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chapitre (encore expérimental et pas mis à jour)
Chapitre
2 : Origines
Je ne suis pas issu d'une famille où chacun connaît tous ses
ancêtres depuis le Moyen-Âge, avec leurs distinctions et leur faits
d'armes, souvent arrangés par les biographes. Il n'y a pas de galerie
de portraits dans le long vestibule du manoir familial. Pourtant
plusieurs personnes du côté maternel et du côté paternel ont rassemblé
quelques informations, et on pourrait sans doute dessiner un arbre
généalogique partiel, un arbre qui aurait été frappé par la foudre et
les tempêtes, auquel il manquerait pas mal de branches et de racines.
Je profite de ce chapitre pour rappeler qu'il n'y a aucune raison
d'être fier ou honteux de ses aïeux. On n'en est pas responsable. Et
c'est même tout juste si on peut être fier (ou honteux) de sa
progéniture.
Mon grand-père maternel, Didier, n'était pas originaire de notre
région. C'était un petit banlieusard qui avait été placé dans une ferme
vers l'âge de dix ans, comme ça se faisait au début du 20ème siècle.
Pour un enfant qui ne venait pas de la campagne les fermes avaient des
aspects terrifiants et les familles d'accueil pouvaient se montrer
dures. Il racontait que parfois il se levait la nuit pour aller manger
la soupe du chien. Il avait perdu tout lien avec sa famille de la
région parisienne. Plus tard il a travaillé à la mine de charbon.
C'était de longues journées de labeur, et à côté de ça il fallait
travailler le lopin de terre pour se nourrir. Avec ma grand-mère ils
élevaient aussi quelques chèvres, des poules et des lapins. Pour un
petit complément de revenus il avait aussi fait le cantonnier pour la
commune. Il souffrait de silicose et il ne s'est pas fait bien vieux,
mais je me souviens très bien de lui. Il était très aimé par tous ceux
qui l'ont connu, et tout particulièrement par ses deux filles. Il avait
pu s'acheter un cyclomoteur, une Mobylette, qui lui permettait de tirer
un petit tombereau et transporter tous ce qui était utile pour cultiver
son bout de terrain en pente ou pour ramener le foin pour les lapins.
Je me souviens aussi qu'il cassait des noix avec soin pour obtenir des
cerneaux parfaits que le pâtissier lui achetait pour confectionner ses
gâteaux. Mes cousins et moi n'étions pas autorisés à casser ces noix,
parce que nous aurions provoqué trop de pertes.
Ma grand-mère Marguerite, épouse de Didier, était de la région, d'une
famille établie depuis quelque temps. C'était une famille nombreuse.
Elle avait des frères et sœurs, qui ont donné des cousins et des
petits-cousins. Des cousinades, réunions des descendants des parents de
Marguerite, sont même organisées, et je m'y suis rendu avec plaisir
chaque fois que j'ai pu. Je dois reconnaître que je ne sais pas
toujours les noms et les liens de parenté de tous ces cousins. Dans nos
campagnes les épouses au foyer accomplissaient elles aussi un travail
énorme. Les tâches domestiques n'étaient pas mécanisées et il fallait
encore s'occuper des animaux d'élevage. Comme beaucoup de femmes dans
la région elle a cousu des gants pour les gantiers de Grenoble,
raccommodé des sacs de charbon et sans doute eu d'autres activités
difficiles et peu rémunératrices. Elle savait tricoter des gants en
laine, avec les cinq doigts et un superbe motif géométrique sur les
deux faces. Je crois que ces gants tricotés ont même été commercialisés
par une maison grenobloise de vêtements de sport. Elle préparait à
merveille les brouquetons et les pognes de sucre, simplement garnies
d'un peu de lait et de sucre qui caramélisait pendant la cuisson au
four. Avec son mari Didier et la plupart des gens des Côtes ils
parlaient le patois local, qui est une forme de franco-provençal. J'ai
aussi un peu connu la Mémé Marie, la mère de Marguerite, qui a fini sa
vie chez eux. J'en ai très peu de souvenirs.
