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Chapitre
3 : Vacances en famille
Mes parents ont eu leur belle voiture neuve, la Simca
P60, et quelques mois plus tard ma petite sœur est arrivée. Nous étions
donc la famille idéale de ces glorieuses années, pas nombreuse comme
celle des générations précédentes, avec accès aux loisirs et à la
prétendue liberté. En compensation d'horaires plutôt chargés et de
week-ends d'astreinte pour son travail, mon père disposait d'un peu
plus de congés que le minimum légal. Il faut peut-être préciser qu'il
n'y avait pas de téléphones portables, et que l'astreinte signifiait
rester à la maison, joignable sur le téléphone fixe. Le premier voyage
dont je me souviens un peu, c'était au Carnaval de Nice et je devais
avoir tout juste six ans. Il y avait bien sûr les confettis, le défilé
des chars et les « grosses têtes », mais surtout nous avions
mangé des petits personnages en pâte d'amandes, et ça c'était le plus
merveilleux.
C'était la mode des pneus de voiture avec les flancs blancs. Si des
pneus de ce type existaient dans le commerce, et même comme équipement
d'origine sur les voitures de luxe, on trouvait aussi des peintures
blanches qui tenaient bien sur le caoutchouc et qu'on pouvait utiliser
à moindres frais. Nous avions ainsi peint en blanc les flancs des pneus
de la voiture, comme des frimeurs ou des cacous dirions-nous
maintenant. Ça faisait peut-être de l'effet, comme les pompes noires et
blanches affectionnées par les adeptes de la sape et qu'on associe
généralement aux maquereaux.
Avec cette voiture nous emmenions aussi parfois les grands-parents pour
une virée du dimanche et un bon restaurant. Comme mon père était fils
unique il y avait forcément un biais en faveur des grands-parents
paternels. Au restaurant ma grand-mère Augustine donnait toujours un
pourboire généreux. Elle savait combien les métiers de la restauration
sont difficiles.
Ces grand parents paternels, Augustine et Barthélemy, avaient encore
tous les deux de la famille éloignée, des petits-cousins je crois,
respectivement dans la province de Bergamo et celle de Belluno dans le
nord de l'Italie. Nous sommes allés quelquefois leur rendre visite,
quatre adultes et deux enfants dans la voiture, avec des valises sur la
galerie de toit. Une fois, dans le village d'origine de mon grand-père,
nous avions passé quelques jours chez des amis qui étaient d'anciens
émigrés retournés au pays natal. Il y avait aussi une petite fille de
mon âge, qui lorgnait sur mon ours en peluche. Au moment de repartir
chez nous, mon ours avait disparu, et pour moi c'était le drame absolu,
impossible de partir. Après avoir retourné toute la maison, l'ours a
été retrouvé caché sous l'oreiller de la petite fille. Tout le monde
était soulagé, sauf bien sûr la petite fille. Mes parents lui ont fait
parvenir une poupée quand nous sommes revenus en France.
Voilà un autre événement, cette fois dans le village où ma grand-mère
avait ses petits-cousins. Il y avait une chienne qui avait une portée
de chiots. Nous nous étions approchés pour les voir de près. La
chienne, mue par son instinct maternel de protection, s'est jetée sur
nous, et précisément sur ma petite sœur. Je crois que mon père a
attrapé ma sœur pour la tirer en arrière, mais la griffe de la chienne
a quand même entaillé sa paupière inférieure, juste sous l'œil. Les
cousins n'avaient pas autre chose que du vinaigre à proposer comme
désinfectant, bien que je serais surpris s'ils n'avaient pas eu un peu
d'eau-de-vie dans un placard. Il faut peut-être rappeler que l'Italie
était encore très pauvre dans les années 60, pauvre et traditionaliste.
Les femmes italiennes mettaient un foulard sur la tête pour entrer à
l'église et ne sortaient pas sans porter des bas, même en plein été. Et
bien sûr elles montaient en Amazone à l'arrière de la Vespa.
Toujours au sujet de ces voyages en Italie, encore une anecdote. Nous
passions la frontière au Montgenèvre, au-dessus de Briançon. Il fallait
une carte d’identité pour les adultes et le Livret de Famille pour les
enfants. Une fois ma mère avait oublié sa carte et on ne l’a pas
autorisée à passer. Retourner à La Mure nous aurait fait perdre un jour
entier. Sur les conseils du policier français nous sommes allés à la
Préfecture à Briançon. L’employée de la Préfecture a dit qu’elle ne
pouvait pas faire de carte d’identité, mais que comme nous avions le
Livret de Famille elle pouvait faire un passeport pendant sa pause
casse-croûte, qu’il y avait un photographe pas loin, et c’est ainsi que
le document pour passer la frontière a été obtenu en une heure
seulement. Au total peut-être trois heures de perdues, et on se rend
compte du progrès accompli en soixante ans, puisqu’il faut de nos jours
plusieurs mois pour avoir un passeport, sauf complication.
