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Prologue
1 : Déménagements
2 : Origines
3 : Vacances en famille
4 : La vie d'étudiant
5 : Premiers grands voyages  ⇦
6 : La vie professionnelle
7 : Voyages personnels
8 : On fait les comptes
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Chapitre 5 : Premiers grands voyages
À l'automne 1981, à peu près quand je présentais mon travail de fin d'études, une place s'est libérée pour une mission technique en Antarctique. Le Laboratoire de Glaciologie effectuait presque chaque été austral un travail de prélèvement ou de carottage de glace, et il s'agissait cette année-là de tester un nouveau procédé. Je crois que j'ai été choisi, plutôt qu'un autre étudiant qui venait aussi de terminer sa thèse, en raison de mon passé plus technique. La mission était prévue pour les deux mois d'été, c'est à dire décembre et janvier. En accord avec Françoise et avec son soutien j'ai accepté avec enthousiasme cette mission. Je devais donc laisser Françoise seule avec notre fils qui avait alors un an. Par ailleurs nous devions aussi préparer quelque peu notre départ vers Melbourne où je devais passer un an dans un labo, peu après cette mission polaire.
Le travail prévu en Antarctique pendant cet été austral 1981-1982 consistait essentiellement à tester un procédé de forage de petit diamètre qui récupérerait seulement l'eau de fusion pour analyse chimique, mais ne prélèverait pas une carotte de glace continue comme cela avait été fait précédemment. Par exemple au Dôme C un carottage profond de plus de 900 mètres avait été réalisé quelques années plus tôt par une équipe du labo. Comme à cet endroit l'épaisseur de glace est supérieure à 4000 mètres, on espérait que ce nouveau projet permettrait de développer une technique rapide pour forer jusqu'au fond en une seule saison d'été. L'analyse des échantillons ainsi prélevés fournirait une très longue histoire du climat, complémentaire de celles obtenues par d'autres méthodes.
Les quatre autres membres de l'équipe avaient été définis depuis longtemps et leur équipement personnel avait été envoyé à l'avance avec le gros du matériel. Pour mon attirail de terrain, il avait été décidé que je serai équipé sur place par la logistique états-unienne. Comme il y avait encore un peu de matériel qui devait être expédié depuis la France, j'avais enfilé mes skis de fond dans un tube de carottier, après avoir démonté les fixations qui étaient trop larges. Mes skis n'ont pas figuré sur la liste de colisage et sont donc entrés en fraude en Nouvelle-Zélande.
Après la visite médicale d'aptitude j'ai eu un contrat de travail avec les Expéditions Polaires Françaises, et nous nous sommes envolés vers Christchurch vers la fin du mois de novembre. Le soutien logistique pour cette mission au Dôme C devait être assuré par les États-Unis, qui étaient déjà bien installés sur plusieurs bases en Antarctique, avec un entrepôt en Nouvelle-Zélande. Comme convenu c'est là que j'ai été équipé pour le froid. La liaison entre la Nouvelle-Zélande et l'Antarctique se fait essentiellement en avion C-130. Le gros matériel arrive bien sûr en bateau, mais ces avions peuvent facilement transporter deux bulldozers. La base principale US, située près de la côte, s'appelle McMurdo. En été austral les avions se posent sur la glace de mer, qui est bien solide et régulière, si besoin après le passage du chasse-neige. Si je me souviens bien nous sommes arrivés à McMurdo deux jours après Thanksgiving. En effet les pilotes états-uniens et l'équipe logistique célébraient la fête de Thanksgiving, puis le lendemain l'avion qui nous emmenait a fait demi-tour à mi-chemin en raison d'un problème de moteur. Finalement c'est un C-130 néo-zélandais qui nous a transportés depuis Christchurch, et ce devait être le 28 novembre 1981.
La base de McMurdo en été est une petite ville. Il y a même quelques commerces et des lieux de culte, probablement à la façon des bases militaires US. Plus intéressant, il y a un monument historique, la cabane construite en 1910 comme base de départ de l'expédition malheureuse de Scott vers le Pôle Sud. Il y avait encore une carcasse de phoque accrochée au mur. À quelques kilomètres se trouve la station néo-zélandaise appelée Scott Base, beaucoup plus petite. On peut s'y rendre à pied en suivant une route tracée au bulldozer ou, mieux, en passant sur la glace de mer et en évitant de marcher sur les phoques.
Le Dôme C est à une altitude de 3230 mètres, et par le passé il y avait eu des problèmes de santé, genre œdème du poumon, chez des personnes qui avaient travaillé dur dès leur arrivée en altitude. La consigne était donc d'aller glander deux ou trois jours à la station du Pôle Sud, à 2835 m, de revenir à McMurdo pour très peu de temps, et enfin de s'envoler vers le Dôme C après cette acclimatation à l'altitude. C'est ce que nous avons fait, avec cette fois des avions C-130 équipés de skis pour se poser sur la neige. J'ai une photo de moi au Pôle, où je suis complètement à poil.
