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Prologue
1 : Déménagements
2 : Origines  ⇦
3 : Vacances en famille
4 : La vie d'étudiant
5 : Premiers grands voyages
6 : La vie professionnelle
7 : Voyages personnels
8 : On fait les comptes
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Chapitre 2 : Origines
Je ne suis pas issu d'une famille où chacun connaît tous ses ancêtres depuis le Moyen-Âge, avec leurs distinctions et leur faits d'armes, souvent arrangés par les biographes. Il n'y a pas de galerie de portraits dans le long vestibule du manoir familial. Pourtant plusieurs personnes du côté maternel et du côté paternel ont rassemblé quelques informations, et on pourrait sans doute dessiner un arbre généalogique partiel, un arbre qui aurait été frappé par la foudre et les tempêtes, auquel il manquerait pas mal de branches et de racines.
Je profite de ce chapitre pour rappeler qu'il n'y a aucune raison d'être fier ou honteux de ses aïeux. On n’est pas responsable de ce qu’ils ont pu faire, bien ou mal. On pourrait même contester la possibilité d'être fier (ou honteux) de sa progéniture.
Le plus extraordinaire dans mon arbre généalogique complet, depuis les premières cellules autonomes il y a des milliards d'années, en passant par les tout premiers mammifères et tous les stades de l'évolution de notre lignée, c'est que tous, absolument tous, féminins et masculins, ont réussi à survivre jusqu'à ce qu'ils puissent se reproduire. C'est une accumulation de chance extraordinaire. Imaginons qu'on prenne quelques millions d'individus nouveaux-nés de n'importe quelle espèce, libellule, morue ou chimpanzé, la probabilité que pas un seul ne périsse en bas âge, de faim, de maladie ou de prédation, est véritablement infime. Mais c'est d’ailleurs exactement la même chose et tout autant extraordinaire pour votre propre arbre généalogique. Il s'agit d'un effet intéressant de la science des probabilités. Je parlerai un peu de statistiques dans le dernier chapitre.
Mon grand-père maternel, Didier, n'était pas originaire de notre région. C'était un petit banlieusard qui avait été placé dans une ferme vers l'âge de dix ans, comme ça se faisait au début du 20ème siècle. Pour un enfant qui ne venait pas de la campagne les fermes avaient des aspects terrifiants et les familles d'accueil pouvaient se montrer dures. Il racontait que souvent il avait faim et que parfois il se levait la nuit pour aller manger la soupe du chien. Il avait perdu tout lien avec sa famille de la région parisienne. Plus tard il a travaillé à la mine de charbon. C'était de longues journées de labeur, et à côté de ça il fallait travailler le lopin de terre pour se nourrir. Avec ma grand-mère ils élevaient aussi quelques chèvres, des poules et des lapins. Pour un petit complément de revenus il avait même fait le cantonnier pour la commune. Il souffrait de silicose et il ne s'est pas fait bien vieux, mais je me souviens très bien de lui. Il était très aimé par tous ceux qui l'ont connu, et tout particulièrement par ses deux filles. Il avait pu s'acheter un cyclomoteur, une Mobylette, qui lui permettait de tirer un petit tombereau et transporter tout ce qui était utile pour cultiver son bout de terrain en pente ou pour ramener le foin pour les lapins. Je me souviens aussi qu'il cassait des noix avec soin pour obtenir des cerneaux parfaits que le pâtissier de La Mure lui achetait pour décorer ses confiseries. Mes cousins et moi n'étions pas autorisés à casser ces noix, parce que nous aurions provoqué trop de pertes.
Ma grand-mère Marguerite, épouse de Didier, était de la région, d'une famille établie depuis quelque temps. C'était une famille nombreuse. Elle avait des frères et sœurs, qui ont donné des cousins et des petits-cousins. Des cousinades, réunions des descendants des parents de Marguerite, sont même organisées, et je m'y suis rendu avec plaisir chaque fois que j'ai pu. Je dois reconnaître que je ne sais pas toujours les noms et les liens de parenté de tous ces cousins. Dans nos campagnes les épouses au foyer accomplissaient elles aussi un travail énorme. Les tâches domestiques n'étaient pas mécanisées et il fallait encore s'occuper des animaux d'élevage. Comme beaucoup de femmes dans la région elle a cousu des gants pour les gantiers de Grenoble, raccommodé des sacs de charbon et sans doute eu d'autres activités difficiles et peu rémunératrices. Elle savait tricoter des gants en laine, avec les cinq doigts et un superbe motif géométrique bicolore sur les deux faces. Je crois que ces gants tricotés ont même été commercialisés par une maison grenobloise de vêtements de sport. Elle préparait à merveille les brouquetons et les pognes de sucre, simplement garnies d'un peu de lait et de sucre qui caramélisait pendant la cuisson dans le four à charbon. Avec son mari Didier et la plupart des gens des Côtes ils parlaient le patois local, qui est une forme de franco-provençal. J'ai aussi un peu connu la Mémé Marie, la mère de Marguerite, qui a fini sa vie chez eux. J'en ai très peu de souvenirs.
