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chapitre (encore expérimental et pas mis à jour)
Chapitre
2 : Origines
Je ne suis pas issu d'une famille où chacun connaît tous ses
ancêtres depuis le Moyen-Âge, avec leurs distinctions et leur faits
d'armes, souvent arrangés par les biographes. Il n'y a pas de galerie
de portraits dans le long vestibule du manoir familial. Pourtant
plusieurs personnes du côté maternel et du côté paternel ont rassemblé
quelques informations, et on pourrait sans doute dessiner un arbre
généalogique partiel, un arbre qui aurait été frappé par la foudre et
les tempêtes, auquel il manquerait pas mal de branches et de racines.
Je profite de ce chapitre pour rappeler qu'il n'y a aucune raison
d'être fier ou honteux de ses aïeux. On n’est pas responsable de ce
qu’ils ont pu faire, bien ou mal. On pourrait même contester la
possibilité d'être fier (ou honteux) de sa progéniture.
Le plus extraordinaire dans mon arbre généalogique complet, depuis les
premières cellules autonomes il y a des milliards d'années, en passant
par les tout premiers mammifères et tous les stades de l'évolution de
notre lignée, c'est que tous, absolument tous, féminins et masculins,
ont réussi à survivre jusqu'à ce qu'ils puissent se reproduire. C'est
une accumulation de chance extraordinaire. Imaginons qu'on prenne
quelques millions d'individus nouveaux-nés de n'importe quelle espèce,
libellule, morue ou chimpanzé, la probabilité que pas un seul ne
périsse en bas âge, de faim, de maladie ou de prédation, est
véritablement infime. Mais c'est d’ailleurs exactement la même chose et
tout autant extraordinaire pour votre propre arbre généalogique. Il
s'agit d'un effet intéressant de la science des probabilités. Je
parlerai un peu de statistiques dans le dernier chapitre.
Mon grand-père maternel, Didier, n'était pas originaire de notre
région. C'était un petit banlieusard qui avait été placé dans une ferme
vers l'âge de dix ans, comme ça se faisait au début du 20ème siècle.
Pour un enfant qui ne venait pas de la campagne les fermes avaient des
aspects terrifiants et les familles d'accueil pouvaient se montrer
dures. Il racontait que souvent il avait faim et que parfois il se
levait la nuit pour aller manger la soupe du chien. Il avait perdu tout
lien avec sa famille de la région parisienne. Plus tard il a travaillé
à la mine de charbon. C'était de longues journées de labeur, et à côté
de ça il fallait travailler le lopin de terre pour se nourrir. Avec ma
grand-mère ils élevaient aussi quelques chèvres, des poules et des
lapins. Pour un petit complément de revenus il avait même fait le
cantonnier pour la commune. Il souffrait de silicose et il ne s'est pas
fait bien vieux, mais je me souviens très bien de lui. Il était très
aimé par tous ceux qui l'ont connu, et tout particulièrement par ses
deux filles. Il avait pu s'acheter un cyclomoteur, une Mobylette, qui
lui permettait de tirer un petit tombereau et transporter tout ce qui
était utile pour cultiver son bout de terrain en pente ou pour ramener
le foin pour les lapins. Je me souviens aussi qu'il cassait des noix
avec soin pour obtenir des cerneaux parfaits que le pâtissier de La
Mure lui achetait pour décorer ses confiseries. Mes cousins et moi
n'étions pas autorisés à casser ces noix, parce que nous aurions
provoqué trop de pertes.
Ma grand-mère Marguerite, épouse de Didier, était de la région, d'une
famille établie depuis quelque temps. C'était une famille nombreuse.
Elle avait des frères et sœurs, qui ont donné des cousins et des
petits-cousins. Des cousinades, réunions des descendants des parents de
Marguerite, sont même organisées, et je m'y suis rendu avec plaisir
chaque fois que j'ai pu. Je dois reconnaître que je ne sais pas
toujours les noms et les liens de parenté de tous ces cousins. Dans nos
campagnes les épouses au foyer accomplissaient elles aussi un travail
énorme. Les tâches domestiques n'étaient pas mécanisées et il fallait
encore s'occuper des animaux d'élevage. Comme beaucoup de femmes dans
la région elle a cousu des gants pour les gantiers de Grenoble,
raccommodé des sacs de charbon et sans doute eu d'autres activités
difficiles et peu rémunératrices. Elle savait tricoter des gants en
laine, avec les cinq doigts et un superbe motif géométrique bicolore
sur les deux faces. Je crois que ces gants tricotés ont même été
commercialisés par une maison grenobloise de vêtements de sport. Elle
préparait à merveille les brouquetons et les pognes de sucre,
simplement garnies d'un peu de lait et de sucre qui caramélisait
pendant la cuisson dans le four à charbon. Avec son mari Didier et la
plupart des gens des Côtes ils parlaient le patois local, qui est une
forme de franco-provençal. J'ai aussi un peu connu la Mémé Marie, la
mère de Marguerite, qui a fini sa vie chez eux. J'en ai très peu de
souvenirs.
