donc été préparateur des expéditions dans un
entrepôt, c’est à dire manutentionnaire. Le personnel était
sympathique, mais il y avait comme partout des petits-chefs infatués de
leur autorité hiérarchique. Les opportunités pour un emploi d'été
étaient rares à Vizille et j'ai de nouveau travaillé dans cet entrepôt
l'année suivante, après le baccalauréat.
Pour mes parents, surtout mon père, ma scolarité était toute tracée.
Muni de ce bac E, Sciences et Techniques, je devais réussir le concours
d'une école d'ingénieurs bien spécifique et obtenir le diplôme terminal
quelques années plus tard. Ça rappelle un peu Rosa, la chanson de
Jacques Brel qui dit « et qui seront pharmaciens parce que papa ne
l'était pas ». J'ai donc suivi la classe préparatoire, Math Sup
Technique à Voiron. Mon père avait eu son Brevet de Technicien dans le
même établissement. Pour l'anecdote Zizou le prof de maths avait été le
prof de mon père vingt-cinq ans plus tôt. On ne nous servait plus de
vin à table comme dans les années 40, mais de l'Antésite, qui est
toujours fabriquée à proximité. Je n'avais jamais été délégué de
classe, mais là il avait été décidé avec l'intendante de
l'établissement de choisir un délégué à la bouffe, et j'avais été
sélectionné par mes petits camarades, probablement en raison de mon bel
appétit. Nous étions une vingtaine d'élèves, presque tous des garçons.
La plupart d'entre nous étaient élèves internes, c'est à dire que nous
passions la nuit dans un dortoir situé dans l'établissement. En
principe nous étions bouclés la nuit, mais le mur d'enceinte n'était
pas bien haut. Pendant la pause de midi nous allions faire un tour en
ville et c'est là que j'ai commencé à boire du café. Le mercredi
après-midi j'allais parfois à Grenoble en auto-stop. Cette année-là
j'ai fait quelque compétitions de ski alpin, avant d'arrêter
définitivement ou presque. Bref, le passage du statut de lycéen à celui
d'étudiant a été une sorte de libération. En 1973 les manifestations
lycéennes et étudiantes essayaient de s'opposer à la Loi Debré. En fin
d'année il y avait le passage des concours. Mes parents avaient insisté
pour m'offrir le voyage à Paris en avion, pour l'examen oral. J'ai donc
fait ce baptême de l'air en Caravelle, entre Saint-Geoirs et Orly. Au
retour je suis rentré en auto-stop, et je suis allé à peu près aussi
vite. Contre toute attente des profs j'ai réussi le concours d'entrée,
mais quand même de justesse. Ça signifiait que la suite ne se
déroulerait pas dans une grande ville étudiante comme Aix en Provence
ou Bordeaux, mais dans une petite ville de Saône-et-Loire.
En attendant, c'était les vacances d'été. Fort d'un diplôme à caractère
technique, ou plutôt grâce aux contacts de mon père, j'ai obtenu un
autre emploi d'été. Cette fois c'était avec une société d'installation
électrique qui s'appelait AMS. On construisait alors le grand hôpital
de Grenoble, le CHU Nord, à La Tronche. Le travail consistait à tirer
les milliers de kilomètres de câbles vers les prises, les interrupteurs
et autres interfaces électriques, en passant par les gaines et les
faux-plafonds. Ensuite un professionnel finissait les connexions. Un
jour avec d'autres stagiaires d'été comme moi nous nous sommes
installés sur une des poutres extérieures pour casser la croûte, à la
manière de cette célèbre photo de 1932 montrant des ouvriers d'un
gratte-ciel de New York assis sur une poutre métallique. Bien sûr nous
nous sommes fait copieusement engueuler.
Au mois d'août cette année-là il y avait un grand rassemblement
organisé sur le Plateau du Larzac, pour protester contre le projet
d'extension du camp militaire. J'avais alors de solides idées
antimilitaristes et je n'ai pas manqué de me rendre à cette
manifestation festive.
Ensuite ce fut la rentrée scolaire. Sans à priori sur cette école, j'ai
rapidement compris que je faisais partie de cette toute petite fraction
qui n'entrait pas dans le moule. J'étais trop épris d'individualité et
de tolérance. Une chose positive quand même, c'est qu'il était possible
de trouver un emploi technique assez bien payé pendant les périodes de
vacances, dans des sociétés où se trouvaient d'anciens élèves. J'ai
ainsi travaillé quelques jours à Noël pendant la période d'arrêt d'une
papeterie en Belgique. L'année scolaire avançait. J'avais quand même
plusieurs copains qui partageaient largement mes idées. Parfois
j'allais à Lyon en auto-stop, occasionnellement pour des
manifestations. Quelquefois on se faisait rafler par la police. La fin
de l'année est arrivée et en juillet j'ai travaillé du côté de Rouen
dans un entrepôt de tubes en acier inoxydable. J'ai appris
nickel-chrome les principales nuances d'acier inox et leurs
appellations dans différentes normes. Pendant cet été il a été décidé
que je ne continuerais pas dans cette filière.