On allait parfois voir les courses cyclistes, surtout le Tour de
France, par exemple au Col du Galibier. Il y avait déjà du monde et une
certaine ferveur, mais sans commune mesure avec la fureur fanatique
qu'on voit maintenant. Nous avions aussi vu le Championnat de France
sur route en 1968, en Ardèche, avec Lucien Aimar comme vainqueur.
Pendant les congés scolaires d'été je passais un peu de temps chez mes
grands-parents, une dizaine de jours aux Côtes et autant à la Motte
d'Aveillans. Aux Côtes c'était encore la campagne ancienne. Il n'y
avait pas le confort moderne. Comme à peu près partout en Matheysine le
poêle à charbon restait allumé en permanence, au ralenti la nuit ;
il permettait de faire la cuisine et fournissait l'eau chaude pour se
laver. Les anciens mineurs recevaient gratuitement une quantité de
charbon, je ne sais pas combien. Les commodités étaient à l'extérieur,
en dessous du poulailler. Je n'ai pas le souvenir d'avoir dû m'y rendre
pendant la nuit. Il n'y avait plus de chèvres, mais toujours des poules
et des lapins et aussi quelques « couris », c'est à dire des
cochons d'Inde. Je ne sais pas si j'ai eu l'occasion d'en manger aux
Côtes (j'en ai mangé plus tard au Pérou). Une ou deux fois ils avaient
aussi eu des canards de barbarie, élevés près d'une fontaine-lavoir où
ils pouvaient se baigner. Dans un grand chaudron on préparait une pâtée
pour les nourrir, avec des pommes de terre, du son de blé, des herbes
et je ne sais plus quels ingrédients. Les canetons semblaient se
régaler. Aujourd'hui quand je vois un plat bien bourratif, épais et
compact, je pense à cette pâtée pour les canards. Aux Côtes le terrain
est instable. Beaucoup de maisons avaient reçu des renforts en acier
pour éviter la rupture des murs. Il y avait un câble qui maintenait les
deux pignons de la grange et on nous interdisait d'accéder à ce
bâtiment, par crainte d'un effondrement. Un pied de vigne formait une
sorte de treille au-dessus de la porte et donnait quelques grappes de
raisin. En ce temps-là on se rendait souvent visite entre voisins, on
restait parfois pour la veillée. Je ne comprenais pas grand chose au
patois, mais je me sentais bien en les écoutant parler. La promenade
traditionnelle, c'était en direction du Serre de la Roche, là où la
route départementale 116, dite Corniche du Drac, surplombe le lac de
Monteynard. La circulation automobile était alors très réduite, et les
soirs d'été on y voyait beaucoup de vers luisants. On achetait peu de
chose, en dehors du strict nécessaire, et on n'avait pas grand chose à
jeter. Chez Didier et Marguerite il y avait un grand carton rempli de
bobines de fil usagées. Il s'agissait de petites bobines en bois qui
avaient retenu le fil utilisé par les ouvrières gantières, celles qui
cousaient à domicile. Avec ces briques élémentaires je construisait des
châteaux-forts que je détruisais ensuite à la catapulte. À La
Motte-Saint-Martin a été construite la première piscine de la
Matheysine. C'est en effet un endroit bien exposé, à une altitude bien
plus basse que La Mure, et surtout un site beaucoup moins venté. Depuis
Les Côtes je pouvais y aller par un petit chemin qui a pratiquement
disparu aujourd'hui. J'y retrouvais des copains locaux, d'autres venus
de La Motte d'Aveillans ou de La Mure, et nous passions l'après-midi à
jouer dans l'eau comme le font tous les gamins. Mes cousins venaient
aussi quelques jours chez les grands-parents des Côtes, mais je ne me
souviens pas que nous sommes restés ensemble. Peut-être avait-on
considéré que trois jeunes garçons occasionneraient trop de turbulences.
La Motte d'Aveillans est une petite ville, donc très différente du
hameau que sont les Côtes. Il y avait à La Motte plusieurs épiceries,
des boulangeries, des boucheries, des magasins de chaussures qui ont
tous disparu depuis. Augustine et Barthélemy vivaient dans un confort
relatif. Comme aux Côtes on rendait visite aux amis et on se promenait.