Du côté paternel il y a des ancêtres venus d'Italie du Nord. Mon arrière-grand-père, celui dont je porte le nom de famille, est venu en France avant 1900, depuis ses montagnes de la Province de Belluno en Vénétie. Je ne sais pas comment il s'est retrouvé à La Motte d'Aveillans, après un passage sur la Côte d'Azur. La mine de charbon avait besoin de travailleurs courageux, et les patrons lui ont demandé de faire venir des compatriotes. Sa région d'origine avait déjà une tradition d'émigration vers la France, l'Argentine, les États-Unis ou l'Australie. Dans sa commune natale il y a même un monument appelé la Madone de l'Émigrant. Puis a surgi une période de xénophobie envers les Italiens, et il a pris la décision de renvoyer au pays son épouse Anna, avec son premier enfant et celui qu'elle attendait, qui allait devenir mon grand-père Barthélemy. Ce n'est qu'après la fin de la Grande Guerre que mon grand-père est venu rejoindre son père en France, où il a été naturalisé. La famille, forte de trois garçons, a développé un commerce de bière et limonade. À La Motte d'Aveillans ils fabriquaient la limonade, mettaient la bière en bouteille, et assuraient la livraison jusqu'à Grenoble. Il existe encore quelques bouteilles de limonade en verre avec le nom moulé en relief. La famille tenait un café, aussi. Mon grand-père Barthélemy est devenu menuisier-charpentier, employé à la mine de charbon. Arrivé à la retraite il s'est fait vitrier, à pied puis en voiture, et je l'ai parfois accompagné pour aller remplacer des carreaux cassés. Il s'occupait aussi de quelques poules et de quelques lapins, et il cultivait un grand jardin.
Ma grand-mère paternelle, Augustine, est née en France, de parents originaires de la région de Bergamo en Italie du Nord et qui, comme beaucoup d'Italiens de cette région, ont été charbonniers. Elle avait beaucoup de frères et sœurs, qui se sont retrouvés orphelins encore jeunes. Elle a travaillé très tôt comme domestique, puis après son mariage avec Barthélemy elle a tenu le café familial. C'était une excellente cuisinière, dans le genre cuisine des familles, bien nourrissante, préparée sur le fourneau bien astiqué avec la pâte à faire briller. Mon père était leur fils unique. L'arrière-grand-mère Anna, devenue veuve, était hébergée et endurée en alternance par ses deux belles-filles, c'est à dire par Augustine et par l'épouse du frère aîné de Barthélemy. Il arrivait que ma grand-mère Augustine ait quelques difficultés à la supporter, et alors elle appelait Anna « le phénomène ambulant ». Je me souviens un peu de cette arrière-grand-mère.
J'en arrive à mes parents, Colette et Robert. Ils ont connu la Deuxième Guerre Mondiale, et ensuite une vie peut-être plus facile que celle de leurs parents, au moins sur le plan matériel. Depuis les Côtes ma mère allait à l'école à la Motte Saint Martin, et plus tard à la Motte d'Aveillans, pas loin de six kilomètres, souvent à pied ou parfois avec le car de ramassage des mineurs. Jeune adulte elle a travaillé à la Poste, c'est à dire aux P T T comme on appelait alors ce service, en assurant des remplacements de personnels un peu partout dans la région : dix-sept postes en quelques années, raconte-t-elle. Par la suite elle a été une ménagère modèle et nous a nourris d'une profusion de plats préparés avec amour. Mon père avait suivi des études de technicien généraliste à l'École Nationale Professionnelle à Voiron. Il a joué comme gardien de but dans l'équipe de football de l'U S 2 Mottes, et plus tard quand nous habitions à La Mure il s'est un peu occupé des équipes de ce petit club amateur. La plus grande partie de sa carrière professionnelle s'est déroulée dans les usines hydroélectriques. J'ai retrouvé récemment un livre de F. Sicheri traitant des usines historiques dans la vallée de la Romanche. Mon père avait mis des annotations au crayon dans la marge, de sa belle écriture de dessinateur industriel. Partout dans le monde, quand je passe près d'un barrage ou d'une centrale hydroélectrique, j'ai une pensée pour lui.
Puis il y a ma génération, peut-être la plus chanceuse, avec ma sœur et moi. Nous étions plus proches de la nature que ceux qui croient la défendre de nos jours. Le tourisme de masse n'était pas généralisé. On n'avait pas encore la hantise du chômage, la libération des mœurs était bien avancée, au moins pour les hétérosexuels, et il n'y avait pas encore le Sida. Il n'y avait pas de réseaux asociaux. On était cinquante millions de Français et la Terre comptait moins de quatre milliards d'habitants.

Prologue
1 : Déménagements
2 : Origines  ⇦
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