Il y a à tout moment des choix qui semblent insignifiants mais qui font
diverger notre vie sans qu'on le sache. Là il s'agissait plutôt d'un
événement bien concret, et l'avenir tracé par mes parents s'est révélé
un cul-de-sac, ou plutôt un point de rebroussement. L'uchronie est un
genre affectionné par la Science-Fiction, dont je suis amateur.
Pourtant je n'ai jamais cherché à imaginer ce qui serait arrivé si je
n'avais pas changé de parcours.
Après le nouveau rassemblement au Larzac de l'été 1974 j'ai donc fait
quelques démarches administratives pour m'inscrire à l'Université de
Grenoble, en deuxième année de ce qui s'appelait alors un DEUG, et
contre la création desquels j'avais manifesté deux ans plus tôt. Les
maths et la physique me plaisaient assez, mais je regrettais quand même
de ne plus avoir de cours techniques. La thermodynamique était trop
théorique à l'Université, je n'ai jamais utilisé des appareils
industriels. C'est dommage.
J'avais de bons copains, surtout des locataires de la Résidence Ouest
du campus. L'un d'eux faisait la plonge au restaurant universitaire
pour se faire un peu d'argent. Il m'est arrivé quelquefois de le
remplacer quand il ne pouvait pas assurer son poste. Avec mon pote
Michel nous sommes allés à pied de chez lui à Besançon jusqu'à Vizille,
avant d'enchaîner sur le Tour de l'Oisans par le GR54. Pendant les
vacances scolaires je partais parfois en auto-stop, en dormant dans des
abris sommaires. En février 1975, le matin-même de mes vingt ans
j'avais passé la nuit dans une épave de voiture à l'intérieur d'une
casse automobile. J'étais allé ainsi jusqu'à Brest, puis j'avais pris
le bateau pour Ouessant où j'avais dormi dans des bâtiments abandonnés,
une ancienne caserne, je crois.
C'est à la Résidence Ouest que j'ai rencontré Françoise. Pendant les
six années que j'avais passées à La Mure il est pratiquement certain
que je l'avais croisée. Je lui avais peut-être lancé des boules de
neige et nous étions probablement allés au catéchisme ensemble. Mais
nous ne nous connaissions pas. Nous avons fait notre premier voyage
ensemble au printemps suivant, en Corse. Un peu plus tard, aux vacances
de Noël nous avons été très gentiment invités au Maroc par Jean-Pierre
et Dominique, le frère et la belle-sœur de Françoise. C'était ma
première escapade hors d'Europe, en bateau entre Sète et Tanger.
Jean-Pierre et Dominique nous ont fait visiter le Maroc, qu'ils
commençaient à bien connaître. Nous avons voyagé dans leur camping-car
avec leurs enfants, dormant sous la tente ou dans des petits hôtels.
Pendant les vacances d'été j'ai continué à travailler quelques
semaines, toujours un emploi technique. Je n'ai pas de repère temporel,
mais je me souviens de quelques-uns de ces jobs d'été. J'ai remis en
état les palans et autres appareils qui revenaient des chantiers, chez
Montalev à Voreppe. Pendant l'été 1976, année de sécheresse, j'étais
sur un chantier près de Pierrelatte. Plusieurs fois j'ai travaillé
pendant les arrêts d'été de papeteries, c'est à dire de grosses usines
de fabrication de papier ou de pâte à papier. Il y en avait une dans
l'Eure à Alizay, une dans la Sarthe à Bessé-sur-Braye, une autre en
Suisse à Niederbipp… et à chaque fois je séjournais dans un camping
proche du chantier, sous ma minuscule tente, avec mon petit réchaud. Du
côté de Pont-de-l'Arche je prenais le café au bistro du coin, fréquenté
par les ouvriers du site. En Normandie le café était servi, cela allait
sans dire, avec un petit verre de calva. La première fois j'ai été
surpris, et j'ai bu le calva sans rien dire. Le deuxième jour j'ai
spécifié que je voulais un café sans calva. Le serveur s'est gratté la
tête, a pris un morceau de papier et un crayon, s'est encore gratté la
tête, et a enfin calculé le prix d'un café sans calva.
Après le DEUG j'ai suivi l'enseignement de la Maîtrise de Physique,
toujours sur le campus, logeant toujours avec Françoise à la Résidence
Ouest. Nous avions sous-loué une de nos chambres à d'autres étudiants
qui n'y avaient pas droit et nous vivions dans une seule pièce, dormant
serrés dans le petit lit. On cherchait quelques activités
rémunératrices, mais seulement ponctuelles. Par exemple nous avions
fait une sorte de sondage préliminaire pour une campagne de publicité.