Du côté paternel il y a des ancêtres venus d'Italie du Nord. Mon
arrière-grand-père, celui dont je porte le nom de famille, est venu en
France avant 1900, depuis ses montagnes de la Province de Belluno en
Vénétie. Je ne sais pas comment il s'est retrouvé à La Motte
d'Aveillans, après un passage sur la Côte d'Azur. La mine de charbon
avait besoin de travailleurs courageux, et les patrons lui ont demandé
de faire venir des compatriotes. Sa région d'origine avait déjà une
tradition d'émigration vers la France, l'Argentine, les États-Unis ou
l'Australie. Dans sa commune natale il y a même un monument appelé la
Madone de l'Émigrant. Puis a surgi une période de xénophobie envers les
Italiens, et il a pris la décision de renvoyer au pays son épouse Anna,
avec son premier enfant et celui qu'elle attendait, qui allait devenir
mon grand-père Barthélemy. Ce n'est qu'après la fin de la Grande Guerre
que mon grand-père est venu rejoindre son père en France, où il a été
naturalisé. La famille, forte de trois garçons, a développé un commerce
de bière et limonade. À La Motte d'Aveillans ils fabriquaient la
limonade, mettaient la bière en bouteille, et assuraient la livraison
jusqu'à Grenoble. Il existe encore quelques bouteilles de limonade en
verre avec le nom moulé en relief. La famille tenait un café, aussi.
Mon grand-père Barthélemy est devenu menuisier-charpentier, employé à
la mine de charbon. Arrivé à la retraite il s'est fait vitrier, à pied
puis en voiture, et je l'ai parfois accompagné pour aller remplacer des
carreaux cassés. Il s'occupait aussi de quelques poules et de quelques
lapins, et il cultivait un grand jardin.
Ma grand-mère paternelle, Augustine, est née en France, de parents
originaires de la région de Bergamo en Italie du Nord et qui, comme
beaucoup d'Italiens de cette région, ont été charbonniers. Elle avait
beaucoup de frères et sœurs, qui se sont retrouvés orphelins encore
jeunes. Elle a travaillé très tôt comme domestique, puis après son
mariage avec Barthélemy elle a tenu le café familial. C'était une
excellente cuisinière, dans le genre cuisine des familles, bien
nourrissante, préparée sur le fourneau bien astiqué avec la pâte à
faire briller. Mon père était leur fils unique. L'arrière-grand-mère
Anna, devenue veuve, était hébergée et endurée en alternance par ses
deux belles-filles, c'est à dire par Augustine et par l'épouse du frère
aîné de Barthélemy. Il arrivait que ma grand-mère Augustine ait
quelques difficultés à la supporter, et alors elle appelait Anna
« le phénomène ambulant ». Je me souviens un peu de cette
arrière-grand-mère.
J'en arrive à mes parents, Colette et Robert. Ils ont connu la Deuxième
Guerre Mondiale, et ensuite une vie peut-être plus facile que celle de
leurs parents, au moins sur le plan matériel. Depuis les Côtes ma mère
allait à l'école à la Motte Saint Martin, et plus tard à la Motte
d'Aveillans, pas loin de six kilomètres, souvent à pied ou parfois avec
le car de ramassage des mineurs. Jeune adulte elle a travaillé à la
Poste, c'est à dire aux P T T comme on appelait alors ce
service, en assurant des remplacements de personnels un peu partout
dans la région : dix-sept postes en quelques années,
raconte-t-elle. Par la suite elle a été une ménagère modèle et nous a
nourris d'une profusion de plats préparés avec amour. Mon père avait
suivi des études de technicien généraliste à l'École Nationale
Professionnelle à Voiron. Il a joué comme gardien de but dans l'équipe
de football de l'U S 2 Mottes, et plus tard quand nous
habitions à La Mure il s'est un peu occupé des équipes de ce petit club
amateur. La plus grande partie de sa carrière professionnelle s'est
déroulée dans les usines hydroélectriques. J'ai retrouvé récemment un
livre de F. Sicheri traitant des usines historiques dans la vallée
de la Romanche. Mon père avait mis des annotations au crayon dans la
marge, de sa belle écriture de dessinateur industriel. Partout dans le
monde, quand je passe près d'un barrage ou d'une centrale
hydroélectrique, j'ai une pensée pour lui.
Puis il y a ma génération, peut-être la plus chanceuse, avec ma sœur et
moi. Nous étions plus proches de la nature que ceux qui croient la
défendre de nos jours. Le tourisme de masse n'était pas généralisé. On
n'avait pas encore la hantise du chômage, la libération des mœurs était
bien avancée, au moins pour les hétérosexuels, et il n'y avait pas
encore le Sida. Il n'y avait pas de réseaux asociaux. On était
cinquante millions de Français et la Terre comptait moins de quatre
milliards d'habitants.