Du côté paternel il y a des ancêtres venus d'Italie du Nord. Mon
arrière-grand-père, celui dont je porte le nom de famille, est venu en
France avant 1900, depuis ses montagnes de la Province de Belluno en
Vénétie. Je ne sais pas comment il s'est retrouvé à La Motte
d'Aveillans. La mine de charbon avait besoin de travailleurs courageux,
et les patrons lui ont demandé de faire venir des compatriotes. Sa
région d'origine avait déjà une tradition d'émigration vers la France,
l'Argentine, les États-Unis ou l'Australie. Dans sa commune natale il y
a même un monument appelé la Madone de l'Émigrant. Puis est arrivée une
période de xénophobie envers les Italiens, et il a pris la décision de
renvoyer au pays son épouse Anna, avec son premier enfant et celui
qu'elle attendait, qui allait devenir mon grand-père Barthélemy. Ce
n'est qu'après la fin de la Grande Guerre que mon grand-père est venu
rejoindre son père en France, où il a été naturalisé. La famille, forte
de trois garçons, a développé un commerce de bière et limonade. À La
Motte d'Aveillans ils fabriquaient la limonade, mettaient la bière en
bouteille, et assuraient la livraison jusqu'à Grenoble. Il existe
encore quelques bouteilles de limonade en verre avec le nom moulé en
relief. Ils tenaient un café, aussi. Mon grand-père Barthélemy est
devenu menuisier-charpentier, employé à la mine de charbon. Arrivé à la
retraite il s'est fait vitrier, à pied puis en voiture, et je l'ai
parfois accompagné pour aller remplacer des carreaux cassés. Il
s'occupait aussi de quelques poules et de quelques lapins, et il
cultivait un grand jardin.
Ma grand-mère paternelle, Augustine, est née en France, de parents
originaires de la région de Bergamo en Italie du Nord et qui, comme
beaucoup d'Italiens de cette région, ont été charbonniers. Elle avait
beaucoup de frères et sœurs, qui se sont retrouvés orphelins encore
jeunes. Elle a travaillé très tôt comme domestique, puis après son
mariage avec Barthélemy elle a tenu le café familial. C'était une
excellente cuisinière, dans le genre cuisine des familles, bien
nourrissante, préparée sur le fourneau bien astiqué avec la pâte à
faire briller. Mon père était leur fils unique. L'arrière-grand-mère
Anna, devenue veuve, était hébergée et endurée en alternance par ses
deux belles-filles, c'est à dire par Augustine et par l'épouse du frère
aîné de Barthélemy. Il arrivait que ma grand-mère Augustine ait
quelques difficultés à la supporter, et alors elle appelait Anna
« le phénomène ambulant ». Je me souviens un peu de cette
arrière-grand-mère.
J'en arrive à mes parents, Colette et Robert. Ils ont connu la Deuxième
Guerre Mondiale, et ensuite une vie peut-être plus facile que celle de
leurs parents, au moins sur le plan matériel. Depuis les Côtes ma mère
allait à l'école à la Motte Saint Martin, et plus tard à la Motte
d'Aveillans, pas loin de six kilomètres, souvent à pied ou parfois avec
le car de ramassage des mineurs. Jeune adulte elle a travaillé à la
Poste, c'est à dire aux P T T comme on appelait alors ce
service, en assurant des remplacements de personnels un peu partout
dans la région : dix-sept postes en quelques années,
raconte-t-elle. Ensuite elle a été une ménagère modèle et nous a
nourris d'une profusion de plats préparés avec amour. Mon père avait
suivi des études de technicien généraliste à l'École Nationale
Professionnelle à Voiron. Il a joué comme gardien de but dans l'équipe
de football de l'U S 2 Mottes, et plus tard quand nous habitions à
La Mure il s'est un peu occupé des équipes de ce petit club. La plus
grande partie de sa carrière professionnelle s'est déroulée dans les
usines hydroélectriques. J'ai retrouvé récemment un livre de
F. Sicheri traitant des usines historiques dans la vallée de la
Romanche. Mon père avait mis des annotations au crayon dans la marge,
de sa belle écriture de dessinateur industriel. Partout dans le monde,
quand je passe près d'un barrage ou d'une centrale hydroélectrique,
j'ai une pensée pour lui.
Puis il y a ma génération, peut-être la plus chanceuse, avec ma sœur et
moi. Nous étions plus proches de la nature que ceux qui croient la
défendre de nos jours. Le tourisme de masse n'était pas généralisé. On
n'avait pas encore la hantise du chômage, la libération des mœurs était
bien avancée, au moins pour les hétérosexuels, et il n'y avait pas
encore le Sida. Il n'y avait pas de réseaux asociaux. On était
cinquante millions de Français et la Terre comptait moins de quatre
milliards d'habitants.