Les publicitaires prennent vraiment les gens pour plus cons qu'ils ne
sont. Des amis nous avaient donné un tuyau pour un autre petit
boulot : il s'agissait de travailler au restaurant du Palais des
Sports de Grenoble pendant les Six Jours cyclistes. On commençait en
fin d'après-midi pour finir au petit-matin. Un de nos copains qui
travaillait avec nous avait emprunté le vélo d'un amateur pour
s'essayer sur la piste. Il est tombé dans un virage relevé, peut-être
par manque de vitesse, en arrachant un gros éclat de bois avec la
pédale. Le soir Eddy Merckx est tombé à cet endroit précis. Par le même
tuyau nous avons aussi fait la plonge au restaurant d'Alpexpo à
l'occasion de plusieurs événements, foires ou salons. C'est aussi vers
ces années-là que j'ai fait quelques courses d'endurance, avec un
niveau très modeste.
La Maîtrise de Physique acquise, option Recherche, j'ai choisi de faire
un DEA de Géophysique Générale (ou peut-être Géophysique Approfondie).
L'enseignement était dispensé dans la vieille ville de Grenoble, dans
les locaux de l'ancien Évêché, occupés par la partie administrative du
Laboratoire de Glaciologie. La partie expérimentale se faisait, pour
moi, dans l'annexe du labo, sur le campus. Il s'agissait d'étudier
certaines propriétés électriques de la glace de différentes origines.
Une bonne partie de mon travail expérimental se passait en chambre
froide. Je donnais aussi quelques cours particuliers de maths et de
physique à des lycéens.
Ma demande de statut d'objecteur de conscience avait été acceptée. Un
jour j'ai reçu une convocation à Paris pour une visite d'affectation,
accompagnée d'un billet de train pour Paris. Je me suis pointé tôt à la
gare de Grenoble, le 19 juin 1979, pour découvrir qu'il y avait une
grève ce jour-là et qu'il n'y avait pas de train pour Paris. Depuis, je
suis sans nouvelle.
Pour mon petit boulot d'été j'étais allé voir une société d'intérim qui
avait été heureuse de savoir que je savais utiliser un tour. Ils m'ont
envoyé comme tourneur à l'usine de la Viscose, près du Rondeau, pendant
l'arrêt d'été des installations. Le chef d'atelier m'avait proposé une
embauche, mais j'avais d'autres projets. Cette usine n'existe plus. À
proximité il y a un musée qui évoque l'histoire du textile synthétique
à Grenoble.
J'avais obtenu une bourse pour continuer mes études vers un Doctorat de
3ème cycle. Pas très facilement, en raison de ma situation indéterminée
avec le Service National, et Claude Lorius avait fait jouer ses
relations. J'ai donc continué pour deux ans au Laboratoire de
Glaciologie et Géophysique de l'Environnement, toujours sur le campus.
Françoise et moi avions pris en location un studio situé près du Marché
d'Intérêt National, avec un peu d'aide financière de nos parents. L'été
1980 le labo avait une grosse opération sur le Glacier d'Argentière,
près de Chamonix, et j'y ai participé. C'était peu de temps avant la
naissance de notre fils Pierre. Sur le glacier nous étions une
quinzaine de personnes, transportées avec tout l'équipement par
hélicoptère depuis Chamonix. Fernand, l'homme à tout faire du labo,
était un excellent cuisinier. Très tard un soir nous avons vu arriver
lentement une petite lumière tremblottante depuis le haut du glacier.
C'était les occupants d'un petit avion de tourisme qui avait eu une
avarie et s'était posé sans trop de casse. Les passagers étaient en
tenue légère, et s'étaient partagé les coussins de l'avion pour essayer
de se tenir chaud. On aurait pu les pister en suivant les plumes qu'ils
perdaient en route. Ils ont eu de la chance de nous trouver sur le
glacier.
Notre fils Pierre est né début septembre. Quelques années plus tard son
anniversaire était souvent gâché par la rentrée scolaire qui tombait à
la même date. Nous nous trouvions bien tous les trois dans le petit
studio, mais nous avons quand même cherché un appartement plus grand et
nous l'avons trouvé Rue Gallice, dans un immeuble ancien. J'ai soutenu
ma thèse de 3ème cycle, sur quelques propriétés des glaces, à l'automne
1981, dans un petit bâtiment qui n'existe plus, sur le site de l'ancien
Évêché. Je n'ai pas de photo souvenir. Les couleurs vives étaient à la
mode, et je me souviens que je portais un pantalon d'un violet intense.
Je n'avais pas été retenu pour un poste au CNRS. Un laboratoire en
Australie pouvait m'accueillir pour un an à partir du mois d'avril
1982. Nous étions soumis à des contrôles médicaux avant cette
immigration temporaire. Avant les examens plus sérieux j'avais déjà
besoin d'un premier certificat de bonne santé, gentiment certifié et
tamponné par une amie médecin, avec le cachet d'un cabinet de
gynécologie. En attendant ce départ vers les antipodes un travail très
intéressant m'était proposé, mon premier emploi après le diplôme.