Arrivés au Dôme C nous avons fait la connaissance de l'équipe US de support. Le responsable du camp était particulièrement chargé des communications avec McMurdo, de la gestion des stocks et du management de son équipe. Il y avait un mécanicien, en charge des groupes électrogènes du camp et des gros engins. Un assistant général s'occupait donc des généralités, comme l'alimentation en neige des installations sanitaires ou le transport de matériel. L'infirmier soignait les petits bobos, ce qui devait le changer de son expérience du Vietnam, et certains soirs il nous projetait un film, souvent un western. Enfin la cuisinière nous faisait à manger. Comme on l'imagine le coût du transport est bien supérieur au prix de base des denrées, et donc la langouste ne revient finalement pas beaucoup plus cher que le riz. De plus la qualité de la nourriture est importante pour le moral. Nous avons très bien mangé.
J'étais moi aussi assistant à tout faire. J'avais quand même la responsabilité d'une opération spécifique, la prise d'échantillons destinés à la mesure du béryllium 10 dans la glace. Je mettais la glace fondue dans un flacon, j'identifiais bien le flacon avec en particulier la profondeur du prélèvement, ensuite avec une pipette j'ajoutais une dose de solution de béryllium ordinaire pour éviter l’adsorption du béryllium 10 sur les parois de plastique.
En plus de nous autres les Français, il y avait quelques scientifiques US qui menaient aussi des expériences au Dôme C. L'un d'eux avait une provision de magic cookies que les douanes néo-zélandaises avaient laissé passer. Il y a eu occasionnellement quelques visiteurs venus de McMurdo en profitant d'un avion de ravitaillement. Comme nous avons vite produit des globules rouges en abondance j'ai pu faire quelque promenades avec mes skis de fond, et les huit semaines de soleil continu ont semblé passer très vite. Les communications étaient réduites : j'avais droit à un télégramme de vingt-cinq mots une fois par semaine, dans les deux sens, et j'ai donc pu échanger quelques phrases avec Françoise.
La mission terminée, nous sommes retournés à McMurdo, puis à Christchurch début février. Là j'ai rendu tout l'équipement qui m'avait été remis, avec le document signé et tamponné, y compris les chaussettes trouées et les caleçons longs bien usés. J'avais modifié mon billet de retour pour saluer au passage les personnes du labo de Melbourne qui allait bientôt m'accueillir. Je suis arrivé à Grenoble début février 1982, accueilli par Françoise et notre fils Pierre qui avait alors dix-sept mois. J'avais peur qu'il ne me reconnaisse pas, mais j'ai tout de suite été rassuré, tant il était heureux de me voir.
Je suis parti seul pour Melbourne début avril, quelques semaines avant Françoise et Pierre. D'abord hébergé dans une structure d'accueil de l'université, j'ai été grandement aidé par l'équipe du labo pour trouver un appartement et des meubles. J'avais même acheté un vélo pour Françoise, avec un siège pour petit enfant à l'arrière. L'appartement se situait dans un petit immeuble à un étage, dans le quartier de Clifton Hill, tout près d'un grand parc. À l'Université de Melbourne je suivais ce qu'on appelle un post-doc, au sein de l'Antarctic Division du Department of Meteorology. Je n'avais pas de programme précis et pour compléter la bourse d'étude je donnais un coup de main sur quelques expériences. Chose curieuse, dans les lieux d'aisance de l'université les étudiants ne dessinaient pas de bites ou d'autres images suggestives, comme ça se fait naturellement chez nous. Ils écrivaient plutôt des pensées ou des réflexions. Je me souviens d'un de ces textes : « Procrastinateurs, unissez-vous. Aujourd'hui… ou alors demain… ou même le jour suivant… ». Nous étions fréquemment invités à des soirées chez des personnes du labo, ou encore chez d'autres étudiants. Nous aimions bien le quartier italien de Lygon Street, à North Carlton, pas loin de l'université.
Le samedi matin nous allions souvent avec nos vélos au Victoria Market pour faire le plein de victuailles. Le jardin botanique et les berges de la Yarra étaient aussi des promenades régulières. Après quelques semaines nous avons acheté une voiture, une vieille Holden FB de 1963. Je n'avais pas encore de permis de conduire et Françoise a eu la charge de nous promener. L'hiver austral est vite arrivé, mais à Melbourne il n'est pas très rude. Néanmoins Françoise et le petit Pierre ont eu deux hivers de suite, sans passer par la case été. Pour moi c'était différent, j'avais passé l'été austral en Antarctique, je sortais donc de deux étés consécutifs, mais mon rythme des saisons était quand même perturbé. On devrait pouvoir faire comme ces oiseaux, les sternes arctiques, qui migrent rapidement entre le Grand Nord et le Grand Sud et vivent un été presque permanent, avec le soleil qui se couche à peine quelques heures.
Quand les beaux jours sont arrivés nous avons profité de la baignade sur les plages de la Baie de Port Philip et poussé un peu nos explorations en voiture, jamais très loin. Quand nous étions dans cette vieille voiture sur une petite route du bush australien, avec l'autoradio accordé sur une station de musique country, on se serait cru dans un road movie. Le petit Pierre aimait bien aller au zoo, et c'est peut-être là qu'est née sa vocation, même si l'émeu essayait de lui piquer son biberon. Nous avons fêté ses deux ans à Clifton Hill en septembre.