Il y avait toujours des boulistes sur la Place de la Mairie, Ils
pratiquaient le jeu à la Lyonnaise et il y avait parfois des concours
importants. J'avais quelques copains mottois. Quand c'était la Vogue,
la fête du village, nous donnions un coup de main aux forains pour
monter leurs manèges, en échange de quelques tickets gratuits. Je
jouais aussi avec ma copine Claudette qui habitait juste en face. Ma
grand-mère Augustine avait une obsession pour les apparences
vestimentaires et ma mère faisait très attention pour m'équiper sans
rapiéçage et surtout sans la moindre touche d'originalité. La
conception vestimentaire de cette grand-mère nous a mis en conflit
quand je suis devenu adolescent. À part ça elle était très généreuse.
Un jour j'ai perdu du côté du Senépy le superbe pullover qu'elle
m'avait tricoté. Quelque temps plus tard elle a vu ce pullover sur le
dos du petit berger de la montagne. Elle nous a dit, et à nous
seulement, qu'elle était très contente que ce soit lui qui l'ait
trouvé, et c'était certainement vrai.
D'ailleurs mes deux grand-mères m'ont tricoté un nombre impressionnant
de paires de chaussettes, mais aussi des bonnets et des pullovers. On
craignait le froid en ce temps-là. Françoise a pris le relais à
l'intention de nos petits-enfants, qui eux-mêmes ont appris les bases
du tricot.
Comme employé de l'EDF mon père pouvait séjourner avec sa famille dans
des camps de vacances, largement subventionnés par EDF et GDF. Il
s'agissait de grandes tentes avec de vrais lits et un coin cuisine.
Nous somme allés plusieurs fois dans ces camps, où la diversité
culturelle était peut-être faible, mais pour nous les enfants c'était
l'occasion de changer nos habitudes et de se faire des copains. C'était
des séjours de trois semaines, comportant invariablement quelques
journées de fête du camp avec des jeux, des sketches et le concours de
pétanque. Je me souviens de quelques-uns de ces camps de toile :
Sanary, Cavalaire, Sausset-les-Pins sur la côte méditerranéenne,
Meschers et La Teste sur l'Atlantique, et aussi Porticcio en Corse.
Nous autres les enfants étions la plupart du temps pieds nus, ce qui
nous procurait une belle épaisseur de corne sous les pieds dont nous
étions très fiers. Ces départs en vacances avec la voiture donnaient
lieu à des rituels. Par exemple après Corps, en direction des
Hautes-Alpes, juste avant la borne qui indique que nous allons quitter
l'Isère, on se disait « Respire un bon coup ». Quand un
conducteur un peu lent ralentissait le trafic il était invectivé par
« Achète un âne ! » ou quelque chose de similaire. Dans
le Champsaur il y avait des gamins qui vendaient des edelweiss au bord
de la route. Pour leur donner quelques pièces nous avons souvent acheté
des fleurs séchées. Les enfants demandaient aussi une cigarette
« pour leur papa » et alors que personne ne fumait chez nous
mon père avait acheté un paquet de cigarettes pour en offrir. On peut
encore voir de nos jours l’inscription « Edelweiss » sur le
linteau de la porte d’une de ces fermes du Champsaur.
J'avais pleinement conscience d'avoir ce privilège de partir loin
pendant les congés scolaires. Si aujourd'hui encore il y a des enfants
qui n'ont pas cette chance, c'était la règle au début des années 60
pour beaucoup de mes copains d'école. Quelques-uns pouvaient partir en
colonie de vacances, et quelques enfants d'immigrés partaient quelques
jours au pays d'origine avec leurs parents.
La voiture était toujours très chargée quand nous partions ainsi en
vacances. Il faut dire que mes parents ne savaient pas voyager léger et
ils s'encombraient de beaucoup de choses, notamment au niveau des
vêtements et accessoires. Il n'excluaient pas des intempéries extrêmes,
et c'est tout juste s'ils n'emmenaient pas les raquettes à neige quand
nous allions l'été à la mer. Je crois bien qu'ils emmenaient nos bottes
en caoutchouc.
Plus tard mes parents ont suivi des amis Murois qui allaient
régulièrement séjourner l'été en Italie, un peu au nord de Rimini sur
la Mer Adriatique. Je les ai suivis pendant quelques années, et j'ai
ainsi eu l'occasion de pratiquer la langue italienne que j'avais
apprise pendant quatre ans. Déjà à La Mure on trouvait Topolino chez
Rousset le marchand de journaux et j'achetais occasionnellement cette
version italienne de Mickey et Donald, comme mes parents m'avaient
acheté Pif le Chien quand j'apprenais à lire le Français. J'avais ainsi
acquis un bon vocabulaire, ce qui était pratique pour se faire des amis
italiens. Les hôteliers et restaurateurs, eux, parlaient tous plus ou
moins bien le Français et l'Allemand. Les cités balnéaires italiennes
sont des usines à touristes, avec des parasols bien alignés sur des
plages privatisées. Les premières années j'ai plutôt aimé ces vacances,
mais j'ai vite eu besoin de loisirs différents.