Mon laboratoire d'accueil avait régulièrement des activités en Antarctique, et une opportunité de participer à une autre campagne d'été se présentait pour moi. Cette fois il s'agissait d'une série de mesures sur le Law Dome, pas loin de la base australienne de Casey, sur la côte antarctique. La mission était organisée par le labo, avec le support logistique de l'ANARE, Australian National Antarctic Research Expeditions. Je conservais ma bourse d'études et le labo me versait un petit extra.
Puisque Françoise allait se retrouver seule avec notre petit enfant pendant deux mois, c'était l'occasion de faire venir sa maman en Australie. La grand-mère Yvonne s'est très bien débrouillée pour le voyage et nous sommes allés la chercher à l'aéroport peu de temps avant mon départ pour l'Antarctique. Elle est restée plusieurs semaines et elle a été enchantée de son séjour.
Moi je me suis envolé pour Hobart en Tasmanie, siège de l'Antarctic Division, trois ou quatre jours avant le départ du Nanok S, un navire danois affrété par l'ANARE. On nous a donné quelques cours de sauvetage, par exemple comment sortir un blessé d'une crevasse avec des cordes et des poulies. J'ai aussi profité du temps libre pour visiter un peu la Tasmanie, en auto-stop. J'ai ainsi rencontré quelqu'un qui m'a assuré avoir le meilleur job sur terre : un naturaliste qui venait d'obtenir un poste d'assistant de terrain pour un célèbre zoologiste et cinéaste animalier. Ensuite nous avons embarqué sur le Nanok S, avec d'autres expéditionnaires et le matériel de ravitaillement de la base. J'ai été malade dès le premier soir dans les 40èmes rugissants. La mer s'est calmée plus au sud, quand nous avons atteint la glace de mer, d'abord fragmentaire, ensuite plus consistante. Le Nanok S comme les autres navires polaires a une coque renforcée pour s'attaquer sans risque à une petite couche de glace.
La station de Casey est située sur la côte, un tout petit peu au nord du Cercle Polaire Antarctique. Il y a des colonies de manchots Adélie et plusieurs espèces d'oiseaux du Grand Sud. Notre campagne de mesure devait se dérouler sur les flancs du Law Dome, à quelques dizaines de kilomètres. Nous étions trois personnes, David, Evan et moi, avec le soutien temporaire d'Adrian et de Zichu, un chercheur chinois qui venait de passer un an à Casey. Dans ces régions on se déplace surtout avec des véhicules à chenilles. Nous avions un bulldozer surnommé Wendy, et plusieurs traîneaux à la suite, pour le fuel, le logement, la cuisine, le matériel et le laboratoire. Le petit véhicule d'assistance, à chenilles lui aussi, était basé sur une mécanique de Coccinelle VW, et je crois qu'il avait été conçu vers 1940 pour l'Afrika Korps. Cette campagne d'été s'est bien déroulée, nous avons pu réaliser le programme de mesures avec en prime un voyage en hélicoptère sur les pentes du Law Dome. Ensuite, à la fin de la mission, est arrivé le moment du départ vers la Tasmanie, cette fois à bord du Nella Dan, un autre navire danois. Ce voyage de retour prévoyait une escale d'une journée à Macquarie Island, petite île au milieu des 50èmes hurlants et territoire australien. Il s'agissait essentiellement de récupérer quelques personnes qui avaient terminé leur mission sur l'île, d'en déposer quelques autres et de ramener un peu de matériel et des documents à l'Antarctic Division. Macquarie Island est une merveille pour les naturalistes, avec des éléphants de mer, des otaries, plusieurs espèces de manchots, des albatros et bien d'autres espèces d'oiseaux. Mon séjour sur cette île a été beaucoup trop court. Après quelques jours en mer nous sommes arrivés à Hobart. À l'Antarctic Division quelqu'un m'a dit qu'il avait le meilleur job sur terre : le photographe officiel des missions antarctiques australiennes.
J'ai retrouvé la famille à Melbourne début février. Cette année-là, 1983, la fin de l'été austral a été très chaude dans la région et il y a eu de nombreux feux de brousse qui on fait beaucoup de victimes. Cet événement tragique est resté dans la mémoire des Australiens sous le nom de Ash Wednesday Bushfires. Il y a aussi eu un nuage de poussière sur Melbourne et c'était très impressionnant. Il nous restait quelques semaines avant le retour en Europe et nous en avons profité pour aller tous les trois, Françoise au volant, le long de la Great Ocean Road, sur la côte à l'ouest de Melbourne. Nous avons vu les rochers appelés les Douze Apôtres et aperçu quelques petits manchots bleus. Au retour le moteur de la Holden s'est mis à avoir des ratés. Ne sachant que faire je me suis mis à la recherche d'un endroit pour téléphoner à un dépanneur. Heureusement un sympathique Australien voyant la voiture arrêtée au bord de la route a vite identifié la panne, une grosse poussière dans le carburateur, et a rapidement tout remis en état de marche avec nos remerciements. À la fin du mois de mars nous avons dit au-revoir à l'Australie.

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